Quatre ans après Un certain M. Piekielny qui lui valut, comme ses précédents, un certain succès (près de 45.400 exemplaires vendus, selon Edistat), François-Henri Désérable sort un roman au titre verlainien : Mon Maître et mon vainqueur (Gallimard). Blogs, sites, presse, Insta : tout le petit monde s’accorde pour le couvrir de bouquets de houx vert et de bruyère en fleur. Sauf que moi, dès l’aube, à l’heure où blanchit la rentrée littéraire, j’en ai marre.
Le 28/09/2021 à 17:01 par Maxime DesGranges
3 Réactions | 440 Partages
Publié le :
28/09/2021 à 17:01
3
Commentaires
440
Partages
Quelque chose ne va pas. Ce n’est pas que le roman soit foncièrement mauvais, loin de là. J’ai même éprouvé un certain plaisir à le lire. Et le plaisir, « l’honnête amusement » que préconisait Montaigne, ne doit-il pas être, après tout, le seul guide du lecteur ? Je n’ai toujours pas tranché.
On ne peut pas enlever à Désérable une capacité réelle à construire une intrigue, au moyen d’une entrée en matière efficace (le début se passe dans une armurerie), d’un texte fluide et de transitions habiles. On lui reconnaîtra aussi, à la faveur de quelques scènes burlesques (le mariage, le vol du cœur de Voltaire), une fantaisie et une drôlerie évidentes, presque surprenantes au regard du reste de la rentrée qui alterne entre les histoires d’incestes ressassés, de parents collabos et de blessures intimes que seul le temps peut refermer (je n’ai pas d’exemple en tête pour ce dernier, mais il y en a forcément un quelque part).
On lui accordera enfin un style agréable qui, malgré quelques inévitables « souillures de la langue contemporaine » comme les appelait en son temps le critique Marcel Arland, se tient à peu près droit. Citons en exemple ce passage qui décrit les atermoiements de Tina, protagoniste dont l’amour se partage entre le fantasque Vasco, son amant, et le solide Edgar, l’homme qu’elle a pour projet d’épouser :
… il ne comprenait rien, Vasco, il ne voyait pas qu’il y avait dans l’exubérance, dans l’allégresse endiablée de Tina, dans cette façon qu’elle avait de se dévoiler sans pudeur, de se livrer sans réserve à qui croisait son chemin, amis intimes ou parfaits inconnus, dans l’illusion qu’elle leur donnait de tout leur donner, il ne voyait pas qu’il y avait là un moyen de mieux leur dérober l’essentiel : son tumulte intérieur, ses fêlures, l’insondable gouffre dans quoi s’engouffrait son immense solitude ; il ne comprenait pas qu’elle avait toujours éprouvé à l’égard du futur une inquiétude irrationnelle, démesurée, que sa vie lui avait toujours paru floue, instable, indécise, et qu’en vérité ce qu’il lui fallait c’était un type comme Edgar, qui l’apaisait, la rassurait, lui offrait de la permanence, un horizon sans quoi la vie n’était qu’un présent perpétuel, immobile, muré dans une angoisse immodérée.
Pour ne pas nous laisser aller à la « petite et facile critique des défauts » dont voulait se tenir éloigné Chateaubriand, fermons les yeux sur le gouffre dans quoi s’engouffre, ainsi que sur la disgracieuse répétition du verbe donner, deux inattentions (?) malvenues pour un livre qui cherche à mettre la poésie de Rimbaud, Baudelaire, Hugo, Apollinaire à l’honneur, mais saluons plutôt le fait qu’il reste encore quelques auteurs français dispersés ici et là pour assumer cette folie, cette incongruité, cette audace d’écrire des phrases de plus de trois mots, parsemées s’il vous plaît de quelques antiques points-virgules !
