TRIBUNE — Anne-Fleur Multon, membre de la Charte des auteurs et des illustrateurs jeunesse, s’interroge sur le manque de légitimité de la littérature de jeunesse dans le milieu académique et littéraire en général. Autrice de la série Allô sorcières chez Poulpe Fictions et autrefois étudiante en littérature, elle est confrontée aux avis tranchés des « intellectuels » qui remettent en cause ses recherches sur la littérature de jeunesse à grand coup de « ça ne vaut rien ». Alors...
Le 10/04/2018 à 14:40 par Auteur invité
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10/04/2018 à 14:40
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La littérature de jeunesse, un objet illégitime ?
Certains enfants commencent peut-être la lecture avec la À la recherche du temps perdu et l’intégrale de Nabokov, mais j’en doute.
Dans mon cas, littérature jeunesse et littérature générale (ou vieillesse, c’est vous qui voyez) se sont toujours côtoyées bien tranquillement dans la bibliothèque familiale. On y piochait ce qu’on voulait, sans vraiment qu’il existe de différence tangible entre les deux, jusqu’à ce qu’AnnaKarénine avance main dans la main avec Vango.
C’est donc nourrie et armée d’un bagage littéraire hétéroclite, poétique, plein d’aventures et de passions que j’ai franchi les portes d’Henri IV, une fois mon bac en poche.
Après trois ans à m’ennuyer follement dans un cursus scientifique, j’étais formidablement enthousiaste à l’idée de passer mes journées à étudier des gens morts (ou plus très vaillants) et des romans en veux-tu en voilà : j’avais trouvé mon paradis.
Évidemment, comme tout héros-ïne de littérature jeunesse qui se respecte, j’ai rapidement déchanté.
Le premier cours de littérature de l’année à été consacré à nous expliquer ce qu’il ne fallait SURTOUT pas mettre dans les copies de concours, sous peine d’être foudroyé, condamné à lire Guerre et Paix jusqu’à la fin de nos jours or worse, expelled.
Vous le voyez venir gros comme un camion : avec les impardonnables fautes d’orthogaffe, les syntaxes tordues et les analyses boiteuses, étaient surtout proscrites l’utilisation d’œuvres de « para-littérature » dans les exemples et les démonstrations.
Le sac de la « para-littérature » est aussi profond que celui d’Hermione dans Les reliques de la mort : il comprend le polar, le rap, Marc Lévy, le roman de gare, la collection Harlequin qui y a une place de choix, la chanson française... Et bien entendu, la littérature jeunesse.
D’un côté, il y aurait donc la « para » littérature, une presque-littérature, une sous-littérature, une contre-littérature, un champ fictionnel mouvant, hors-norme et mal considéré des élites, et de l’autre, il y aurait la « vraie » littérature, la bonne littérature, celle que les érudits et les mondains valident à coup de hochements de tête frénétiques.
Cette littérature-là, pour peu que vous la maîtrisiez et que vous sachiez en parler, peut vous ouvrir les portes du St Graal, École Normale Supérieure ou École Nationale des Chartes. On dit de cette littérature particulière qu’elle est classique, ou canonique, du latin canonicus (« conforme aux règles, au canon »).
Et un texte ne devient pas canonique en faisant tranquillement la bronzette : il devient canonique parce qu’une poignée de gens en qui nous plaçons notre confiance l’a validé comme tel.
Ces personnes qui définissent les règles qui font qu’un texte est canonique ou ne l’est pas, ce sont les prescripteurs. Parmi eux, il y a en premier rang les universitaires, les essayistes littéraires (comme Roland Barthes, par exemple), les comités qui s'occupent de faire les programmes de l’Éducation nationale, les prix prestigieux (le Goncourt, le prix Femina...) puis, dans une moindre mesure, votre prof de français, votre professeur.e documentaliste, votre libraire, votre bibliothécaire, votre blogueur.euse préféré.e, vos parents, et attention, même vous. Tous ces gens ont une idée assez personnelle de ce qu’est un « bon » livre.
On peut choisir arbitrairement de valoriser des thématiques particulières, un certain nombre de pages, une certaine période, un certain style... Les critères qui définissent un « bon livre » sont infinis et dépendent de chacun.
