Après plus de 20 années d'interlude, Fabrice Neaud reprend la publication de son Journal, qui est un jalon important dans l'histoire de l'autobiographie en bande dessinée. Mais pas besoin de retourner à la lecture des quatre tomes du premier cycle pour apprécier Le dernier sergent. Dès la première planche, on est happé dans un tourbillon de pensées, de ruminations, de flamboyances et de misère, qui captive grâce un ton, narratif et visuel, d'une densité exceptionnelle. Et quand on tourne la dernière page, en revanche, après des heures de lecture, on risque bien d'avoir envie dévorer les quatre volumes qui ont précédé.
Le journal en bande dessinée est un exercice unique, car, malgré les deux décennies qui séparent la réalisation de ces planches des éléments qu'elles rapportent, le dessin, nourri par les carnets de croquis de l'auteur et de premières versions réalisées à l'époque, donne à voir le passé comme s'il était saisi sur le vif. L'auteur multiplie les allusions et hommages à Proust et au travail de La Recherche, mais là où Marcel n'a que les mots pour ressusciter un passé et des personnages que le temps a changés, Neaud nous permet de les voir, jeunes, saouls, charmés, énervés, comme s'ils étaient sous nos yeux.
Paradoxalement, cette immédiateté de la représentation graphique facilite le discours distancié et analytique du narrateur, que le luxe du décalage temporel rend bien plus raisonné que le protagoniste qu'il était alors. C'est de ce va-et-vient entre narration des passés et discours critique contemporain que surgit l'épaisseur de ce journal, sa véritable matière, sa richesse.
Contrairement à ce que Neaud imagine en se comparant à Houellebecq dans Le dernier sergent, son travail ne se contente pas de donner à voir la misère sexuelle, la détresse affective et l'isolement de nos contemporains, il permet de dépasser ces constats et ces illustrations pour comprendre — voire dénoncer par moment — les liens complexes qu'entretiennent la géographie, l'urbanisme, les rapports de force dans l'espace public, l'homophobie, le salariat et tant d'autres sujets si nombreux au fond que les citer ici reviendrait à rédiger ici un index méritant de figurer en fin de volume.
La lecture de ce nouveau tome des aventures de Fabrice Neaud diariste (ce deuxième cycle, annoncé en quatre volumes ne s'intitule plus Journal, mais en est bien un, en réalité, qui démarre en 1998 et prendra fin, annonce l'auteur, à l'été 2002) implique que le lecteur accepte de se plonger dans ce rythme si particulier où se mêlent les citations littéraires des romans et essais que le bédéiste explore, les propos tenus par les nombreux interlocuteurs au cours de conversations passionnantes, et les images d'époque, les décors, les visages, les corps, les scènes fantasmées.
La particularité de ce journal est qu'il donne tantôt à voir le narrateur de l'extérieur, comme s'il était un personnage du récit, tantôt ce qu'il regarde, comme si son œil n'était qu'une caméra. Ce second processus, particulièrement poussé quand il s'agit de rapporter les propos tenus par un interlocuteur apprécié par le narrateur (Laurent De Graeve, Denis Bajram, Guillaume Dustan, entre autres), rapproche le journal d'un documentaire, où le micro est tendu vers les témoins importants pour recueillir leur parole sans filtre, et sans commentaire critique.
On reste sidéré par ce colossal travail mémoriel, la richesse de la représentation hyper réaliste de personnes réelles (que le temps n'a pas toujours épargnées depuis), de lieux, d'objets. On a parfois l'impression vertigineuse que ces certitudes visuelles et cette abondance de détails graphiques cherchent à compenser les doutes qui traversent en permanence l'auteur sur le sens à donner à tout ça.
Et au sujet de ce que recouvre ce « ça », on pourrait beaucoup discuter pour savoir s'il s'agit simplement d'une compréhension de son identité personnelle, de sa place dans le monde qui l'entoure, ou d'une tentative de mieux déterminer les forces sociales et les pulsions dont l'individu n'est que le jouet, voire d'un dévoilement progressif, à travers le temps, de la façon dont le narrateur manipule ces différents états des choses, maîtrise ces concepts et les utilise au final pour tisser non un portrait de lui-même mais une sorte de tapisserie où figurent, en sus du dessinateur, les livres, les musiques, les conversations, qui lui ont permis peu à peu d'appréhender la place qu'il tient à un moment donné dans un monde qui le dépasse.
S'il a renoncé à le changer, en tout cas, il ne baisse pas les bras face à l'entreprise colossale qui consiste à le reconstituer dans toutes ses dimensions, mêlant souvenirs et désirs, émotions esthétiques et exploration intellectuelle, famille et amitiés, amour et mort. L'émotion du lecteur surgit d'ailleurs bien souvent aux points précis où le narrateur laisse toute la place aux images muettes et à la représentation d'un réel éphémère et révolu, dans laquelle le personnage central se perd, littéralement, corps et âme.
Fabrice Neaud est un personnage à part et terriblement en solitaire, qui se sent isolé à la fois de la communauté des hommes hétéros et de la communauté gay à laquelle il serait censé appartenir. Il se tient toujours dans les marges, que ce soient celles de la bande dessinée grand public, dont il fréquente quelques auteurs montants à l'époque des faits relatés, ou de la nouvelle bande dessinée, à laquelle il appartient sans nul doute, mais dont il se méfie comme de toutes les étiquettes. Avec son physique de phasme barbu, sa personnalité de sauterelle intellectualisante, le narrateur de ce cycle joliment intitulé Les guerres immobiles est toujours à côté, en décalage. Au travail, comme en famille ou avec des amis. On pourrait même dire que c'est sa marque de fabrique.
Fabrice Neaud ne se sent jamais au centre, comme s'il était lui-même dans l'ombre de son propre journal, lui qui en est pourtant à la fois le moteur, le cœur, les muscles et le sexe, surtout, car c'est bien de sexe qu'il est question ici, quand on suit les errances nocturnes du narrateur à la recherche de partenaires fugaces ou de ce militaire entrevu à plusieurs reprises et qui semble insaisissable.
On n'oubliera pas facilement les épisodes les plus marquants, comme cette improbable invitation dans un festival de BD à Rome, où le séjour de l'auteur se transforme en fiasco à répétition, ou les échanges avec des êtres appréciés, des compagnons de route, que ce soit pour quelques kilomètres ou un très long périple. Les lecteurs garderont d'ailleurs à la fin de la lecture cette impression tenace d'avoir cheminé, le temps de quelques centaines de planches, aux côtés d'un personnage hors normes, dans tout ce que cette expression peut avoir de noble et de recommandable.
Fabrice Neaud un héros de BD qui refuse d'entrer dans les cases et qui ne fait que ça depuis des lustres, pourrait-on paradoxalement écrire.
Paru le 27/09/2023
424 pages
Delcourt
34,95 €
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