Jusqu’au 2 octobre 2016, la Maison de Balzac propose une exposition consacrée à la réception artistique de l’œuvre balzacienne. L’exposition ouvre une réflexion sur l’influence réelle des écrits de Balzac dans le monde artistique, à son époque comme à la nôtre. Visite guidée par le directeur du musée et commissaire de l’exposition, Yves Gagneux.
La Maison de Balzac, dans le 16e arrondissement de Paris (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Lorsque le visiteur arrive devant la Maison de Balzac, la seule qui soit encore en état, il découvre un lieu isolé et en même temps soumis à la vue de tous les passants, un peu comme Balzac l’était en son temps. Car Yves Gagneux nous avertit d’emblée de la chose suivante : l’image d’un Balzac solitaire et reclus dans ses appartements est fausse. Le mythe de l’écrivain-ermite, bien répandu, ne correspond pas à la réalité.
C’est cette réalité, plus complexe, qui s’expose dès l’entrée du musée, sur un mur tapissé de commentaires à propos de Balzac et de son œuvre, toutes époques et toutes natures confondues, du XIXe siècle au XXIe siècle, dans l’éloge ou la critique, pour le meilleur comme pour le pire. Pour approcher au plus près l’auteur, il faut scruter ses rapports à autrui. Et celui dont les œuvres nourriront les projets d’artistes des XXe et XXIe siècles avait lui-même un appétit monstre pour les productions de ses contemporains.
Comme pour tout grand auteur, il s’agit d’abord de déconstruire un préjugé. Celui qui consiste à penser que l’auteur est un illuminé, une sorte d’élu et de génie prédisposé. Honoré de Balzac s’est inspiré de plusieurs personnalités qui l’entouraient, à commencer par le dramaturge, caricaturiste et illustrateur Henri Monnier. Pour se moquer du bourgeois français de son siècle, le caricaturiste avait créé un personnage du nom de Monsieur Prudhomme, sous les traits d’un personnage enrobé, installé et suiveur, c’est-à-dire dénué de tout esprit critique. Yves Gagneux nous explique qu’aux yeux du public de l’époque, Henri Monnier et le personnage de Monsieur Prudhomme deviennent une seule et même personne. Balzac a puisé deux choses chez Monnier : le théâtre et les gravures.
« Balzac, dont Henri Monnier sera le fidèle illustrateur, va récupérer les traits de caractère de Henri Monnier pour en faire un personnage de la Comédie Humaine. Henri Monnier avait vu la manière dont travaillaient les fonctionnaires et il en a tiré Les Moeurs administratives, une série de gravures. C’est cette série, avec le théâtre de Monnier, qui inspire Balzac pour Les Employés [1838]. » La série de Monnier décrit heure par heure l’emploi du temps des bourgeois au travail, qu’ils désertent à l’heure du déjeuner ou qu’ils lisent les journaux à dix heures : « Dix heures : Lecture des Journaux, Déjeuner, taille des plumes ».
Henri Monnier, Autoportrait (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Un autre contemporain de Balzac a éclairci ses idées, Théophile Gautier : « Gautier voulait être peintre. Il s’est enfermé pendant un an, mais ses peintures ne correspondaient pas du tout aux codes de l’époque. » Sur le tableau Jeune femme nue, présenté dans l’exposition, Yves Gagneux pointe les défauts de proportions et les incohérences de l’œuvre.
Pourtant, « le regard critique est précis ». Il est donc devenu critique d’art et journaliste. De sa rencontre avec Gautier, Balzac va enrichir ses connaissances dans le domaine de l'art. Deux versions du Chef-d’œuvre inconnu, une nouvelle dans laquelle Balzac réfléchit sur l’art, vont se suivre. Dans la première, le contenu est très général. La deuxième version, celle qui sera retenue et publiée, est directement issue des conversations entre Gautier et Balzac. « Balzac va réécrire une édition et construire une partie solide sur le rapport des sens. C’est véritablement l’apport de Théophile Gautier. »
Théophile Gautier, Jeune femme nue (© Maison de Balzac)
Avec Hugo, tout est différent. « Ils avaient un rapport de chien et chat. Balzac admirait et avait du respect pour le poète, mais méprisait complètement le romancier », nous indique Yves Gagneux. Le véritable renversement s’opère avec le parangon de l’époque romantique, Alphonse de Lamartine, représenté par Lehmann. Le tableau, dans la finesse des lignes, ressemble à un dessin. D’origine noble et riche, Lamartine avait tout pour déplaire à Balzac, qui s’en moquera de dans un premier temps puis reconnaîtra progressivement son talent.