Vous avez la base : d’un côté Tina, donc, comédienne de théâtre un peu farfelue (pléonasme), admiratrice de la poésie de Verlaine et de Rimbaud, jeune mère de jumeaux (Paul et Arthur, évidemment) qu’elle a eus avec Edgar, cadre propret du Ministère des Finances, adepte des séances de gainage et des doudounes matelassées. Dit comme ça, il y a quelque chose qui cloche dans ce couple bancal. Leur rencontre, décrite à la va-vite, nous éclaire peu : alors bouquiniste sur les quais de Seine, Tina se retrouve à pleurer sans trop de raison (parce qu’elle n’en peut plus d’être elle-même) dans les bras d’un joggeur qui passe : Edgar. Il la console, la réchauffe et l’attire dans son lit le soir même. Bientôt, ils s’installent ensemble, enfants, demande en mariage. Un peu léger à mon goût, mais soit.
De l’autre Vasco, conservateur à la BnF, poète raté… et quoi d’autre ? Pas grand-chose : Vasco se définit presque exclusivement par son obsession amoureuse pour Tina. Peu de profondeur, peu d’épaisseur : on reste en surface et c’est ce qui fait qu’on a du mal à s’y attacher, voire pire : à se sentir pleinement concernés par son histoire d’amour impossible. Pourtant il y avait matière à creuser :
elle n’était pas du tout son genre ; il n’avait jamais été le sien. Ils n’avaient rien pour se plaire ; ils se plurent pourtant, s’aimèrent, souffriront de s’être aimés, se désaimèrent, souffriront de s’être désaimés, se retrouvèrent et se quittèrent pour de bon.
C’est un peu court jeune homme, comme on dit. D’accord, n’est pas Aragon qui veut, mais on aurait quand même aimé comprendre comment, par quel mécanisme secret, son « Aurélien » et sa « Bérénice » peuvent se retrouver dès leur premier rencard à faire l’amour sur la table d’une réserve de la BnF (lors d’une scène drolatique, mais déjà vue au cinéma, il me semble) entre la Bible de Gutenberg et les épreuves corrigées des Fleurs du Mal sorties par Vasco (que Tina trouve pourtant profondément ennuyeux) pour impressionner sa conquête, alors qu’ils n’ont rien à faire ensemble.
Bref, pour finir le tableau : entre les deux amants s’intercale leur meilleur ami et entremetteur, le narrateur. Ce dernier se retrouve convoqué par un juge d’instruction pour qu’il l’éclaire sur les deux pièces à conviction retrouvées sur Vasco « le jour du drame » : un cahier dans lequel sont rédigés par Vasco des poèmes et des haïkus qui retracent de manière plus ou moins cryptée le parcours amoureux du couple illégitime, et le célèbre revolver de calibre 6mm avec lequel Verlaine tira par deux fois sur Rimbaud lors de la dernière rencontre des deux poètes à Bruxelles, en juillet 1873, acquis lors d’une vente aux enchères rocambolesque.
Le problème avec ce narrateur, c’est qu’il en sait trop. Et je ne parle pas de l’intrigue : je parle de point de vue, de focalisation. Puisqu’on y est, prenons l’exemple instructif de la scène de sexe (pour les amateurs du genre : il doit y en avoir deux ou trois dans le roman) à la BnF. Il est flagrant que l’auteur se laisse emporter par son propre fantasme, ou bien tombe dans une facilité coupable (pléonasme), quand il se met à nous décrire les moindres détails de l’étreinte, qui vont de la couleur des sous-vêtements jusqu’à la saveur du sexe de l’un et de l’autre, ce qui donne un résultat factice, une scène-à-faire, une sortie de route, bref : une faute.
Car ce que le narrateur connaît de toute cette histoire, il le doit uniquement à ce que lui en racontent Vasco et Tina (et parfois aussi à sa propre imagination, auquel cas il le précise), ce qui ne lui donne en aucun cas la capacité de livrer au juge autant de détails intimes, non seulement sur ce genre de scènes, mais en règle générale. On pardonne facilement la tonalité légère d’un interrogatoire censément sous tension ; le style se veut souriant. Mais impossible de passer sous silence des faiblesses dans la construction de personnages.
