ESSAI LITTÉRAIRE – Les éditions Grasset publient cette rentrée L’Homme aux trois lettres, onzième tome du « Dernier royaume », l’œuvre protéiforme et ambitieuse de Pascal Quignard, notamment connu du grand public pour Tous les matins du monde, adapté au cinéma au début des années 90, et des Ombres errantes, pour lequel il a obtenu le Prix Goncourt 2002. Alors, grand art ou esbrouffe ?
Le 09/10/2020 à 09:04 par Maxime DesGranges
2 Réactions | 1 Partages
Publié le :
09/10/2020 à 09:04
2
Commentaires
1
Partages
Tous occupés que nous sommes, en cette rentrée littéraire, à chercher « une oasis de beauté dans un désert d’ennui », pour citer Baudelaire ou presque, et déjà lassés de la polémique autour de Carrère avant qu’elle ne commence, voici donc le moment Quignard, invité par France Culture, France Inter, la Grande librairie, la BNF, bref un peu partout, pour assurer à qui veut l’entendre qu’il s’est retiré du monde, dans le « requoy » des livres. Notez donc ce joli mot d’ancien français dans lequel on retrouve à la fois le silence (requies, le repos) et le recoin où l’on s’enfonce pour lire, dans ce petit angle que forment deux pages ouvertes.
Ancien français, mais surtout latin à tire-larigot et grec en veux-tu en voilà : Quignard sait flatter les papilles cérébrales des affamés de culture classique. Et ce n’est pas gratuit : loin d’en faire une coquetterie, Quignard donne plutôt l’impression de chercher à cartographier cet insaisissable « royaume » en traçant ses limites, dans le temps et dans la profondeur de la langue, en se promenant à ses confins, en fouillant les sous-sols du langage : « Mon royaume qui n’est pas dans mon âme est peut-être dans le temps ». De là s’ensuit une longue méditation où se succèdent des chapitres souvent brefs, aux thèmes variés, à la langue parfois difficile d’accès – pour ne pas dire absconse – sur la lecture, l’écriture, la littérature, mais aussi le langage, le signe, l’alphabet, à travers les âges et les cultures.
Pour l’aiguiller dans sa tâche, Quignard puise autant dans la Chine ancienne que dans la mythologie grecque, aussi bien dans l’histoire chrétienne que dans son propre passé ponctué de périodes de dépression. Fidèle à son hétéroclisme, il convoque à sa séance de requoy les illustres lettrés qu’il affectionne, Cicéron, Suétone, Pétrarque et bien d’autres, nous promenant de l’Antiquité à la Renaissance tout en s’autorisant quelques savants détours par les incontournables idoles du soixante-huitard qu’il a dû être, Benveniste pour la linguistique, Freud pour la psychanalyse, et quelques mots pleins de traits d’union que chérissent tant les philosophes du Quartier latin (« Lire est un voir-et-entendre en position foetale », etc.).
L’érudition et le talent de Quignard sont largement connus – L’Homme aux trois lettres en est une nouvelle preuve – mais il s’agit pour autant de ne pas se laisser impressionner. Alors que Finkielkraut disait récemment à la radio, entre deux anecdotes dépressives confiées à Emmanuel Carrère, que « les grands livres sont ceux qui vous font lever la tête », c’est parfois pour rouler des yeux en découvrant certains passages de Quignard qu’on lève la nôtre. Un exemple : « Écrire est un étrange toucher. Une énergie musculaire, anale, expressive, expulsante, guide encore les muscles des doigts. Cette énergie, refluant de la masturbation enfantine, elle-même relayant la saisie prédative animale victorieuse, agrippe avec une véritable détermination inentamée. »
Mon énergie anale guide d’ailleurs actuellement mes doigts pour écrire que ce genre de prose a quelque chose de suranné, de presque pompeux, et qu’elle n’est pas un exemple isolé malhonnêtement de l’ensemble par un chroniqueur chafouin. Si la littérature doit sans doute beaucoup à la psychanalyse, elle doit tout autant se méfier de son influence sous peine d’enfiler comme des perles tous les clichés de la discipline : le « rêve », « l’extase », « le lecteur comme vertige », l’enfant qui « vole tout l’univers symbolique, puis il tue le père », etc., souvent d’un intérêt littéraire assez maigre.
On saura gré à Quignard, en revanche, d’insister sur la dimension profondément solitaire de l’étude littéraire, de la lecture et de l’écriture, dans notre époque qui s’enivre de partage, glorifie la communauté, et succombe à la fétichisation du livre.