« Il est même mentionné dans La Comédie humaine et va servir d’étalon pour qualifier un poète qui s’appelle Canalis. Lamartine devient un aigle et Canalis, un flamant rose, soit ces auteurs qui réussissent à toucher le plus grand nombre parce qu’ils sont médiocres. » Ce que Balzac prendra de Lamartine, c’est également le goût de la politique. Il a même voulu devenir député en 1831, mais sa tentative a échoué. Balzac était également inspiré par les femmes. Il dira d’ailleurs très clairement qu’il a pris George Sand comme modèle du personnage de Félicité dans Béatrix.
Portrait de Lamartine par Lehmann
Mais son rapport à ses contemporains n'est pas si simple. Balzac tentera de collaborer avec des poètes, dont Charles Lassailly. En 1839, l’auteur est employé comme secrétaire par Balzac pour l’aider à la rédaction du Faiseur, notamment. L’exposition nous montre les étapes de correction du manuscrit du sonnet « La Pâquerette », que Balzac intégrera dans Illusions perdues, non sans avoir opéré bon nombre de modifications.
« Il rayait ce qui lui paraissait mauvais. Mais il n’était pas poète. Balzac a essayé de faire comme Dumas, d’engager des nègres littéraires. Ce dernier en avait beaucoup pour écrire et il a rédigé plus de 200 textes comme cela. Balzac a essayé d’en faire autant, mais les auteurs trouvaient son rythme intenable. Beaucoup n’ont même pas tenu une semaine », raconte Yves Gagneux. La première salle contribue à déconstruire ce premier mythe de l’auteur isolé. « C’est là qu’on déconstruit le mythe. Balzac était très entouré. Nous ne sommes plus dans la réalité, mais dans les réalités de Balzac. »
Les trois épreuves du sonnet de Lassailly
Car la réalité de Balzac rejoint des réalités bien plus vastes, à savoir celles du monde littéraire au XIXe siècle. Les caricaturistes vont s’amuser à croquer le monde littéraire, mais révèlent aussi les représentations que l’on se faisait des écrivains de l’époque. La concurrence des auteurs entre eux, l’ambition sans fin, la course aux récompenses, l’écrivain a une réputation sur laquelle il tente d’avoir une prise en usant de la publicité, ce qui se traduit jusque dans la caricature de l’époque. « Il y a l’idée de l’écrivain assoiffé d’argent ».
On peut ainsi voir la « Grande Course au clocher académique », par le caricaturiste Grandville, publié à l’origine dans La Caricature provisoire en 1839. Le beau monde littéraire de l’époque se presse devant l’Académie française. On y distingue facilement un Victor Hugo, avec son front immense, plombé par une reproduction de Notre-Dame de Paris en guise de couvre-chef. Balzac est de son côté porté par des nattes, celles de ses admiratrices. En légende, le caricaturiste écrit : « Honoré de Balzac (le plus fécond de nos romanciers, soutenu et couronné par des femmes de quarante ans, entouré de ses auteurs favoris). » « La représentation de l’écrivain est à l’époque considérée comme un argument publicitaire », nous explique Yves Gagneux. « Est-ce que cela ferait vendre si, aujourd’hui, on montrait des portraits de Houellebecq ? Pas sûr. »
XXe siècle : engloutir l’œuvre et l’image de Balzac pour alimenter l'imaginaire
Tout change au XXe siècle. Des caricatures sous forme de lithographies qui ont pour idée de représenter Balzac tel qu’il était, on passe à une « appropriation » de l’auteur. En 1952, Picasso reprend l'image de Balzac dans une série de portraits dessinés. « À partir de Picasso, les gens qui vont représenter Balzac ne vont pas essayer de reproduire la personne exacte qu’il était, mais vont commencer à l’utiliser au regard de leurs propres problèmes. Dans toutes les représentations de Balzac, il y aura un tiers de Rodin, un tiers de Balzac, un tiers de Picasso. Picasso va travailler là-dessus pour essayer de réfléchir sur ce qu’est un artiste. L’allusion à Rodin est évidente. »
Picasso, Portrait lithographié de Balzac
Avec Eduardo Arroyo et la figuration narrative, Balzac devient progressivement le miroir de l’artiste contemporain. En 1964, Arroyo décide avec deux autres artistes de créer une série de peintures visant la société dans laquelle ils vivent. C'est l'acte de naissance de la figuration narrative. La plupart des artistes qui s’engagent dans la figuration narrative adhèrent aux idées de gauche développées lors de Mai 1968 et entrent dans la pleine critique de la société de consommation. C’est à partir des années 1970 qu’Arroyo va commencer à lire Balzac. En 2014, bien des années plus tard, il présente une mosaïque d’impressions toutes puisées dans l’expérience de vie de l’artiste. C’est une « mosaïque autobiographique » impulsée par la figure de Balzac.
