L’empathie, faculté à se mettre à la place d’autrui et de percevoir ce qu’il ressent, est un élément essentiel pour vivre ensemble. Nous en sommes tous pourvus dès la naissance. Pourtant l’éducation, les modèles véhiculés par les médias ne nous incitent pas à écouter et comprendre ce que l’autre éprouve. Comment retrouver cette capacité indispensable pour vivre en harmonie avec soi-même et surtout avec les autres ?
Manuela Lalic, L'éden du peuple, 2015 - art_inthecity, CC BY 2.0
Dans le film “ Vers un monde altruiste” de Sylvie Gilmane et Thierry de Lestrade, plusieurs expériences sont réalisées avec des enfants âgés de dix-huit mois. Au cours de l’une d’entre elles, l’enfant joue avec des ballons. Dans la même pièce, un adulte est en situation difficile. L’enfant arrête immédiatement son jeu pour aller l’aider. Au cours d’une autre expérience, la chercheuse place un enfant devant deux peluches, une bleue et une jaune. La peluche bleue se comporte mal avec la peluche jaune. La chercheuse demande alors à l’enfant quelle peluche il préfère.
Tous les enfants de dix-huit mois se tournent spontanément vers la peluche gentille. L’enfant a donc la capacité naturelle à être empathique. Les enfants préfèrent les personnes altruistes à celles qui se comportent de manière hostile. Nous avons ainsi dès la plus petite enfance une prédisposition plus forte à la coopération qu’à la compétition. Pourquoi ? Les scientifiques nous expliquent que sans l’empathie, nous ne pourrions tout simplement pas préserver notre espèce.
Pourquoi perd-on alors avec l’âge cette qualité indispensable ?
L’expérience des peluches a été retentée avec des enfants âgés de six ans. Les résultats ont été plus mitigés. Certains enfants choisissent la peluche tenant le rôle agressif. Comment expliquer un tel changement ? Tout d’abord, l’entrée à l’école semble être en cause. Le système scolaire centré sur une dynamique de compétition, de sanction et de sélection favorise les valeurs individualistes. Les élèves sont encouragés à dépasser les autres en obtenant un meilleur classement.
L’école devrait pourtant éduquer les futurs citoyens à l’entraide, à la capacité à demander de l’aide, au travail en équipe, à l’écoute et la compréhension de différents points de vue, tout ce qui permet de développer l’empathie et ainsi pouvoir vivre en société ! Malheureusement, en classe les élèves entendent régulièrement des phrases du genre : « tu es nul, tu n’es bon à rien », « ce devoir est un vrai torchon », et autres humiliations.
Certains professeurs continuent de croire à tort que cette attitude aide à faire progresser un enfant, pensant que les enfants doivent s’endurcir pour bien grandir, la sensibilité étant vue comme une faiblesse. Ainsi l’empathie n’est pas encouragée. Selon Rebecca Waller chercheuse à l’université d’Oxford, les éducations punitives rendent les enfants insensibles, et conduisent souvent à des conduites anti sociales (agressivité, délinquance, vol…).
Les enfants sont de plus en plus surexposés aux écrans. “Cela me choque, quand je vois dans le métro des bébés en poussette manipuler le portable de leurs parents. Les téléphones sont devenus des jouets, ils ont remplacé les hochets” témoigne Assia. Selon une enquête de l’Insee, en moyenne, les enfants passent plus de 40 heures par semaine devant un écran, 72 % des enfants de huit ans ont déjà utilisé un téléphone et 38 % pour ceux qui ont moins de deux ans.
La tablette électronique a été adaptée aux enfants dès l’’âge de 3 ans pour les accompagner dans leurs apprentissages, or cela donne à l’’enfant l’habitude de passer de longs moments à jouer seul. Il ne pourra pas alors développer son empathie, car pour cela, le contact direct avec les autres est indispensable.
De plus, les images transmises par la télévision construisent la représentation du monde, des autres, et d’eux-mêmes. Mais de manière très réduite.