Lire, écrire, c’est faire sécession. C’est proclamer à chaque livre son indépendance. Quignard préfère parler d’« exils », de « silences », de « retraits », de « démissions », soit. Dans tous les cas, c’est une solitude : « Toute ma vie il me semble que j’ai été aussi seul à lire que je puis l’être maintenant à mourir. » Et c’est tout autant un mystère. Rappelant que l’origine du mot « Littérature » n’est pas déterminée : « J’aurai consacré ma vie à une proie insaisissable dont le nom n’avait aucun sens, ni usage, ni fonction, ni dessein, ni origine, ni but. »
On n’entre pas dans Pascal Quignard comme dans un moulin. L’auteur de Vies secrètes ou de La Haine de la musique a l’estampille « Littérature » plaquée au front, et les trois pages « Du même auteur » en fin de livre sont là pour nous rappeler que cet homme-là, quoi qu’on en dise, a une œuvre, ou plutôt : est en train de la construire patiemment. Il faut donc lui témoigner un peu de respect, et attendre la vingtaine de volumes que devrait compter le « Dernier royaume » pour en appréhender la structure d’ensemble.
Alors, faut-il sauver ce livre du Grand incendie ? Je lisais justement sous la plume de Quignard que « le lecteur s’affranchit du temps », affirmation incompréhensible qu’on fera passer pour une facilité de style puisque le lecteur est précisément obsédé par le temps, il ne pense qu’à ça, d’où la colère légitime que l’on ressent quand on perd son temps avec un livre qui ne vaut pas le coup ; c’est en lisant cette phrase, donc, que j’ai repensé à ce que dit en substance Pierre Bergounioux dans une entrevue récente : il rappelle d’abord que la Bibliothèque nationale compte 11,5 millions de livres. Or, poursuit-il avec un demi-sourire, un grand lecteur peut lire « à peu près 5 000 livres dans une vie, pas plus. Donc il faut bien choisir ».
Rendez-vous donc devant les tables des libraires, et faites votre choix.
Pascal Quignard - L'homme aux trois lettres - Grasset - 9782246824879 - 18 €
Paru le 02/09/2020
192 pages
Grasset & Fasquelle
18,00 €
2 Commentaires
NAUWELAERS
10/10/2020 à 01:02
La phrase sous ce message, saisie par Maxime DesGranges dans le livre de Quignard, justifie pleinement une certaine citation archiconnue de Nicolas Boileau dont la seule première partie suffit.
«Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement»...loin de l'esbroufe (la plus triviale bouffe réclame deux «f» !)qui suinte de cette logorrhée sans queue ni tête, désolé !
Voir tout en bas.
Et je n'ai absolument rien contre Pascal Quignard.
Mais certaines évidences sautent aux yeux...
Existe-t-il des aficionados de ce genre de considérations totalement amphigouriques, absconses pour citer Maxime DesGranges, abstruses ?
La culture classique n'est pas honorée par de telles dérives stylistiques qui n'expriment aucune idée compréhensible pour le commun des mortels.
Pour les Immortels, demander aux académiciens et académiciennes !
Il ne faut pas dégoûter les amateurs et amatrices possibles de la culture classique !
Ne pas l'entraîner dans les limbes d'une pensée tortueuse à l'infini; comme pour le jazz qui a parfois pu se perdre dans des dédales avant-gardistes trahissant sa vocation première en lui ôtant toute chaleur, toute swing, toute sa fabuleuse dimension chaleureuse, organique et palpitante.
En le coupant des masses et en le transformant en un dada de snobs qui souvent n'étaient ou ne sont que de risibles mélomanes en carton-pâte.
Tout pour la frime...
Le lyrisme, l'âme de la culture classique n'ont rien à voir avec de telles tirades aberrantes.
Maxime DesGranges a eu un regard cruel mais pénétrant et efficace et je l'en loue.
Or je risque d'apparaître comme vraiment pédant -involontairement et sans forfanterie aucune de ma part- avec ces commentaires puisque le pedigree de cet écrivain est absolument impressionnant.
J'avoue humblement ne l'avoir jamais lu...
J'essaierai peut-être un jour mais pas avec l'ouvrage chroniqué ici !
Enfin essayez de (re)lire ce qui suit sans pouffer de cette esbroufe !
Car c'en est, pour répondre à l'interrogation initiale dans la chronique.
Disons: grande esbroufe ?
« Écrire est un étrange toucher. Une énergie musculaire, anale, expressive, expulsante, guide encore les muscles des doigts. Cette énergie, refluant de la masturbation enfantine, elle-même relayant la saisie prédative animale victorieuse, agrippe avec une véritable détermination inentamée. »
CHRISTIAN NAUWELAERS
NAUWELAERS
10/10/2020 à 17:05
Et la rectification du week-end (je pensais y échapper, caramba: encore raté cette fois !): «...toute chaleur, toutE swing...»...touT swing évidemment !
Bizarre, soit une coquille de ma part soit transmission de ce mot essentiel défectueuse.
Mais ensemble, tamponnons-nous-en le...COQUILLARD ! (Voire le COQUIGNARD, hou hou hou !)
(Gardez vos tomates et vos vieilles pièces de monnaie déclassées, je m'enfuis loin de vous sous les huées en retrouvant presque pour ainsi dire mes jambes de vingt ans; que les écolos me pardonnent mon non-usage d'une trottinette même électrique: je préfère ma Harley qui accompagne mes rêves de temps à autre, en vrombissant sans troubler la quiétude du voisinage.)
CHRISTIAN NAUWELAERS