Robert Musil est réputé être un auteur difficile. On connaît de lui son imposant et inachevé Homme sans qualités, ses contemporains Les désarrois de l’élève Törless, et les plus au fait ses Journaux ou son De la bêtise. Parmi ses autres textes, il y a notamment des nouvelles, comme L’accomplissement d’un amour, parue en 1911, et rééditée dans la collection poche de Rivages, riche en pépites.
Le 26/05/2023 à 15:44 par Hocine Bouhadjera
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Publié le :
26/05/2023 à 15:44
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« Nous abandonnons tout ce qui peut-être abandonné, pour nous raccrocher plus solidement à ce que personne ne peut approcher. »
En voici une qui confirme sa réputation d’auteur pour le moins exigeant. Plus précisément, il faut s’accrocher dans les développements, mais le sens se révèle toujours au bout, sans hermétisme. Un exemple de ce style quand même : « La prise de conscience, inessentielle, arbitraire, simplement superficielle, en comparaison de la sensation plus guère saisissable par l’entendement d’une impondérable appartenance rendue possible au travers de cette solitude, dans une ultime intériorité détachée de tout événement. »
On retrouve dans ce texte la folle ambition qui parcourt l’œuvre de l’Autrichien : dépeindre avec une rigueur poussée à ses extrêmités, les inflexions de l’âme. Un couple bourgeois, Claudine et son homme. Ce dernier ne peut pas accompagner sa femme pour quelques jours, rejoindre la fille qu’elle a eu d’une précédente relation, inscrite dans un pensionnat. La conjointe de Robert Musil a elle-même eu deux enfants d’un ancien mariage. À travers le fantasme d’un personnage de fiction, G., séducteur froid, elle confesse la fin de sa loyauté envers son amour, qui est total ou qui n'est pas.
La certitude imposée par l’obscurité du rêve de n’exiger qu’à travers l’autre, la solitude du grand sommeil, cette façon qu’à l’amour de se mouvoir comme entre deux miroirs derrière lesquels on sait le néant.
- L’accomplissement d’un amour, de Robert Musil
Avant de rencontrer cet homme qu’elle aime, elle enchaînait les relations où elle était malmenée, certainement sexuellement, et en retour, se « donnait de façon inerte ». Dans son voyage où se bousculent les sensations, les sentiments et les pensées, elle fait la connaissance d’un conseiller ministériel qui cherche à la séduire, sous un fond enneigé… À partir de cette seule présentation, on s’attendrait à un énième récit sur la valse des affects, presque un roman à l’eau de rose.
Ce serait mal connaître l’approche du dément Robert Musil : la complexité des descriptions fait quasiment basculer le texte dans l’abstraction, à force d’exigence à dépeindre dans l’infinitésimal, l’exposé des flux, reflux, contradictions, ambiguïtés, ambivalences, déploiements, contractions, paradoxes, de l’irrationalité, des calculs inconscients… d’une vie intérieure. Tout ce qui nous traverse sans que la conscience puisse s'en emparer.
« Derrière toutes les imbrications des événements bien réels, il avait toujours quelque chose d’impossible à trouver, si bien qu’elle n’eut encore jamais saisi cette part cachée de sa vie et ne crut peut-être même jamais pouvoir y parvenir. » Du Stendhal puissance 1000. « Et elle commença tout à coup à se languir confusément de son ancienne vie où elle avait été utilisée et abusée par des inconnus. »
L’ambition est hallucinante comme l’ouvrage est convulsif : faire le récit sensible d’une femme qui se détache, sans raison apparente, progressivement de l’être aimé. Elle se laisse prendre au jeu des possibles, cette expérience potentielle d’une limite, d’une plénitude du moment, sexuelle, dont le caractère transgressif est une dimension première. Il y a aussi, blessée pour n’être pas le centre total de l’autre, ce besoin d’attention renouvelée. Et plus fondamentalement, tout ce qui travaille en sous-marin, et dont sa transcription ne peut être que poétique et calculée. Autant littéraire que mécanique.
Pas d’approche sociologique ici, comme un quelconque youtubeur spécialisé dans les relations hommes-femmes : « Nous ne pensons pas au sujet de quelque chose, quelque chose se pense », expliquait-il déjà, plus jeune, dans ses Journaux.
