Une tronche et un nom de Condottiere, Giuliano Da Empoli est plutôt de ces spin doctors façon Machiavel, modelés par les grandes écoles. Bien né comme son personnage, Vadim Alexeïevitch Baranov, ils regardent tous deux la déraisonnable et flamboyante Russie et son « Tsar », Vladimir Poutine. Après un essai sur les populismes européens, l’ancien conseiller de Matteo Renzi ne quitte pas l’analyse politique, mais passe par la fiction pour rendre compte au mieux du plus historique des dirigeants des années 2000 ; et à travers lui, proposer une réflexion sur le pouvoir sans édulcorant.
Le 07/11/2022 à 16:30 par Hocine Bouhadjera
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« Vous et nous n’appartenons pas à la même race, vous savez. Nous avons la peau blanche, bien sûr, et il y a d’autres choses que nous avons en commun, mais entre un Russe et un Occidental il y a la même différence de mentalité qu’entre un habitant de la Terre et un Martien. »
Giuliano Da Empoli est la véritable sensation littéraire de cette année. Amoureux du style ou des structures alambiquées, passez votre chemin. L’auteur ne cherche pas à refonder la langue ou la narration : toute la force de ce texte classique est puisée dans son intelligence. Qui dit clairvoyance politique, dit compréhension des Hommes et des peuples. On dépasse l’écume des événements pour atteindre à leur principe. L’entrée en matière est des plus magiques, dans cette Russie aux fantasmes dostoïevskiens.
Qui est le « mage du Kremlin » ? Giuliano Da Empoli s’est inspiré d’un certain Vladislav Sourkov, éminence grise à la création du parti Russie unie qui mena Vladimir Poutine au pouvoir. Son avatar, l’énigmatique et distingué Vadim Alexeïevitch Baranov, a abandonné son rôle de consigliere du « Tsar ». Où est-il ? Que fait-il ? Un jeune étudiant répond à un de ces tweets en citant le grand écrivain des servitudes, Evgueni Zamiatine, ce « visionnaire qui annonça, cent ans plus tôt le monde numérique et rationalisé, transparent. » Baranov, en résidence surveillée, l’invite dans sa retraite entourée de livres, et lui raconte ses choses vues.
D'Ivan le terrible au terrible Vladimir
Poutine n’apparaîtra que page 80 : d’abord, il y a le grand-père, aristocrate provocateur et survivant. Il part en laissant un ultime conseil à son petit-fils : « Nous ne savons ni ce qui est bien ni ce qui est mal pour nous. Mais nous pouvons librement décider du sens à donner aux choses qui arrivent. Et cela, c’est au fond notre seule et unique force. » Le fils, au contraire, est un zélé membre de l’admirable projet communiste : il « avait vécu toute sa vie pour se garantir de belles funérailles. »
L’idéal soviétique s’effondre, la Russie s’ouvre et se libéralise : « La découverte de l’argent fut l’événement le plus bouleversant de cette époque. Et puis la découverte que l’argent pouvait ne rien valoir, avec la chute de la Bourse et l’inflation à trois mille pour cent. » Les années 1990 moscovites sont un bordel d’une violence « incroyable » où émergent et se canardent ceux qu’on nomme les oligarques. En parallèle, Baranov « se débarrasse une fois pour toutes du monde des intentions, des devoirs et des projets ». Le théâtre, la production télévisuelle, toute une expérience de la mise en scène qui servira à la politique.
Passent les années Eltsine qui finissent en calvaire. C’est alors que le plus puissant et riche oligarque des années 1990, Boris Berezovsky, croit en un gris bureaucrate du FSB, anciennement KGB, pour protéger le clan autour du vieux président alcoolique et réinstaurer de l’autorité, un certain Vladimir Poutine. « Le climat était en train de changer, les gens étaient fatigués et voulaient retrouver un peu d’ordre. Le problème consistait à donner une réponse à cette demande avant que quelqu’un d’autre n’y pense. » Le minéral « tchékiste » va choquer son monde. Il ferme la désastreuse parenthèse démocratique au pays d’Ivan Le Terrible, Pierre le Grand (boucher) et Joseph Staline.
Comment le fils d’une famille modeste, gratte-papier à Dresde, est-il devenu ce despote, dans la grande tradition russe ? Cet indifférent aux nourritures terrestres « a trouvé son bonheur dans le commandement ». Les oligarques y avaient vu un simple nouveau représentant, et l’occasion de sécuriser leur pactole grâce au retour de l’État. S’il restaure bien la verticalité du pouvoir, il met à son sommet les services secrets.
