Notre ami et collègue Hervé Bel publie un fort beau roman, La femme qui ment. Après La nuit du Vojd (prix Edmée de La Rochefoucauld) et Les choix secrets (prix de l’inaperçu) publiés chez JC Lattès, il rejoint Les escales, une maison où la littérature française est soutenue et de nouveau mise à l’honneur. Pour notre plus grande joie.
Le 07/10/2017 à 11:23 par Auteur invité
Publié le :
07/10/2017 à 11:23
Par Denis Gombert
Sophie Mégnier travaille pour une grosse boîte de com’ logée dans une tour de la Défense. Elle a 43 ans, elle vit avec Alain, un agrégé de lettres de dix ans son aîné. A priori tout va bien. Mais non. Tout va mal. Nous allons mal. Nous allons tous mal. Pour nous sauver, il n’existe qu’une solution : mentir.
La femme qui ment s’ouvre sur une magnifique description à la façon d’un « plan séquence » qui suit le parcours quotidien de Sophie depuis son domicile jusqu’à son travail dans le quartier de la Défense : le bus 92 dans lequel on espère une place, le métro et ses odeurs, les habitudes de chacun, l’espoir, un jour, de vivre autre chose. Hervé Bel décrit avec une grande netteté cette armée de travailleurs dont Sophie est un des fragiles maillons, le numéro 37 334.
Chacun trouve sa place dans les transports, évite soigneusement la confrontation visuelle avec son voisin, chacun s’occupe à lire ou le plus souvent à jouer sur écran, déjà beaucoup sont dans leur journée et affichent ostensiblement une action de travail, chacun revêt les codes vestimentaires qui définissent sa fonction. Au travers de cette scène magistrale tout l’enjeu du roman est posé : comment supporter cette vie ? Comment, même s’ils se savent des privilégiés, cette armée d’âmes fatiguées, en se rendant au travail, ne fait qu’aller « au chagrin », comme on disait jadis ? Pourquoi la vie s’écoule-t-elle ainsi entre nos doigts engourdis sans que nous sachions la réinventer ? Par peur, par habitude, par paresse, par souci de bien faire parfois, par volonté de reconnaissance. Pour s’accrocher à quelque chose.
Fourmi perdue dans la foule, Sophie est prise dans cette masse compacte qui l’oppresse, mais qui représente, depuis tant d’années, son milieu naturel. Elle s’est habituée à être discrète, ponctuelle, disponible, performante, tous ces vocables devenus communs et qui reflètent la condition de tout cadre travaillant pour « une boîte ». Et particulièrement pour Communication Worldwide pour laquelle bosse Sophie. Plus de dix ans de bons et loyaux services.
Ce matin, plus Sophie approche de son bureau, plus elle ressent qu’elle vit sous cette pression constante que le capitalisme néo-libéral impose à ses salariés. Il faut être rentable. Faire toujours mieux. Son chef, Lionel, a retoqué une propal de Sophie qu’il juge trop faible. Elle a mal au ventre. Elle n’a presque pas dormi hier. Elle n’a goût à rien. À 43 ans, elle sait qu’elle n’est plus la même. Quoique jolie femme et toujours courtisée, elle voit bien que le temps joue contre elle.
Elle a vieilli. Elle n’en peut plus de cette répétition absurde du quotidien. Le boulot est devenu un enfer. Lionel, modèle du manager HEC, joue à loisir de leviers de pouvoir dont il ne voit pas — ou feint de ne pas voir — la perversion : le discours amical et compréhensif et puis, tout d’un coup, l’autoritarisme qui pointe dès qu’un objectif n’est pas atteint. Depuis plusieurs jours, Lionel essaie de coincer Sophie sur un projet Com’ pour des surgelés qu’il faut vendre à l’international. Il joue gros. Il a, lui aussi, peur pour son poste. Le pouvoir hiérarchique est sans fin.
Toujours quelqu’un trône au-dessus de votre tête. Dans ces boîtes-là, chacun défend sa peau. Lionel avec ses petites lunettes et sa nuque rondes, dont on a toujours l’impression qu’il vous évalue. Sachez qu’en cas d’échec, il vous enfoncera. Au bureau, il y a aussi Allison, prototype de l’attachée de presse moderne : sexy, grande gueule, avec son Musso glissé dans son sac Lancel. Elle croit jouer d’égal à égal. Mais comme les autres elle vit sous la tyrannie du chef. Il y a Zoog, qui selon tous est un has-been. Et puis le grand patron Texmore, le vrai animal, le prédateur.
Sophie se sent mal. Elle a revu toute sa présentation. Dans le métro, sur son portable, elle reçoit l’ordre de venir voir Lionel. Puis sur sa boîte mail : Sophie, c’est quand tu veux.
Sophie est asphyxiée.
Alors qu’elle se sent acculée, prête à s’effondrer, spontanément et sans même réfléchir, elle se lance.
"D’un ton précipité, comme le fait un enfant qui veut se débarrasser de sa faute, je m’entends dire : «Lionel, je dois t’informer de quelque chose de confidentiel, enfin qui l’était jusqu’à ce jour : je suis enceinte, voilà!»
J’expire encore bruyamment. Lui adresse un sourire timide, je me vois tremblante, émouvante. Pas sûr que je le sois, je ne suis plus une jeune fille. Je m’imagine avec le joli minois que je n’ai plus. Je prends un air coupable. De cette manière il sera dans l’obligation de lever mes scrupules. "
La trouvaille géniale du roman d’Hervé Bel réside dans ce mouvement de bascule improvisé. Cernée par les instincts de mort, Sophie répond par une grande revendication de vie. Jouer la pureté d’une naissance contre la violence du monde, trouver un dernier rempart, une cachette, un dénouement dans un lieu qui serait inattaquable. Quoi de mieux qu’un enfant ? Source de vie et de pureté. Ventre. Ombilic du monde. Refuge sacré.
Je suis enceinte.
Le mensonge est tellement gros qu’il soulage Sophie. D’un coup, tout va mieux. Chacun a une attention pour elle, chœur des femmes complices, chœur des hommes attentionnés. On comprend mieux sa fatigue.
Je suis enceinte.
Maintenant Sophie est prête à croire à son propre mensonge.
Sans le savoir, en voulant échapper à la condition qui la condamnait et qu’elle jugeait dramatique, Sophie vient de mettre un pied sur le territoire terrible du tragique. Car on ne joue pas impunément avec la vie. Ni avec le sexe. Prise aux filets de ce jeu dangereux, Sophie, contrainte de préserver le mensonge, s’apprête à créer un formidable désordre autour d’elle…
À l’image de cette odeur pestilentielle qui court dans les couloirs de la Communication Wordlwide dont on n’arrive pas à découvrir l’origine, il y a quelque chose de pourri au royaume de la Défense, au cœur de notre modernité même. Dans La femme qui ment, Hervé Bel nous fait percevoir non pas la ruine d’un monde, mais sa déliquescence programmée. La prose d’Hervé Bel, à la fois naturelle et fluide, élégante et précise, classique en diable, renforce l’impression de justesse et d’effroi qu’on ressent à la lecture de ce terrifiant roman-miroir sur notre condition.
Hervé Bel - La femme qui ment - Les Escales - 9782365692991 - 17.90€
Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 05/10/2017
237 pages
Editions Les Escales
17,90 €
Commenter cet article