Mais il ne suffit pas de trouver un livre bon pour qu’il soit canonique : il faut que les prescripteurs qui le trouvent bon aient une certaine légitimité pour le dire, et imposent cette norme à tous.
Et visiblement, à Henri IV comme pour les jurys des concours, la littérature jeunesse ne faisait pas partie de ce qu'on pouvait considérer comme de la bonne littérature. Dans le fond, j'aurai dû m'en douter depuis longtemps : qui a déjà eu du Daniel Pennac ou du Charlotte Bousquet au programme de son bac de français ? (Et oui, surprise, le programme du bac de français est aussi l'une de ces fameuses instances de canonisation dont nous parlions à l'instant !).
Au début, j'ai donc bien sagement laissé dans ma petite chambre de bonnes Sally Lockart et Matilda, et emmené en classe Emma Bovary et la marquise de Merteuil. Chacun chez soi, et les moutons seront bien gardés !
Mais à l’occasion d’un devoir maison facultatif portant sur une question au programme (« L’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur »), enhardie par quelques dissertations réussies, je me suis lancée un défi : convaincre notre professeure qu’on pouvait faire une bonne copie en n’exploitant que des œuvres de littérature de jeunesse. J’avais aussi utilisé dans ma démonstration quelques critiques plutôt classiques qui avaient utilisé la littérature de jeunesse comme point de départ de leur réflexion littéraire, comme Gaston Bachelard, qui a travaillé sur l’imaginaire dans les contes de fée.
Ce fut ma première grande déception universitaire.
Mon devoir fut non-noté, et le commentaire dans la marge disait : « Au concours, cette copie vaudrait zéro ! ». À l’intercours, après discussion avec la professeure, j’appris qu’elle n’avait jamais lu Harry Potter.
Cette répartition des études littéraires en France est très révélatrice de la façon dont on considère la littérature : un moyen de définir une élite intellectuelle. Mais cette division arbitraire qui est faite à l’université impacte à mon avis très pratiquement la vie des auteur.e.s jeunesse.
Même si la littérature de jeunesse est l’un des seuls secteurs de l’industrie du livre qui continue de bien se porter, cette réussite économique ne parvient pas à entraîner une reconsidération du statut des auteur.e.s, et surtout, de leur travail. Nous ne faisons « que » des livres pour enfants. Ça n’est pas de la littérature, ils l’ont dit à l’ENS. Nananananère.
Il est probable que tant que la littérature de jeunesse ne deviendra pas un objet de recherche respecté dans l’université, cette différence de statut (et donc, in fine, de contrats) entre auteur.e.s de littérature générale et auteur.e.s de littérature jeunesse persistera. Pour rappel, un ouvrage de fiction jeunesse coûte entre 14 et 16 € tandis que le roman adulte est facturé entre 20 et 24 €, et il existe une différence notable entre les droits d’auteur.e.s perçus par les auteurs de littérature « générale » et de littérature de jeunesse (devinez qui se fait avoir ?). De la même façon, le traitement de la littérature jeunesse par la presse traditionnelle est assez révélateur : les prix sont boudés, les auteur.e.s méconnu.e.s, et l’espace critique qu’on réserve à leurs productions est minuscule (je pense par exemple à La grande librairie, qui consacre seulement une seule de ses émissions par an à la littérature de jeunesse).
Il est donc important d’encourager les initiatives de création de masters et de cursus professionnalisants spécialisés dans la littérature de jeunesse dans les universités, afin de ramener la littérature de jeunesse au cœur des institutions légitimantes.
Dans le même temps, il est aussi important de continuer à défendre les spécificités formidables de la littérature de jeunesse : car cette différence de statut et cette absence de légitimisation apporte aussi une dimension politique et subversive à la littérature de jeunesse, qui peut se permettre d’inventer, de dénoncer, d’innover, loin des instances de canonisation normalisantes.
C’est aussi pourquoi il est intéressant de s’interroger sur l’intérêt d’adopter en littérature de jeunesse les outils de validation de la littérature générale : en effet, loin des universités, les nouvelles instances de prescription ont pris le relais et donnent à la jeunesse une visibilité inédite et bienvenue… Je pense bien entendu aux booktubeurs.euses et blogueurs.euses, qui par leur audience très large, apportent une autre forme de légitimité à la littérature jeunesse, et replacent avec succès les lecteurs dans la boucle des instances de prescription validantes.
