Les députés UMP qui avaient porté leur proposition de loi, en juin 2013, ne s'étaient peut-être pas vraiment trompés : pour défendre la librairie, contre une hypothétique concurrence déloyale, vis-à-vis de la vente en ligne, le législateur était sollicité. Ainsi, les députés UMP disaient : « La prestation de livraison à domicile ne peut pas être incluse dans le prix ainsi fixé. » L'idée avait du bon, mais le gouvernement a voulu mettre son grain de sable. Et l'affaire prend une tournure inattendue.
Le 16/01/2014 à 13:37 par Nicolas Gary
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16/01/2014 à 13:37
Christian Kert en rigole encore
Quels que soient les débats sur la librairie, députés et sénateurs ont tous la défense du livre à l'esprit. Mais en pratique, les technocrates manquent parfois de clairvoyance. Lors des dernières discussions au Sénat, la loi visant à encadrer la vente à distance de livres a été adoptée, avec l'article suivant :
Lorsque le livre est expédié à l'acheteur et n'est pas retiré dans un commerce de vente au détail de livres, le prix de vente est celui fixé par l'éditeur ou l'importateur. Le détaillant peut pratiquer une décote à hauteur de 5 % de ce prix sur le tarif du service de livraison qu'il établit, sans pouvoir offrir ce service à titre gratuit.
Quand on entend des professionnels dire que « personne n'est en mesure de donner le principe de la loi », sachant qu'eux-mêmes peinent à la saisir, la lecture seule du texte suffit à s'en convaincre. Mais un sérieux problème dans cette législation nous a été rapporté par un lecteur :
Actuellement les administrations (documentation, médiathèques), comités d'entreprise, syndicats, etc. achètent leurs livres à distance chez un libraire (fax, mail, internet, courrier, etc.) et se les font livrer dans leurs locaux. Rien ne distingue leur pratique de celles des particuliers qui commandent en ligne.
La nouvelle loi s'appliquera nécessairement sur leurs achats, menaçant la remise de 9% et la gratuité du port dont les les administrations bénéficient le plus souvent. Il me semble incroyable que personne ne prenne conscience de ce risque créé par la rédaction actuelle du projet de loi qui, en parlant de vente à distance, ne distingue pas les achats des particuliers de ceux des administrations.
Quelqu'un pour m'expliquer comment une administration pourra justifier le maintien de sa remise si la commande est transmise par mail ou internet et n'est pas retirée directement en librairie ? C'est une bonne nouvelle pour les libraires, mais je ne suis vraiment pas sûr que les administrations seront ravies de découvrir qu'elles sont les dindons de la farce.
Pour comprendre la pertinence de cette réflexion, il faut prendre en compte que le terme « acheteur », dans la loi, englobe donc tout type de clients qui profiterait d'une vente à distance de livres. Certes, on parle des particuliers, mais également des collectivités publiques ou encore de comités d'entreprise.
@ActuaLitte donc ça vous intéresse pas de comprendre pkoi les administrations risquent d'avoir budgets d'acquisition amputés de plus de 9% ?
— Torrıɗe Florıɗe (@TorrideFL) 15 Janvier 2014
Tentons tout d'abord d'expliquer au plus simple le texte de la loi, avec un exemple concret :
demain : si je réalise en tant que particulier 100 € d'achats de livres, et que les frais de port s'élèvent à 20 €, le vendeur aura le droit d'effectuer une remise de 5 % du montant total de la vente de livre, donc 5 €, qu'il pourra déduire des frais de ports. En somme, ma facture sera de 100 € d'achat + 20 € de frais de port - 5 € = 115 €.
aujourd'hui : pour 100 € d'achats, les vendeurs en ligne offrent la gratuité des frais de port, mais également 5 % de remise, soit 95 € de facture à régler. Le différentiel représente donc le prix d'un livre.
