La disponibilité des fichiers n'a pas échappé aux internautes. Après avoir reçu le prix Nobel de littérature, Patrick Modiano est rapidement devenu l'égérie des pirates. Sur le site désormais fameux, Torrent411, un pack de 20 ebooks réunissant l'œuvre de Modiano a été proposé la semaine passée. Plus de 3200 téléchargements plus tard, un constat s'impose, « les pirates ne sont pas tous des ados boutonneux » nous glisse un observateur.
Le 20/10/2014 à 10:10 par Nicolas Gary
Publié le :
20/10/2014 à 10:10
Une fois n'est pas coutume, François Bon a tiré la sonnette d'alarme, avec un commentaire depuis Facebook
le pourrissement continu de toute notion de création et de respect du boulot : pack de 20 EPUB pirate de Modiano référencés officiellement en haut de page des recherches Google « modiano epub » et tout le monde trouve ça très bien – en attendant, servez-vous...
Le pack est en effet assez impeccable, peut-on assurer : le code est propre, généré par Calibre, le tout ragé dans un répertoire nommé par titre de livre, les fichiers sont pourvus de métadonnées. « Du bon boulot », souligne un connaisseur. Mais cette nouvelle incursion dans le monde de la contrefaçon, révèle tout autre chose, une tendance qui s'affirme avec le temps : les pirates agissent comme des libraires, en surfant sur l'actualité de l'édition.
Sur les traces de l'actualité de l'édition
La tendance s'était en effet remarquée sous lma forme d'une blague potache, en novembre 2011. Une dizaine de jours après la remise du prix Goncourt à Alexis Jenni, pour L'Art français de la guerre, la Team Alexandriz diffusait une version numérique du livre. Mais il s'agissait autant de proposer une version ebook que de montrer l'activité des pirates, qui avaient corrigé plusieurs coquilles contenues dans le fichier originel – et que l'on retrouvait dans la version papier.
Déjà, à cette époque, l'ebook de Jenni vendu avec DRM avait soulevé la question de cette protection de fichier passablement médiocre. Chose amusante, depuis, plusieurs maisons se sont tout de même ravisées, avec une alternative aux DRM. Quand on se souvient qu'Adobe surveille les fichiers qui passent par le logiciel Digital Editions 4, et que l'on ajoute le coût d'une licence DRM pour les fabricants de lecteurs ebook ou développeurs d'application de lecture, il serait plus que temps de voir les mentalités changer.
En septembre 2013, c'était Thomas Gunzig, qui publiait au Diable Vauvert, Manuel de survie à l'usage des incapables. Une nouvelle fois, la rentrée littéraire était ciblée par les pirates. Vexé, étonné, furieux, et résigné, l'auteur expliquait à ActuaLitté
que la situation l'ennuie, certes, mais que cette présence sur le tracker n'est pas blanche ni noire. « Je n'ai pas non plus passé la nuit là-dessus. Quand j'ai découvert le lien torrent, j'ai immédiatement pensé “Voilà des ventes qui s'envolent.” Mais il ne m'a pas fallu quatre minutes de réflexion pour envisager que neuf personnes sur dix ne l'auraient probablement jamais acheté — parce qu'elles ne me connaissent pas, parce qu'elles n'en ont pas entendu parler... Pour tout un tas de raisons. En revanche, il m'a fallu un thé vert sans sucre pour me calmer », plaisante-t-il... à moitié.
« Finalement, cette mésaventure est assez positive pour moi, parce que cela représente un peu de promotion auprès de lecteurs qui peuvent découvrir ce que je fais. Mais également parce que j'ai accès à un nombre de téléchargements en direct : je sais combien de personnes se sont procuré le livre, et c'est quelque chose d'extrêmement important. »
Le coup de tonnerre de la rentrée 2014
Et puis, on avait certainement accordé trop peu d'importance à l'activité jusqu'à cette rentrée littéraire 2014, où soudainement, une grande partie des livres du mois d'août étaient disponibles en fichier pirate. Au travers d'une bibliothèque ouverte aux quatre vents, depuis les serveurs de Microsoft et l'outil de cloud Drive, on pouvait s'abreuver de 7 Go de fichiers, et des milliers de livres numériques. Un téléchargement direct pour lequel les services juridiques du SNE avaient été mobilisés – et Microsoft sollicitée directement par le groupe Hachette Livre pour mettre un terme à cette bibliothèque.
