Couronné avec Paul à Québec par le Prix du public au festival d'Angoulême en 2010, désormais enseigné dans les écoles d'art et devenu un modèle pour bien des auteurs qui se racontent en BD, Michel Rabagliati n'imaginait pas, en dessinant les premières planches de Paul, que son travail allait rencontrer pareil engouement. Il aurait fallu être le devin d'Astérix en personne pour l'entrevoir, car, à l'époque, la BD québécoise n'était pas en pleine forme. Les éditions de la Pastèque publient un très beau livre d'entretiens et d'explications pour retracer le parcours d'un artiste hors du commun.
Le 15/12/2022 à 10:00 par Nicolas Ancion
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Publié le :
15/12/2022 à 10:00
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Le succès impressionnant des aventures de Paul, double en version papier du bédéiste québécois Michel Rabagliati, est un phénomène d'autant plus étonnant qu'il a vu le jour dans un paysage éditorial québécois qui, à la fin du millénaire dernier, n'envisageait pas de publier une série qui rencontre à la fois le succès public et la reconnaissance des pairs de l'autre côté de l'océan.
À l'époque, les échanges suivaient plutôt la trajectoire inverse : presque tous les albums étaient importés de France du côté francophone et les comics débarquaient en flot continu de chez le voisin américain pour les anglophones. Encore et toujours des produits d'importation. Julie Doucet devait se sentir bien seule, elle qui se faisait publier chez les indépendants anglophones...
De l'eau a heureusement coulé sous les ponts depuis, et la BD québécoise n'a plus à rougir de la comparaison avec les autres territoires. Le travail de Michel Rabagliati a remporté de nombreux prix et de plus jeunes dessinateurs comme Jimmy Beaulieu ou Philippe Girard font des carrières remarquables, tandis que la série les Nombrils de Maryse Dubuc et Marc Delaf a conquis un très large public.
Le magnifique ouvrage publié par les éditions de la Pastèque, avec ses 304 grandes pages, permet d'entrer en détail à la fois dans les planches des albums de Paul et dans le parcours de son créateur. C'est Michel Giguère, animateur infatigable du milieu de la BD à Québec, qui a mené, en fin connaisseur, les entretiens avec le dessinateur et scénariste et qui consacre de nombreuses pages à l'analyse des planches de l'auteur et à la mise en perspective de ses multiples talents.
Paul, entretiens et commentaires est une monographie détaillée, dont bien des auteurs rêveraient. Tant de bienveillance et d'attention, de pertinence et d'intelligence, font penser au tandem Sadoul et Franquin, qui avait si bien mis en valeur le génie du père de Gaston (Et Franquin créa la gaffe, chez Glénat, un ouvrage qui est à nouveau disponible en librairie depuis quelques semaines, pour que de nouveaux lecteurs puissent se régaler).
C'est l'une des certitudes qui irradie tout au long de la lecture : la vie de Michel Rabagliati n'est pas juste le sujet dont il tire la matière des albums de Paul, elle est aussi, par un étrange renvoi d'ascenseur, le résultat du succès du personnage le plus célèbre de la BD québécoise.
Michel Rabagliati s'est d'abord formé aux arts graphiques, avant de fonder son propre studio de communication et de publicité. Un travail qui ravit en lui le passionné de typographie, l'amoureux des belles images... mais qui lui laisse aussi pas mal de temps libre, étonnamment : en attendant le retour du client sur le projet qu'il vient d'envoyer par fax, il peut s'adonner librement à d'autres activités. Mais la guitare ou le ping-pong auraient dérangé les camarades d'atelier. Voilà comment Michel Rabagliati se lance en 1998 dans l'écriture d'un premier récit en bande dessinée : Paul à la campagne.
À vrai dire, le déclic avait eu lieu quelques mois auparavant, lors de la lecture du mémorable Journal d'un album de Dupuy et Berbérian (publié à l'Association fin 1994). Ce récit autobiographique et drôle, narrant les déboires d'un tandem de dessinateurs, parle à Rabagliati, plus encore que les bandes dessinées indépendantes de chez Drawn & Quaterly qu'il avait dévorées avant — peut-être parce que les textes en anglais le touchaient moins.
Les douze pages en noir et blanc de son premier récit, il les reproduit en photocopie à une dizaine d'exemplaires, destinés à la famille et à quelques proches. Tout se serait sans doute arrêté là s'il n'avait rencontré dans une librairie sépcialisée BD, La mouette rieuse, deux libraires qui lançaient une revue de BD, Spoutnik. Frédéric Gauthier et Martin Brault connaissent le travail graphique de Rabagliati pour la pub, ils sont emballés par ses premières planches. La rencontre est décisive. Les deux libraires créeront bientôt les éditions de la Pastèque et y publieront le premier véritable album des aventures de Paul : Paul à la campagne.
Un quart de siècle plus tard, le premier récit court de Rabagliati se relit comme la matrice de toute l'œuvre à venir, qui ne déviera jamais de sa trajectoire de départ : un récit intime, voire intimiste, qui décale légèrement — par pudeur, probablement — la réalité de l'auteur, et propose une fiction bourrée de nostalgie, qui fait surgir à la fois le rire et les émotions.
Ce gros album permet de réaliser à quel point Rabagliati se trouve à la croisée des chemins. Les références qui l'ont nourri sont évidemment les grands classiques de la BD (Tintin, Astérix et Bécassine, mais surtout Franquin, son idole absolue), mais son travail d'illustrateur dans la communication l'a amené à développer un style personnel très coloré, mêlant les couleurs chaudes et les formes très géométriques, alliant dans un mélange bourré d'émotions la souplesse de Miroslav Sasek et les formes ultra lisibles des illustrations d'Alain Grée pour Casterman. Dans les deux cas, ces influences majeures ne sont pas des bédéistes, mais des géants de l'illustration d'albums pour enfants.
Son dessin bien rôdé dans la communication visuelle, efficace, abandonnera la couleur quand il s'aventurera sur le terrain de la BD, mais conserve le talent « encyclopédique » de ces deux maîtres pour donner vie à des décors et accessoires à la fois simples et très parlants : une forêt, une voiture, un resto en bord de route... Quelques traits gras, tout en courbes et en fluidité, des décors soignés, voilà le cadre où vont se déployer, album après album, les étapes de la vie de Paul. La découverte de la vie en ville, les métamorphoses de la vie professionnelle, puis le deuil, la maladie... Avec Paul, c'est une vie au complet que Rabagliati a retracée, avec un talent particulièrement affûté pour saisir le passage du temps sur les choses, sur les lieux, sur les gens et, bien plus encore, sur les émotions dont les souvenirs se retrouvent chargés.
On aimerait lire encore bien des aventures de Paul, mais faute de nouveaux albums, on se laisse littéralement happer par la conversation entre les deux Michel, on les écoute, on regarde avec eux les cases et les planches, les premiers travaux de commande, les pépites sorties des cartons et on a les yeux qui brillent, comme un gamin étendu sur le plancher de sa cabane au Canada qui découvre un nouvel Astérix il y a un demi-siècle. Le temps passe vite, les grandes BD nous aident à l'oublier. Ou à l'accepter, allez savoir.
Paru le 28/10/2022
320 pages
Editions de la Pastèque
38,00 €
Paru le 09/11/2022
434 pages
Glénat
39,00 €
1 Commentaire
NAUWELAERS
17/12/2022 à 01:15
Attention, ne pas confondre avec «Petit Paul», de Bastien Vivès !
(Ensemble, pleurons de rire avant censure indispensable.)
CHRISTIAN NAUWELAERS