C’est ce qu’explique, Serge Tisseron, psychiatre reconnu, dans son livre, l’empathie, au cœur du jeu social : « L’enfant prend l’habitude de s’identifier à un seul rôle et s’enferme dans la prison d’attitudes mentales et de comportements qui s’autorenforcent. Le scénario peut s’enrichir, car la télévision et le cinéma n’appauvrissent pas l’imaginaire, mais la distribution des rôles reste la même. Celui qui se sent porté à être meneur peut donner à ses rêveries de chef une dimension cosmique. Quant à celui qui craint d’être victime, il peut développer au contact de la télévision un imaginaire de la soumission de plus en plus riche. Les enfants ont tendance à s’enfermer dans des schémas mentaux rigides, et leur capacité d’empathie est inhibée. »
Malheureusement les enfants délaissent trop souvent les jeux d’imagination à plusieurs pour les écrans. Or, tous les spécialistes de la petite enfance s’accordent sur ce point : l’enfant a besoin de temps pour jouer. Et l’on sait que l’empathie se nourrit d’expériences répétées. Si on ne la stimule pas, les enfants amoindrissent leur capacité à être empathiques.
Les apprentissages cruciaux à cet âge se font principalement en jouant et interagissant avec le monde. Le jeu permet de rencontrer les autres. Les enfants s’identifient fortement à leur personnage de jeu. Il s’imagine à la place d’un autre tout en restant lui-même. Jouer leur apprend inévitablement l’empathie. L’enfant prend conscience de l’effet négatif ou positif que peuvent avoir ses actions. Il comprend, par exemple, que certains mots et gestes peuvent blesser, mais que d’autres peuvent réconforter et consoler.
C’est pourquoi nous devons encourager les enfants à jouer en groupe, par exemple à des jeux de société, à participer à des activités sportives (sans enjeu de compétition), mais aussi à s’inscrire dans des actions solidaires comme participer aux ramassages des déchets : aller vers les autres en s’investissant dans des associations engendre des bénéfices pour soi à long terme. Les personnes ayant des activités bénévoles obtiennent en effet des scores supérieurs à la moyenne en termes d’évaluation du sentiment de bonheur, de la qualité de vie et de l’estime de soi.
La dimension imaginaire et d’identification est aussi présente dans les livres.
La lecture favorise également l’empathie. Elle semble bien dépassée avec l’apparition des nouvelles technologies. Une étude récente de 2017 révèle que les parents liraient de moins en moins “l’histoire du soir”. Pourtant il est prouvé que plus les parents lisent à voix haute à leurs enfants, plus ces derniers seront par la suite en mesure de lire seuls pour le plaisir. De plus, la lecture active des zones relatives à une expérience réelle. Ainsi, lorsque nous lisons un roman, nous vivons avec les personnages du récit, mais nous éprouvons aussi leurs sensations et leurs émotions.
Le roman est un moyen fantastique de comprendre la psychologie humaine.Le psychologue Raymond Mar a découvert que plus les gens lisaient de fiction plus leur score était élevé quand ils étaient soumis à des tests destinés à évaluer leur empathie.
La lecture et le jeu permettent donc à l’enfant de s’identifier à plusieurs rôles en les incarnant tour à tour. Serge Tisseron a élaboré un outil pour les écoles qui formalise cette idée. “Le Jeu des Trois Figures” est un jeu de théâtre qui invite les enfants à revêtir, à tour de rôle, les postures de l’agresseur, de la victime, et du “sauveur”. Serge Tisseron propose aux enfants de partir d’images qu’ils ont vues à la télévision et qui les ont marqués. Cela leur permet de mettre des mots sur des situations choquantes et d’exprimer leurs ressentis : “Tu me fais mal”, “ Pourquoi m’attaques-tu ?”, “Je te viens en aide…” Car souvent en situation de violence, l’agresseur opère en silence sans raison, et la victime subit sans se plaindre.