Anne-Fleur Multon, autrice jeunesse
8 Commentaires
Aldose
10/04/2018 à 17:30
"Bravo , ça c'est envoyé !"
aurait dit le capitaine Haddock (ou même JK Rowling ?)
Emmanuelle Salaün
10/04/2018 à 20:05
Excellent article ! :-) Et merci d’avoir pensé à nous, les professeurs documentalistes ! ;-)
Carotte
10/04/2018 à 20:35
Il faut néanmoins signaler qu'il existe plusieurs cursus de Master spécialisés dans la littérature de jeunesse, et que des universitaires l'étudient depuis les années 70... Pas en Sorbonne, certes. Mais on ne peut pas dire que la littérature jeunesse est totalement absente du monde universitaire.
Florent
10/04/2018 à 22:04
Bravo pour cet article, que je vais relayer, car l'initiative est très belle et fait passer des messages importants.
Je ne pense que ça soit valable partout. J'ai une amie dans la région Nord-Pas-De-Calais qui a validé un master en littérature jeunesse. Mais globalement, je pense en effet que la littérature jeunesse est malheureusement décriée. Le problème, c'est la majorité des bien-pensants, se croyant intellectuellement supérieurs, manquent cruellement d'ouverture d'esprit.
Franchement, j'ai bien plus appris sur moi et la vie en lisant du Bottero qu'en lisant du Molière, pour reprendre ton exemple. À mon sens, il n'y a pas une vérité absolue sur ce qu'est la littérature, sur celle qui est bonne ou mauvaise. Chacun a une façon différente de penser et de ressentir les choses. Il serait temps que ces personnes de l'académie et autres inconditionnels de la littérature classique se creusent le citron et comprennent que la littérature n'est pas uniforme et que différents genres peuvent autant en apprendre sur le monde et l'humain que la littérature classique.
7 lieues et un livre
11/04/2018 à 07:05
Comme je me retrouve dans cet article, moi qui ai aussi cherché à défendre la littérature jeunesse et plus généralement la pop culture tout au long de mes études (supérieures). Certaines écoles font des efforts, j'avais eu un très bon cours donnés à Sciences Po Paris sur les contes pour enfants par exemple par une autrice jeunesse Emmanuelle de Saint-Chamas.
Ma déception est plus venue par la suite lors d'un master en édition au cours duquel on essayait par tous les moyens de m'empêcher de travailler sur les albums jeunesse (j'ai fait un mémoire sur l'impact des jeux vidéos sur les albums jeunesse, cocktail explosif). Et maintenant, je fais un tour du monde autour de l'édition jeunesse pour avoir une approche comparative des albums pour enfants à travers le monde. Qui a dit que ce n'était pas sérieux la littérature jeunesse ????
CORINE NÉDÉLEC
11/04/2018 à 23:04
Depuis les années 1980 les auteurs de littérature jeunesse sont le plus souvent des auteurs de romans adultes. Ils sont si passionnants que beaucoup d'adultes deviennent addicts. Bravo pour l'article.
Victoria
12/04/2018 à 19:30
Merci pour cette formidable tribune !
D'autant que refuser de légitimer la littérature jeunesse, c'est néfaste pour les auteurs·ses, mais aussi pour les lecteurs·trices - et c'est vraiment catastrophique de dire à des jeunes lecteurs·trices enthousiastes que leur plaisir de lire est illégitime !
Juliette Celle qui lit dans la nuit
17/04/2018 à 19:56
L'année dernière j'ai passé mes TPS avec le sujet suivant : la place de la famille dans la littérature jeunesse. Si les deux profs qui m'entouraient étaient enthousiastes (car anormaux et y voyant de l'originalité car cela changeait des sujets traditionnels), les deux du jury l'étaient bien moins. J'ai réussi à avoir une bonne note mais je ne suis pas prête d'oublier le regard condescendant que le prof de français n'a cessé de nous jeter quand il n'était pas occupé à fixer le mur. Et ça m'a énervé au plus haut point.