Nous trouvons d’ailleurs un indice de culpabilité dans le texte lui-même :
Pour lui raconter cette histoire — la raconter au juge, c’était la raconter au greffier —, je convoquais mes souvenirs, or mes souvenirs étaient passés au prisme déformant de la mémoire, et […] ça n’était jamais qu’au passé recomposé qu’il la mettait par écrit, cette histoire.
(Au passage on la notera, cette manie, de le mettre systématiquement en postposition, le sujet).
De deux choses l’une : soit le narrateur doit se fier à une mémoire fragmentée, qui comporte donc forcément des zones d’ombres et des lacunes, soit il est omniscient et se trouve capable, pourquoi pas, de dire que Tina portait ce jour-là un tanga bleu marine. Surtout que plus loin, alors qu’il détaille une nouvelle rencontre des deux amants : et à partir de là, je ne sais pas grand-chose. Soit tu sais tout, soit tu ne sais pas, mais il faut être cohérent.
Ce n’est pas un cas isolé : le problème se pose tout au long du roman. Par là, l’auteur commet l’impardonnable péché, comme le dirait John Gardner, de nous sortir du « rêve fictionnel » en faisant perdre au narrateur sa crédibilité. Et c’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup : c’est ce genre d’imprécisions, de facilités et de complaisance (en l’occurrence, les scènes de sexe n’apportent strictement rien) qui établissent en partie la distinction entre les grands écrivains et les simples auteurs à succès, talentueux certes, mais que les publicitaires de la littérature ont tendance à nous survendre avec une emphase un peu trop marquée pour être honnête.
Quand je disais que quelque chose n’allait pas, c’était peut-être ça : la crédibilité des personnages. Entre un juge qui ne sait pas ce qu’est un haïku ni un sonnet, mais qui est capable de réciter par cœur, d’un coup et les larmes aux yeux, le Pont Mirabeau d’Apollinaire, ou le coiffeur-philosophe qui parle de kaïros et expose des « théorèmes » entre deux coups de ciseaux (on le dirait sorti d’une rom-com américaine), ou cet Edgar monolythique et tourné en ridicule sans jamais que l’on n’explore sa souffrance à lui, pourtant essentielle et possiblement passionnante, ou ce narrateur qui-sait-tout-mais-qui-ne-sait-plus-trop, et enfin, et surtout !, entre ces deux amants dont on ne saisit jamais vraiment la nature de la passion qui les pousse l’un vers l’autre au mépris de tous les dangers : c’est trop.
Mon jugement semblera évidemment trop sévère aux amateurs de friandises poétiques. Peut-être qu’il l’est. On ne peut pas non plus reprocher à Max Pecas de ne pas être Stanley Kubrick. Aucune préméditation néanmoins dans l’orientation de ma critique : Mon Maître et mon vainqueur était le seul roman de la rentrée disponible sur la table de la Médiathèque. Retenons quand même, en définitive, son humour décalé, son écriture plaisante et sa capacité à nous donner envie de relire de la poésie. De la vraie, cette fois.
Paru le 19/08/2021
192 pages
Editions Gallimard
18,00 €
3 Commentaires
Gitane
29/09/2021 à 05:36
Et moi, à l’heure où l’aube ne blanchit pas encore, j’ai bien ri. Ayez-en marre plus souvent, s’il vous plaît, c’est délectable.
Subtropiko
11/10/2021 à 00:12
Oui, oui, encore, merci !
Aliette
10/12/2022 à 18:16
Moi, j'ai passé un excellent moment, sans trop cherché si c'était crédible. J'ai surtout compris que le narrateur se plaisait à imaginer des détails qu'il ne pouvait pas connaître. Faute de savoir ce qui se passe, on imagine des actes, des lieux, des objets, des dialogues. J'ai bien aimé cette mise distance où c'est l'ami qui raconte l'histoire à la place de Vasco. Et je l'ai lu deux fois...