Balzac par Arroyo, photomontage © Maison de Balzac
L’artiste Enrico Baj, qui s’inscrit dans le mouvement de la Pataphysique d’Alfred Jarry, Science de l’Imaginaire. Dans son Ubuzac (1999), Enrico Baj propose un croisement entre le Père Ubu, dessiné des mains d’Alfred Jarry, et de la statue de Balzac faite par Rodin. Le geste de « sac à finance » permet diverses interprétations, comme nous l’explique Yves Gagneux. On peut y voir une comparaison négative entre Balzac à Ubu roi, un simple hommage à Balzac ou bien une correspondance cryptée : la Pologne fonctionnerait dans ce cas comme le point de convergence entre Ubu et Balzac puisqu’il s’agit pour l’un du pays dans lequel il règne et dans le deuxième cas du pays d’une des maîtresses de Balzac, la comtesse Hańska.
Enrico Baj, Ubuzac
L’artiste Martine Martine a produit depuis quelques années un nombre impressionnant de portraits de Balzac (550). Certains d’entre eux sont exposés au musée et témoignent de l’obsession (une obsession créatrice) de l’artiste. « À partir du moment où elle a commencé, elle n’a plus su quoi faire d’autre. Dès qu’elle se met devant une feuille, elle ne peut faire que du Balzac », raconte Yves Gagneux. « Et il lui manque quelque chose, mais elle n’a jamais su dire quoi. »
Martine Martine
« Nous aurions pu mettre plus d’œuvres, par exemple celles d’Olivier Blanckard [photographe, NdR], qui joue sur l’image de Balzac notamment dans sa série “Moi en...”. Dans cette série, il est légèrement maquillé, mais c’est surtout dans la position et l’expression que l’image est intéressante. Il va jouer avec la vision que nous avons des personnalités en les déformant complètement. Par exemple, dans le cas de Balzac, il en a fait deux. “Moi en Balzac”, avec la main sur le cœur comme dans le daguerréotype. Lui s’est mis en pyjama puisqu’il s’est dit que Balzac travaillait la nuit. L’autre, c’est Balzac qui pose en Rodin. Il est nu, pose les pieds en avant, avec une bedaine et les bras posés sur la bedaine.»
On passe en réalité de l’illustration à l’appropriation de Balzac, comme nous le fait remarquer Yves Gagneux : « À partir de la Seconde Guerre mondiale, il n’y a plus d’illustration de Balzac. Des gens vont se nourrir de Balzac et en faire leur chose. Louise Bourgeois avec Eugénie Grandet par exemple. C’est là la preuve que l’œuvre est encore vivante. L’appropriation est complète. »
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« Nous aurions dû nommer l’exposition les réalités plutôt que la réalité, car la totalité des œuvres présentées recompose peut-être une partie de l’écrivain», conclut le commissaire de l'exposition.
L'exposition est ouverte aux curieux du mardi au dimanche, de 10 heures à 18 heures. Hors exposition, le visiteur pourra librement visiter le musée, où il trouvera par exemple une reconstitution quasiment parfaite du cabinet d'écriture de Balzac, pièce dans laquelle il aurait rédigé en grande partie La Comédie humaine.
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