Le dernier roman graphique de Daniel Clowes, Monica (trad. Jacques Binsztok, Delcourt), s’ouvre sur deux soldats de l’armée américaine. Perdus dans la guerre du Vietnam, Johnny et Butch fument une cigarette tandis que sifflent les balles et explosent les obus de mortier. Les années 60, dans ce qu’elles ont de plus décorrélé du monde : des militaires, embarqués dans un conflit, totalement hors du temps…
À 62 ans, on a le droit de ne plus s’emmerder avec un respect trop scrupuleux des faits : Clowes ouvre ainsi son récit avec deux gars, un peu innocents, qui se battent avec l’impression de rejouer la Seconde Guerre mondiale. « The Times They Are A-Changin' », chantait Bob Dylan, en 1964, sauf que personne ne leur a dit, alors ils se battent, la fleur au fusil — ou presque.
Monica ne traite cependant pas de la guerre, pas directement : c’est une époque qui est au cœur du récit, et plus spécifiquement Monica. Fille de Penny, mère célibataire, parce que Johnny, son mari, fait la guerre au Vietcongs, le roman graphique raconte en réalité ce que fut l’existence de cette enfant, à cette époque, dans ce contexte. Et pour traverser le temps, au fil de neuf chapitres, Clowes explore la relation complexe qu’il a entretenue avec sa mère.
Une femme remarquable, certes, mais distante dans son rôle de parent. Mélangeant fiction et éléments autobiographiques, il déroule alors faisceau de réflexions sur ces années 60, baignant dans une contre-culture confuse. Le tout avec Penny, inspirée de sa mère, dont il reconstitue le parcours — alors qu’elle l’a abandonné durant son enfance, pour rejoindre une secte.
Pour aborder pleinement ce récit, ActuaLitté a demandé à Thomas Jacquart, directeur du réseau de librairies BDfugue de choisir et détailler une planche au sein des 106 pages. Évidemment, il ne nous a pas écoutés : il a opté pour une double page.
Pour Scott McCloud, essayiste et auteur, « la bande dessinée est l’art invisible, l’art de l’ellipse entre les cases ». Choisir cette double planche d’ouverture illustre parfaitement cette notion : d’abord, parce qu’elle fait écho à la plus célèbre ellipse du cinéma, celle de 2001, l'Odyssée de l’Espace. Stanley Kubrick effectue un saut dans le temps, qui part de l’aube de l’humanité, avec l’invention de la violence, à l’année 2001, où débute son récit de science-fiction.
Cinématographique, donc, cet alignement de vingt cases sur deux planches retrace par bonds successifs toute la théorie darwinienne de l’évolution des espèces : elle débute certes tardivement, à l’Édiacarien, soit 570 millions d’années avant notre ère. En regard des 4,567 milliards d’années qui nous séparent de la création de la Terre, ce jaillissement de l’existence s’amorce avec des animaux inertes, qui peuplaient les profondeurs océaniques. Peut-être préférait-il attendre que la température se refroidisse un peu.
Il s’arrête cependant quelques décennies avant Kubrick, car le récit se concentre sur Monica : déjà, il signifie que son héroïne s’inscrit dans l’histoire de l’univers. Elle n’en est pas la finalité (encore que…), mais un maillon de plus, parmi les quelque 3 milliards d’habitants, à l’époque.
Deux pages, et un modèle du genre : chaque saynète illustre un événement marquant, d’abord de la planète et de sa faune – les amphibiens, 400 millions d’années, puis les dinosaures, 200 millions plus tard et leur extinction après la chute d’un astéroïde hors norme, voilà 66 millions d’années. Des séquences séparées par des bonds de géant, avant de découvrir Homo habilis, notre ancêtre aux 2,8 millions d’années.
Puis tout se précipite, souvent à travers la violence, comme le soulignait Kubrick : l’histoire de l’humanité s’enclenche, autoréférencée et alimentée par la connaissance que chaque lecteur apporte. Les Égyptiens, et les images véhiculées de grandeur et de violence à l’égard des peuples israélites, puis la crucifixion du Christ, devant le regard de soldats romains.
Cette accélération se reflète d’ailleurs dans la structure même des pages : le gaufrier — la disposition des cases dans la page — montre un resserrement de l’Histoire. D’une première partie où quatre vignettes se succèdent (un balayage de plus de 350 millions d’années), on passe à un découpage en six, qui en couvre 225 millions. La brisure est là. La seconde page reprend cette disposition en six vignettes, avec la même régularité, mais s’ensuivent neuf cases.
Le moule à gaufre est brisé, permettant à Clowes de faire sa propre tambouille (ça m’a ouvert l’appétit, tout cela).
Peste, invasion ou colonisation, conflits religieux, guerre de Sécession, guerres mondiales, Hitler, qui a droit à sa case propre, et la bombe H larguée sur Hiroshima, l’assassinat de Kennedy : heureusement, ce déroulé d’horreurs s’entrecoupe de quelques précieux passages où l’humain s’élève. Ce sera le Hamlet de Shakespeare, Little Richard ou encore l’envoi de la sonde Luna 2, par l’URSS en 12 septembre 1959, sur la Lune…
Tout cela pour aboutir une ultime case, illustrant dans un clin le règne de l’entertainement américain : The Beverly Hillbillies, série racontant l’aventure de la famille Clampett qui trouvera du pétrole sur leur terrain, en tirant sur un lapin. Ils déménageront en Californie, quittant les Ozarks pour un manoir de millionnaires qu’ils sont devenus. Parfaite illustration du désastreux rêve américain…
Un rythme fulgurant, sans recourir au moindre phylactère : le silence est de mise face au vertige de cette épopée du Vivant. Pas un mot, pas un son.
Clowes a ce trait propre à l’école de la BD indépendante des bébés boomers, comme Chris Ware ou Charles Burns, et tant d’autres qui nous ont marqués depuis, la liste serait très longue. Il accentue cette ligne claire malaisante qui emprunte aux angoisses de la génération X, tout en répercutant les caractéristiques si reconnaissables.
En jouant sur des couleurs primaires très tournées vers le pop art, il ancre plus encore cette frise chronologique dans les Sixties. Le voici dans le sillage des titres que publiait EC Comics, éditeur américain des années 40 et 50 spécialisé dans la BD de genre : horreur, SF, guerre, enquêtes policières ou romances...
Neuf récits empruntent l’ensemble des codes de ces genres iconiques, pour narrer le parcours de Monica — dont l’existence ne va pas sans rappeler celle de l’auteur.
« C’était comme si j’avais presque élevé un enfant que je comprenais. On façonne souvent des personnages, on les perçoit à différentes périodes, adultes ou adolescentes, et l’on imagine leur éducation, mais nous ne les connaissons pas véritablement. Dans le cas présent, j’avais l’impression d’avoir vécu chaque minute de sa vie d’enfant : d’une certaine manière, j’entretenais avec elle une véritable connexion, en tant qu’être. » (Daily News)
Photographie : Monica, de Daniel Clowes
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 02/11/2023
106 pages
Delcourt
22,50 €
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