RECIT BIOGRAPHIQUE - 26 Janvier 1964. Intérieur Aube. Le téléphone sonne dans le bureau d’un Aragon insomniaque. Au bout du fil, Georges Sadoul, l’historien du cinéma, son vieux complice des années surréalistes et surtout l’homme qu’il a entraîné dans la rupture avec André Breton, le pape du mouvement, et l’adhésion au communisme. Cela se passait en novembre 1930, lors du deuxième congrès des écrivains révolutionnaires et prolétariens tenu à Kharkov (U.R.S.S.), épisode palinodique qui avait vu les deux hommes censés y représenter le groupe accepter « in fine » de ratifier sa condamnation au nom de l’orthodoxie marxiste. Georges Sadoul est laconique : « Théodore est mort cette nuit. A Lariboisière, dans son hôpital… ». Aragon accuse le coup. Mais déjà, il mûrit les phrases de l’article nécrologique consacré au docteur Fraenkel qu’il compte publier rapidement dans les pages des Lettres françaises, le journal dont il est le patron.
C’est chose faite le 30 janvier. « Un témoin de ce temps qui fut notre jeunesse vient de disparaître sans avoir déposé. Il manquera désormais cette voix au procès » attaque superbement Aragon, incipit d’un texte d’hommage chargé d’émotion, à un homme secret dont, concluait-il : « Secret pour secret, comme il ne peut m’entendre, je vous dirai pourtant que la terre n’a jamais porté homme d’une plus grande pudeur et d’une plus tragique sentimentalité ».
La déposition, cela dit, a tout de même eu lieu. En partie et beaucoup plus tard. Avec la publication en 1990 de Carnets 1916-1918 de Théodore Fraenkel dont, bien évidemment, Aragon n’a pu avoir connaissance.
Gérard Guégan, lui, les a lu (mais que n’a-t-il pas lu ?). Il s’est plongé dans les archives, dans la correspondance du « Doc », ainsi que l’appelait familièrement ses amis, a exhumé les témoignages des contemporains dispersé dans divers écrits et recueilli de vive voix ceux des survivants. Pour nous donner au final le saisissant portrait d’un homme discret jusqu’à l’auto-effacement et ce, jusqu’à son dernier souffle (n’exprimera-t-il pas le souhait – exaucé – de n’avoir ni obsèques, ni tombe, lui, patron du laboratoire d’analyses de l’hôpital Lariboisière, et qui sera inhumé dans la fosse commune du cimetière de Thiais en présence des seuls employés des services funéraires de la ville de Paris ?).
Pourtant, quel destin hors-normes ! Quelle véritable épopée que sa traversée d’un siècle tragique ensanglanté par deux guerres mondiales !
Au départ, il y a un lycéen de Chaptal, élève de la classe de philo avant d’opter pour la médecine, né dans une famille de mencheviks juifs que l’Okhrana tsariste à condamné à l’exil. Un condisciple d’André Breton qui relatera leur première rencontre dans son livre Les Champs magnétiques. Né en 1896, l’année du scandale d’Ubu roi, c’est un fou d’Alfred Jarry et il deviendra, logiquement, un des premiers « dadaîstes » parisien, avant de rejoindre le groupe surréaliste. Du reste, il figure en bonne place dans la fameuse toile de Max Ernst Au rendez-vous des amis, portrait de groupe réunissant en 1922 la crème des jeunes surréalistes, d’Aragon à Breton, d’Eluard à Philipe Soupault, de Benjamin Péret à Robert Desnos, etc.
Il sera aussi l’assesseur de Breton lors du retentissant procès contre Maurice Barrès accusé d’attentat contre la sûreté de l’esprit, jouera dans des pièces de Tristan Tzara, père putatif du dadaïsme, participera à des « jeux surréalistes » dans la revue Littérature fondée par le trio Breton, Aragon et Soupault, trio que d’aucuns baptiseront « Les trois mousquetaires », Théodore Fraenkel figurant alors le quatrième…
Entre-temps, il y avait eu la grande boucherie de 1914 où ce dernier servira au front, dans le service de santé, tout comme Aragon, décoré tout comme lui de la croix de guerre. Mais à l’été 1917, il avait été envoyé en Russie pour convoyer des ambulances chirurgicales, et s’était retrouvé aux premières loges pour assister aux débuts de la révolution.
Bien des années plus tard, éclatera la guerre d’Espagne. Avec André Malraux ou la philosophe Simone Weil, il sera l’un des rares écrivains de gauche à se rendre effectivement sur le terrain, participant à bord d’un navire-hôpital à la tentative – avortée – de reprise par les troupes républicaines de l’île de Majorque occupée par les rebelles franquistes. Parmi ses pairs, il ne croisera à Barcelone que Benjamin Péret, engagé lui dans les rangs du POUM, le parti ouvrier d’unification marxiste, d’obédience trotskyste.
Puis ce sera juin 1940 et l’Occupation. Médecin juif, Fraenkel est une cible toute désignée pour les nazis. Aussi ne tarde-t-il pas à franchir clandestinement la frontière espagnole, désireux de rejoindre les combattants de la France libre. En septembre 1944, de retour à Paris, il n’y fait qu’un bref séjour et, promu commandant, repart au début de 1945 pour la Russie, devenue l’Union soviétique, affecté - toujours comme toubib - à la célèbre escadrille Normandie-Niemen.
Après la guerre, essentiellement requis par l’exercice de la médecine, il ne publiera que deux textes. Une évocation du poète Robert Desnos, mort en déportation, ami très cher de l’époque surréaliste, publiée dans la revue Critique créée par un autre ami de ce temps-là, Georges Bataille. Enfin un dernier article qui paraîtra dans la revue de Sartre, Les Temps Modernes, relatant son évasion de France.
Encore, le résumé ci-dessus ne saurait-il épuiser la richesse d’une telle biographie dont Gérard Guégan ne laisse rien dans l’ombre, détaillant les prises de positions intellectuelles et politiques de son héros, sans oublier de narrer ses passions amoureuses. Et il le fait en déployant ce talent qu’on lui a toujours connu depuis ses débuts en fanfare à l’orée des années 70, avec la publication de son premier roman La rage au cœur. C'est-à-dire, dans un style fulgurant, intensément dialogué, avec une manière quasi-cinématographique de découper son récit en courtes séquences nerveuses (et de ce point de vue, on retiendra comme exemplaire le chapitre, haletant, qui se lit comme un thriller, de la fuite de Fraenkel traversant à pieds les Pyrénées).
Le biographe ne laissant jamais oublier qu’il est d’abord un romancier, pimentant à l’occasion son texte d’un zeste de fiction, on retiendra aussi que le sérieux de sa documentation ne sent jamais la sueur universitaire et que l’érudition qu’il manifeste à chacune de ses pages n’a jamais rien « qui pèse ou qui pose » pour reprendre un vers de Verlaine.
Bref, on aura compris qu’au travers de ce nouvel ouvrage, Gérard Guégan vient de signer avec un incontestable brio, le certificat de renaissance d’une figure du surréalisme bien trop maltraitée – peut-être en partie de son fait – par la postérité.
Bernard Le Saux
Gérard Guégan - Fraenkel, un éclair dans la nuit - Editions de l’Olivier - 9782823615128 - 320 p. - 19 euros.
Paru le 04/02/2021
320 pages
Editions de l'Olivier
19,00 €
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