Da Empoli décrit ce passage de relais au profit des Siloviki, forgé à partir du mot sila, la force, qui réunit les corps de sécurité, les services de renseignement et le complexe militaro-industriel russe. Le restaurateur devenu chef d’une armée de troll, puis de mercenaire, Evgueni Prigogine, les nervis du « Parti national-bolchévique » créé par le génial écrivain Edouard Limonov, l’oligarque Khodorkovski… Chacun, par son entremise, contribue à brosser un portrait du système poutinien.
La figure de Vladimir Poutine garde, dans ce récit, son impassibilité première. Il n'est qu’une silhouette implacable, mais à travers les grandes étapes médiatiques de son règne commencé le 1er janvier 2000, on suit sa transformation par le pouvoir, de l'horrible guerre de Tchétchénie à l'annexion de la Crimée. Baranov porte ce regard fin sur un bourreau de travail solitaire, possédé par l’énergie de cette nation âpre à la mystique qui, disait Joseph de Maistre, tient lieu à ce pays de religion. Cette immense table où il a récemment reçu Emmanuel Macron résume sa situation actuelle.
Poutine empereur
Le « Tsar » a évolué avec le temps, mais Giuliano Da Empoli révèle que son ambition n’a pas changé depuis son arrivée au pouvoir : rendre à la Russie son statut historique d’empire.
Pour la comprendre, il faut revenir au début des années 2000. L’Amérique de Bush, qui prolonge dans un certain sens celle de Clinton, est sûre d’elle et hégémonique. Après avoir élargi l’Otan à plusieurs pays de l’ex empire soviétique, elle soutient les révolutions dites « de couleurs », que ce soit en Georgie en 2003 et en Ukraine en 2004. Ces deux pays clés de l’Empire tsariste ouvraient un accès stratégique à la Mer Noire, par la Crimée, cédée par le pouvoir bolchevique à l’Ukraine dans les années 20, et par l’Abkhazie.
Zbigniew Brzeziński l’a écrit dans les années 90 : sans l’Ukraine, la Russie n’est plus un empire. Poutine en est plus que conscient, puisque le plan pour l’Ukraine de 2014, dont résulte l’annexion de la Crimée, se nomme « Nouvelle Russie », terme repris de l’époque de la colonisation au XVIIIe siècle de la partie méridionale de l’Ukraine actuelle, afin de s’offrir cet accès à la mer Noire.
« L’éclatement de l’URSS a été la plus grande tragédie que mon pays ait connue », a très tôt affirmé Poutine, et c’est bien faire renaître la prépotence russe d’antan qui semble motiver cette folle invasion du pays de Prokofiev. Da Empoli rend bien compte de cet esprit de revanche d’un État passé de la domination à l’humiliation. Le fou rire de Bill Clinton face au discours alcoolisé de Boris Eltsine, mal perçu par une partie des russes, en est un exemple :
Plus encore, il montre que la Russie n’est pas l’Occident, comme le roman russe est un univers à part. Vladimir Poutine parle le langage de la puissance, mais la nation de Catherine II, dans les années 2000, possède le PIB de la Finlande : « La seule arme qu’à un pauvre pour conserver sa dignité est d’instiller la peur. » « Tout ce qui fait croire à la force l’augmente véritablement. »
L’auteur, fin analyste politique, résume la stratégie russe face à l’Occident (en déclin ?) : « Nous ne devons convertir personne, Evgueni, juste découvrir ce en quoi ils croient et les convaincre encore plus, tu comprends ? Donner des nouvelles, de vrais ou de faux arguments, cela n’a pas d’importance. Les faire enrager. Tous. Toujours plus. Les défenseurs des animaux d’un côté et les chasseurs de l’autre. Ceux du Black Power d’un côté et les suprémacistes blancs de l’autre. Les activistes gay et les néonazis. Nous n’avons pas de préférence, Evgueni. Notre seule ligne, c’est le fil de fer. Nous le tordons d’un côté et nous le tordons de l’autre. Jusqu’à ce qu’il se casse. »
Dans ce brillant premier roman, le franco-italien offre une réflexion magistrale. Son examen subtil de chaque phénomène lui a, semble-t-il, révélé qu’on ne fait pas de littérature à coup de leçons de morales. Ce livre en est dépourvu. Plus, le point de vue russe est rendu avec une justesse telle qu’on se demanderait si le membre de la Fondation Italie-USA ne serait pas le plus slave des Italiens.
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
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