La dynamique souterraine des choses, qui un moment se cristallise dans une action : écrire une lettre à son mari, et puis on fait machine arrière et on ne l’envoie pas. Une décision d’attirer cet autre homme qui fascine et qu’on méprise, puis de le repousser, et finalement de se laisser aller… L’action, c’est ce centre trouvé, après les dérives des stimulus infinis qui s’entrechoquent.
Pour rendre compte de la psyché de Claudine, le style est un curieux mélange de précision psychologique et de lyrisme maîtrisé. Robert Musil ne s’étale pas au hasard, à l’inverse d’un artiste contemporain qui transmettrait au jet de peinture la responsabilité de dessiner sa forme. Derrière cette incandescence, cette inflation de détails, comme si on descendait jusque dans l’infiniment petit du sensible avec ses logiques quantiques bizarres, il nous propose une démonstration, ne déviant pas de l’entreprise de toute son œuvre littéraire.
Cette approche est générationnelle. Elle provient d’un constat émis par les grands esprits de la Vienne du début du XXe siècle, de Hofmannsthal à Wittgenstein : le langage n’est qu’un élément de médiation entre la réalité et sa traduction, impossible. En touche à beaucoup de domaines, cette figure très particulière de Robert Musil s’est refusée à choisir entre tous les possibles. C’est fondamentalement un écrivain-chercheur. Il affirme que la définition de la bêtise, c’est l’explication unique.
Il lui sembla que l’assurance qui, en haut, portait sa vie tel un cercle tournoyant, ne la portait brusquement plus : cette vie se divisait en cent possibilités différentes, séparées comme des panneaux disposés les uns derrière les autres.
- L’accomplissement d’un amour, de Robert Musil
Robert Musil est un écrivain du dépassement du Moi, non par un quelconque ésotérisme, mais par une rigoureuse approche scientifique. Fils d’une importante famille de la Mitteleuropa, il se destine d’abord à la carrière des armes, possède un diplôme d’ingénieur dont il ne se servira jamais, et étudie en profondeur et successivement, les mathématiques, la logique, la philosophie et la psychologie expérimentale. Ceux qui l’ont croisé racontent un solitaire total, distancié. L’auteur lui-même confesse dans son journal intime, son « isolation organique ».
Au terme de la nouvelle, l’amour est confondu, révélé, accompli, sans son masque du quotidien, dépouillé des leurres de la sentimentalité romantique, des fausses consciences et de l’auto-mystification. C’est un véritable voyage initiatique que réalise Claudine, des atermoiements du Moi et de sa fictionnalité, vers le Soi plus large et plus authentique, par-delà les idéaux. Femme sensible, pas intellectuelle, Claudine devient Musil à la fin.
Pour la première fois de son amour, elle fut traversée par cette idée : c’est du hasard ; c’est devenu réalité par hasard, et ensuite on s’y cramponne. Et pour la première fois elle se sentit indistincte jusqu’au tréfond d’elle-même et devina dans son amour cet ultime sentiment du soi, sans visage, qui détruit les racines et le caractère d’absolu, sentiment qui d’habitude l’aurait toujours rendue à elle-même et qui là ne la différenciait de personne.
- L’accomplissement d’un amour, de Robert Musil
On l’aura compris, 100 pages, mais chargées, sensorielles, puissantes, originales dans son ambition d’assumer l’exigence du positivisme dans les choses de l’âme. Un roman de gros cerveau rédimé par une finesse née d’une introspection implacable.
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2 Commentaires
Jobi Joba de Herve
01/06/2023 à 09:19
Ravi de vous lire. Excellent compte rendu, merci beaucoup.
Zoé Gilles
01/06/2023 à 13:12
Merci pour cet excellent article. Je lis actuellement "L'homme sans qualités". Je ne suis pas aussi dure que vous. Lecture neurologique, certes, mais pas besoin d'être un "gros cerveau". Cela fait des années que j'entendais parler de Musil, qu'il ne fallait pas manquer. Je ne suis pas déçue : son écriture et sa profondeur est un régal. Je le place au-dessus de Proust. Musil est plus subtil, son style plus travaillé, débarrassé des longueurs et descriptions impitoyables chez Proust. Merci.