Dans les premières années du XXe siècle, la famille Dayrolles a l’habitude de passer l’été dans une vieille maison sur une île de la côte vendéenne. C’est là que, jeune fille de presque quatorze ans, Camille, que tout le monde surnomme Criquet, retrouve, avec un bonheur à chaque fois renouvelé, ses vêtements élimés de garçonne pour courir, sauter, parcourir les plages, les rochers, la campagne en compagnie de son cousin Michel, chasser avec son arc les poulpes dans les creux d’eau, profiter de ces moments privilégiés de liberté et de vacances.
Mais cette année-là, les choses ne sont plus exactement les mêmes. Michel a grandi et semble porter une passion bien moindre à leurs courses éperdues sur la plage. Suzanne, sa sœur aînée, semble prendre un grand intérêt à la présence, à ses côtés, d’un jeune homme sensiblement plus âgé qu’elle, délaissant son ami d’enfance Jacques qui est terrassé par cet abandon. Miss Winnie Jenkins, la gouvernante anglaise, ne cesse de harceler Camille, lui reprochant son manque d’assiduité à ses leçons de couture ou de piano. Tante Éléonore se désespère de ses attitudes de garçon manqué et ne cesse de lui rappeler que ce ne sont plus des comportements de jeune fille !
Seuls son père et sa mère ne changent pas. Lui, toujours par monts et par vaux pour causes professionnelles, ne rejoindra que plus tard la famille en vacances. Elle, toujours souffreteuse, ne quitte son lit que pour gagner son fauteuil et ne supporte que quelques instants, les plus brefs possible, la présence de ses enfants à ses côtés.
Criquet, n’ayant aucune illusion sur la qualité d’écoute que sa mère « pourrait [porter] aux mots de sa fille » et qui « savait maintenant que chacun garde les siens », aimerait pourtant trouver auprès de son père, enfin venu les rejoindre, l’oreille attentive et compréhensive pour entendre l’angoisse qui monte en elle et qui fait mûrir des projets insensés.
Criquet ne veut pas faire de la couture avec Miss Winnie, convaincue que la couture ne veut pas d’elle. Criquet ne veut pas de ces habits de fille qu’on voudrait la voir porter et écrase sa poitrine naissante sous un fort bandage pour convaincre le couturier qu’elle n’est pas formée comme une vraie fille. Criquet ne veut pas devenir une femme restant bien sagement maîtresse de maison, mère au foyer et épouse attentive d’un mari toujours absent et occupé de travail et de voyages. Criquet n’accepte pas que les garçons aient toutes les chances et toutes les libertés quand les filles ne seraient destinées qu’à un asservissement définitif dès leur sortie de l’enfance.
Criquet veut convaincre son père qu’elle n’a « pas l’ombre d’une disposition pour être une femme » alors qu’elle « ne [s’]entend qu’avec les garçons : c’est sale, c’est brut, ça hurle, ça cogne, [elle] aime ça », que la couture, le piano ou l’aquarelle, elle a « ça en horreur », qu’elle veut apprendre encore « le latin et les sciences » comme il le lui a permis au grand dam de tante Éléonore et que, à la rentrée, il faut qu’il l’inscrive en pension, lui fasse « couper les cheveux » et lui achète un « costume de garçon » afin qu’elle puisse aller au lycée de Rochefort en profitant de son prénom épicène qui facilitera bien les choses.
Car, pour Criquet, il n’y a pas d’alternative : elle ne veut pas être une fille !!!...
Ce livre est la réédition d’un ouvrage initialement paru en 1913 par lequel Andrée Viollis se posait, comme l’analyse Clémence Allezard dans l’une des deux préfaces ouvrant sur cette réédition, en chantre précurseur du féminisme quand la jeune Criquet « réalise qu’être une femme, c’est être empêchée » et que, avec toute l’énergie de sa jeunesse, elle s’arc-boute contre ce déterminisme qui refuse à une moitié de l’humanité les libertés qui sont réservées à l’autre moitié.
Certes, on peut, parfois, esquisser un sourire sur tous ces avantages (prétendus ?) dont Criquet auréole toutes les vies d’homme mais on ne peut certes pas nier l’évidente injustice sociale et culturelle qui semble se perpétuer aussi bien dans toutes les étapes de l’Histoire que dans toutes les différentes sociétés que les groupes de Sapiens ont constituées dans toutes les régions du globe selon une logique dont Pascal Picq n’a pas, dans son récent Et l’évolution créa la femme, démonté tous les ressorts.
Criquet rue dans les brancards avant même que d’y être complètement harnachée !
Pour autant, son approche insurrectionnelle de cette situation dualiste (« les garçons […] ont toutes les chances. Il leur arrive de belles aventures, ils gagnent de l’argent, des honneurs, de la gloire […] même pour danser […] pour se marier […] ils peuvent choisir qui leur plaît […] ils sont égoïstes […] méchants […] brutaux […] oh comme je les déteste ») fait apparaître quelques faiblesses quand elle est interpellée par un « romancier, auteur dramatique, académicien, psychologue, féministe » qui s’étonne de la voir souhaiter être un homme et ainsi se « ranger parmi les oppresseurs et les tyrans contre les faibles » et non pas plutôt « prendre le parti des femmes » parce « qu’il y a là un rôle à jouer » pour « se rendre utile à soi et aux autres […] consoler les douleurs, réparer les injustices […] faire de la belle et bonne besogne » bien loin de la vanité « des honneurs et de la gloire » !
Ce livre, plus d’un siècle après sa première parution, garde un propos d’une pertinence brûlante et toujours prégnante dans tous les soubresauts de l’actualité aux quatre coins du monde. Les critiques qui sous-tendent l’analyse de la société française de l’époque (ici les pans aristocratique et bourgeois, il faut bien en convenir) sont d’une justesse évidente et sont présentées avec la légèreté des propos d’une toute jeune adolescente qui permet, dans le contexte social du début du XXe siècle, de proférer une dénonciation acerbe dans un discours résolument progressiste.
Il reste une question à laquelle je n’ai pas su trouver une réponse satisfaisante après avoir fermé ce livre. Qu’est-ce qu’Andrée Viollis a fait de Camille, la dernière page tournée ? Certes, Camille a bien compris qu’elle n’était pas, qu’elle ne serait jamais, un garçon mais a-t-elle à nouveau croisé le chemin du philosophe féministe et s’est-elle rangée aux suggestions qu’il lui avait faites ? Ou pas ?...
Ou bien ce livre n’est-il, comme le dit Constance Debré, dans l’autre préface de cette réédition, qu’« un livre magnifique sur l’enfance » ?
Paru le 24/06/2021
264 pages
Editions Gallimard
10,50 €
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