Février 2022. A proximité de Fort Yukon. Là où le fleuve éponyme atteint son point le plus septentrional avant de repartir se jeter dans le Pacifique Nord, au Sud du Détroit de Béring, à près de 1000 kilomètres de là, vers l’ouest.
Les recherches anthropologiques effectuées pendant plusieurs années par Nastassja Martin auprès des Gwich’in implantés à cheval sur la frontière entre l’Alaska (USA) et le Territoire du Yukon (Canada) étaient éclairées par une sorte d’évidence issue de ses discussions avec un de ses interlocuteurs locaux.
Clarence, lui avait affirmé que son peuple « avait appris le même jour [...qu’ils étaient] des citoyens américains [après avoir] été russes » ajoutant « que les Alent du Sud s’en souvenaient jusque dans leur chair ; que les Tlingit du Sud avaient vaillamment combattu ; que les Yupik du Nord Ouest s’étaient laissé faire ; que les Impiat du Nord avaient vendu leurs baleines ; mais que les Russes n’étaient jamais arrivés jusqu’aux Gwich’in […] parce que ce territoire Gwich’in était trop à l’Est » ! Et, poursuivant en remontant loin dans les mémoires tribales, il ajoutait encore que « avant, vraiment avant, on est sûrement venus de là bas, par le grand pont de glace [… laissant] la côte et le blizzard [… aux] Eskimo [… et] passé notre chemin sans hésiter pour rejoindre la forêt ».
Une perspective devenue obsessionnelle pour la scientifique qui pressentait l’insuffisance de ses recherches sur un seul côté du Détroit et la nécessité de « faire dialoguer les deux bords de Béring » en essayant de « remonter vers les liens des lieux et collectifs avant que la colonisation ne les brise ».
Obsession donnant progressivement corps à de nouvelles « préconceptions théoriques » où pourrait éventuellement être envisagée la possiblité « d’un ancien monde renaissant de ses cendres face à une crise ».
Juin 2014. Région de Bystrinski. Au pied du volcan Ichinski qui est le point culminant du Kamtchatka (Russie). Nastassja Martin « fait le siège » des représentants Even, pour la plupart rassemblés dans le village d’Esso.
Les Even sont d’anciens nomades, éleveurs de rennes, progressivement sédentarisés, dépouillés de leurs troupeaux et installés dans des kolkhozes par les autorités de l’ex-Union Soviétique.
La chute de l’Union Soviétique, même à cette distance énorme de Moscou, n’est pas passée inaperçue et les populations locales ont subi cet effondrement. Il a fait disparaître nombre des points d’appui d’une société artificiellement imposée aux autochtones par le régime soviétique.
La collectivisation des troupeaux a été remplacée par un accaparement de ceux-ci au seul bénéfice de quelques uns. La mise au ban des traditions chamaniques en a tari l’essence primordiale quand elles ont été reconverties en aimables animations folkloriques à destination des touristes. La disparition de l’omniprésence politique et financière de l’État a provoqué un plongeon de la société dans un déséquilibre généralisé et un vide du pouvoir où les interventions à caractère mafieux sont devenues, comme la corruption, monnaie courante sinon règle de vie publique.
Les contacts de Nastassja Martin seront longs à se dérider et à finir par lui confirmer « entre deux verres de vodka […] l’existence d’une famille Even » qui avait « décidé de repartir vivre en forêt après la chute de l’Union Soviétique ».
Certes, les qualificatifs utilisés pour désigner ces « renégats », ces « arriérés qui refusent le progrès » en disaient long quant au mépris dont ceux qui étaient restés les gratifiaient. Mais ils traduisent aussi toute « l’infinie tristesse » d’avoir « quitté la forêt », de ne plus avoir de rennes ni de territoire de chasse. Certainement de l’envie ?
Au bout d’une attente sans fin et sans justification, au fond de la forêt, les vannes se sont finalement ouvertes : au bout du refus de recevoir des scientifiques au sein de leur vie choisie à l’écart des regards, un des membres de cette famille est venu les « sortir de ce camp de chasse russe pour [leur] faire traverser la rivière, ligne-frontière, qui s’écoule paisiblement entre deux mondes qui s’ignorent ».
Ce livre débute là : au moment de la rencontre ! Et s’écoule lentement. Au fil du temps long des contacts et du partage du quotidien, une certaine intimité s’installe entre les Even et l’autrice qui va alimenter une analyse sans fard d’une expérience culturelle inédite. Comment des gens ont été, de force et sans ménagement, extirpés de leur culture, privés de leurs racines, amputés de leurs chamanes (sans parler de leur biens – les rennes – et de leur liberté – la vie nomade) ? Pour finalement reprendre le chemin de la forêt dès lors qu’ils ont pu se soustraire au régime coercitif qui les avait coupés de leur histoire.
Tout au long de cet ouvrage épais, dense et parfois très technique, Nastassja Martin tente de suivre ce chemin du « retour aux sources » et d’en pointer forces, faiblesses, contraintes, embûches et autres possibilités d’avenir et/ou de succès de l’expérience.
Elle décortique, au passage, tous les « leviers conceptuels actionnés par les politiques d’assimilation pour façonner une organisation du monde servant les intérêts des États de droit et des acteurs économiques qui y sont associés ». Cela, en montrant que les stratégies que l’État soviétique a mises en œuvre pour plier ces populations à ses idées rejoint totalement ce que, par exemple, le Canada a pu faire avec ses Nations Premières ou, également, tous les pays colonisateurs avec les pays colonisés.
Et elle interroge la capacité des collectifs autochtones à réanimer les anciens mythes écrasés pour offrir des réponses aux crises systémiques actuelles ! Même si « on dirait que les univers mythologiques sont destinés à être pulvérisés à peine formés, pour que de nouveaux univers naissent de leurs débris » (C Lévi-Strauss).
Elle rejoint, au travers de la discussion relative aux mythes, les propositions de B. Morizot en invitant à « renouveler le dialogue avec les êtres dont nous avons besoin pour exister quand nos corps n’ont plus les dispositions nécessaires pour se comprendre ». Faire preuve de diplomatie. « Reprendre le dialogue avec les autres qu’humains ». Il faut « recommencer à rêver ». « Sans les chamanes ». Pour « pouvoir survivre en forêt » !
Elle pointe du doigt le grand écart que nous sommes collectivement en train de faire en oubliant que : « il existe une limite, à laquelle les humains doivent se rendre sensibles s’ils veulent préserver la vie, la leur et celle de leurs compagnons autres qu’humains, sans lesquels plus rien ne serait possible ». Et s’approprie l’idée selon laquelle il n’est pas « déraisonnable de penser que les conséquences de cette rupture […] sont reportées dans le temps et dans l’espace pour devenir incommensurables » !
Face au constat selon lequel « nous sommes à l’orée d’une perte si abyssale qu’elle nous laisse stupéfaits », Nastassja Martin nous interroge : « vers quoi œuvrons nous [… et] à quel prix » ?
Son amie Even, Daria, pose objectivement, dans ses actes, des réponses.
Un livre magnifique.
Paru le 01/09/2022
297 pages
Les Empêcheurs de penser en rond
21,00 €
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