Prenons strictement le cas des collectivités publiques, et plus spécifiquement, du marché des bibliothèques publiques. Aujourd'hui, une dizaine de structures en France sont organisées pour la vente à ces établissements, pour un marché qui représente 200 millions €. C'est avec le conseil municipal que les sociétés traitent, et donc à lui que la facture est envoyée. Or, cette vente découle d'un appel d'offres auquel les entreprises répondent, toutes dans les mêmes conditions commerciales.
Une facture de 6 millions € de frais de port aujourd'hui
Dans ce cadre, la loi prévoit une remise de 9 %, et toutes les sociétés proposent la gratuité des frais de port pour ce service. « Les frais de port représentent peu ou prou 3 % du chiffre d'affaires réalisé par les structures. Si la loi s'applique à la vente aux collectivités ou aux sociétés privées, cela arrangerait bien évidemment le compte d'exploitation des sociétés qui vendent aux collectivités », nous précise-t-on. Bien évidemment, puisqu'à ce jour, si le marché des bibliothèques représente environ 200 millions €, les frais de port offerts peuvent être évalués à 6 millions € que les conseils municipaux ne versent pas.
Or, la plupart des structures spécialisées dans la vente aux collectivités ont passé des accords avec des transporteurs, pour la livraison de palettes entières de livres. Autrement dit, des arrangements financiers spécifiques.
« Il n'y a aucune raison pour que l'on n'englobe pas la vente aux collectivités, en regard du texte, tel qu'il est rédigé. Mais évidemment, cela va avoir un impact sur les collectivités, auquel elles ne s'attendent probablement pas », assure une professionnelle. Surtout qu'à ce jour, Amazon ne fait pas - pas encore ? - de ventes aux collectivités. « La loi est définitivement très mal pensée. Ça donne l'impression que l'on n'a pas bossé sur les conséquences de ce texte. »
Selon nos informations, le Syndicat de la librairie française doit se réunir dans les prochains jours, pour évoquer cette interrogation. « Il semblerait que si la question n'a pas été envisagée durant les débats parlementaires, c'est un choix conscient », entend-on entre deux couloirs.
Mme Bariz Khiari, rapporteure du texte pour le Sénat avait pourtant survolé le sujet, dans les disccusions de la Commission de la Culture, de l'éducation et de la communication, le 18 décembre dernier.
Toutefois, le commerçant peut appliquer à ce prix une remise maximum de 5 %, ce pourcentage pouvant être porté à 9 % pour des achats réalisés par les collectivités publiques, entreprises, bibliothèques ou encore établissements d'enseignement.
La vente de gré à gré, autre zone d'ombre
L'autre problème, mineur en regard de ce que les collectivités pourraient encaisser, c'est celui de la vente de gré à gré. « Aujourd'hui, quand une école me passe une commande de 100 €, qui est donc inférieure au montant qui impose de passer par un appel d'offres, je prends ma voiture pour les livrer. On pourrait dire que les frais de port sont également offerts, puisqu'ils sont à ma charge, en frais d'essence. Et j'effectue tout de même une remise de 9 %. »
Mme Françoise Cartron pointait pourtant l'importance du sujet, toujours au cours des débats de la Commission
Les librairies indépendantes sont souvent soutenues financièrement par les collectivités territoriales, mais beaucoup n'en sont pas moins en difficulté. Ce texte, même vertueux, ne leur redonnera sans doute pas l'oxygène nécessaire
On le comprend, la situation législative empiète sur quelque chose de bien plus vaste. En 2012, le marché du livre en France représentait 4,13 milliards €, et l'on comprend bien que les 200 millions € des bibliothèques pouvaient passer à la trappe législative. Néanmoins, les collectivités locales apprécieront de savoir que la Cour des comptes leur demande de faire des économies, et qu'en parallèle, le législateur s'apprête à leur faire payer plus cher leurs achats de livres.
Mise à jour 17/01 :
Le Syndicat de la librairie française a apporté une réponse, qui rassurera tout un chacun dans les collectivités locales. En effet, les collectivités locales bénéficient d'un régime dérogatoire, que les modifications apportées à l'actuelle législation ne concerneront pas. voir l'explication du SLF
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