Le “Jeu des Trois Figures” rompt cette loi du silence qui couvre la majeure partie des violences scolaires. Il permet également de se mettre à la place de l’autre, c’est-à-dire de développer sa capacité d’empathie, chaque enfant qui participe jouant les trois rôles (agresseur/victime/sauveur). L’enfant sort alors de son identification figée. Le “Jeu des Trois Figures” lui permet de créer des scénarios différents de ceux dans lesquels il s’est enfermé. De plus, comme “les agresseurs” expérimentent le rôle de victimes, ils comprennent, grâce à cela, les sentiments du camarade qu’ils ont agressé. L’enfant acquiert ainsi une première sensibilité aux expériences morales. (voir ici)
Cet outil expérimenté dans certaines écoles a fait ses preuves : moins de violence, climat de confiance… L’empathie est donc une notion importante à enseigner à l’école.
Selon Catherine Gueguen, pédopsychiatre et auteure de “Heureux d’apprendre à l’école”, les enfants ont besoin d’empathie à l’école. Quand les enseignants font preuve d’empathie, les élèves progressent non seulement en lecture et en mathématiques, mais aussi sur le plan personnel, dans leurs relations aux autres. Le stress et les problèmes de comportement sont aussi diminués.
La façon d’enseigner a donc un fort impact sur l’enfant et sur sa réussite scolaire. Plus l’élève reçoit d’empathie, mieux il apprend, et plus il développe à son tour de l’empathie. « Mais les professeurs ne sont pas formés, déplore-t-elle, on leur demande simplement d’être bienveillants, mais on ne leur propose pas d’outils concrets pour gérer un conflit, rassurer, ou encourager, alors que c’est simple. »
Catherine Guegen nous explique, par exemple, que l’enseignant peut aider l’enfant à exprimer ce qu’il ressent en le questionnant sur ses émotions : « Est-ce que tu es triste ? En colère ? Est-ce que tu te sens impuissant ? » Puis, en soulageant les tensions de l’enfant, en lui parlant doucement, en posant une main sur son épaule… Catherine Guegen préconise la communication non violente (CNV).
Théorisée par Gandhi, et mise au point par Marshall B. Rosenberg, docteur en psychologie, la communication non violente s’articule autour de cinq principes : – Exprimer ce que j’observe, sans jugement ou évaluation – Exprimer les sentiments suscités par la situation – Exprimer les besoins qui génèrent ces sentiments – Faire des demandes claires, simples et réalisables – Écouter et accueillir les propos d’autrui avec bienveillance et sans jugements : www.cnvformations.fr |
Dans ce film inspirant, Eugène Simonet a aussi pour ambition de replacer l’entraide et l’empathie dans les apprentissages. Il donne pour devoir aux élèves : “trouver une idée pour rendre le monde meilleur”. Trevor suggère d’aider de façon désintéressée trois personnes, chacune d’entre elles devra passer le relais à trois inconnus qui devront faire de même, à leur tour. Ce film passe un véritable message d’humanité.
Les éducateurs ont à cœur de donner l’éducation la plus positive aux enfants afin qu’ils deviennent de bons citoyens altruistes. Nous espérons qu’ils rendront le monde meilleur. Pour cela, donnons-leur l’exemple, car les enfants copient trait pour trait le comportement des adultes. Ils sont leurs principaux modèles. S’ouvrir aux autres plutôt qu’être centré sur ses propres intérêts est un nouveau défi pour les adultes d’aujourd’hui, un héroïsme du quotidien à contre-courant de la société qui promeut la performance et l’individualisme. L’empathie permet de mieux vivre ensemble, et aussi, d’être heureux.
Sources
L’empathie, au cœur du jeu social, Serge Tisseron
Heureux d’apprendre à l’école, Catherine Guegen
Vers un monde altruiste, Sylvie Gilmane et Thierry de Lestrade
Un monde meilleur, Mimi Leder
Blanche Martire est auteure de plusieurs romans, aux éditions Fabert. Le premier, Et il me dit : “Pourquoi tu rigoles jamais Blanche ?”, évoquait la marginalisation et l’exclusion. Son dernier livre, Luciole, raconte une histoire d’amour entre deux êtres que tout semble opposer.
2 Commentaires
PHIL MOSKITO
31/03/2018 à 18:42
Le monde moderne est tellement individualiste, qu'il faudrait que cet article soit lu, étudié dans les collèges et lycées.
Bravo pour cet article... :-)
on en redemande!!!
Thérie
02/04/2018 à 00:23
Bravo, très clair et efficace, bel exposé, merci Blanche.