« Les éditeurs devraient beaucoup plus s'inquiéter de cette forme de piratage que du streaming ou un Peer-to-Peer », analysait Thiery Crouzet, romancier qui nous avait signalé l'affaire. Ce qui est sidérant, c'est que l'on retrouvait des titres dans cette liste qui n'étaient alors pas encore sortis en librairie – et donc pas encore dans les ebookstores. « C'est intéressant de se dire qu'il a pu les mettre en partage avant l'office. Cela pourrait impliquer qu'un insider les a mis en partage, et que le fichier provient directement d'un service numérique chez les éditeurs. »
Et puis, plus récemment encore, c'est le coup d'éclat des Editions les Arènes qui a surgi sur le réseau pirate. À peine disponible dans les ebookstores, l'ouvrage de Valérie Trierweiler, Merci pour ce moment, se retrouvait distribué par trois trackers Torrent, au moins.
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
« Nul doute que la rupture de stock a incité les internautes à aller chercher sur le net le Précieux. Pour un coup d'édition, c'est un coup énorme, parce qu'il est clairement le plus piraté de France depuis que l'on propose une offre numérique légale. Ce qui est certain, c'est que le chiffre de 31.000 ebooks téléchargés peut certainement être multiplié par deux, ou trois, sans peine », nous précisait un spécialiste de l'édition numérique. À ce jour les fichiers semblent avoir disparu, mais on avait recensé, au plus fort, plus de 55.000 téléchargements.
Des pirates qui éditorialisent la contrefaçon
Alors quoi d'étonnant, finalement, de retrouver, le romancier français, prix Nobel de littérature 2014, dans les colonnes du site T411 ? Ce ne sont pas, à proprement parler, ni les éditeurs, Folio, Gallimard ou Seuil, qui sont ciblés, mais bien entendu, l'actualité littéraire. « Les pirates suivent l'actualité littéraire majeure. On peut en déduire que c'est une forme de banalisation et de facilité du téléchargement illégal et gratuit qui provient de ce que les demandeurs sont des lecteurs lambda, et non plus des geeks amateurs de SF ou des lecteurs de littérature de genres. En somme, “pirates” et lecteurs suivent forcément l'actu de la littérature », analyse une autre source.
Or, cette fois, il ne sera pas même possible d'accuser le prix de vente des livres numériques, puisqu'ils sont dans l'ensemble proposés pour 5,99 € – avec le DRM Adobe, malgré tout. Certains exemplaires sont à 4,99 €, d'autres à 6,49 €, mais nous sommes loin des prix habituels. Sauf que ces prix sont alignés sur la version poche, et donc proposés à quelques dizaines de centimes d'euros de moins que le Folio. Ce qui est à prendre en considération alors, c'est probablement l'absence de médiation globale autour des œuvres numériques, de la part des éditeurs.
Peut-on toutefois refuser le statut de prescripteur à des voleurs ? La question mérite d'être posée : Torrent411 n'est évidemment pas un site de libraire, c'est un espace où l'on retrouve des liens vers des trackers Torrent, et donc des œuvres contrefaites. Pourtant, l'éditorialisation est évidente, et l'activité de mise en avant, incontestable. Tabler sur le piratage d'un prix Nobel n'a évidemment rien d'une prise de risque, comme pourrait le faire un libraire, mais si l'on se rend en librairie, n'y trouvera-t-on pas les ouvrages du Prix Nobel ?
Le fonctionnement de Torrent411 repose sur une offre solidement encadrée par des publicités diverses et variées. Logique, donc, dans la perspective d'affichage de bannières rémunératrices que les administrateurs s'intéressent à un auteur qui fait l'actualité, et se trouve en mesure d'attirer du trafic. Pour le monde de la musique et celui du cinéma, l'idée que l'offre pirate suive de très près, voir anticipe, les sorties officielles n'a plus rien d'anecdotique. En revanche, le monde du livre n'avait pas encore connu un pareil enthousiasme. Difficile, désormais, de croire, à moins de se voiler la face, que l'édition puisse espérer une dérogation au téléchargement numérique pirate.
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