Ce livre est l’histoire de rencontres. D’abord celle d’un homme avec un insecte. Un insecte emblématique : l’abeille ! Et pas n’importe quelle abeille de n’importe quelle ruche ! Non ! L’abeille noire. Apis melllifera mellifera. L’abeille sauvage, endémique de nos régions !
Celle qui, lors de la dernière glaciation, est venue se réfugier sur les bords de la Méditerranée et a réussi, grâce à ses qualités adaptatives magnifiées par la sélection naturelle, à y survivre. Puis, profitant du recul desdits glaciers, a étendu son aire de répartition loin en Europe vers l’Est et le Nord. Celle qui, aujourd’hui, se trouve menacée par diverses contraintes auxquelles ses capacités remarquables (« frugalité, vivacité, réactivité ») ne l’ont pas préparée et notamment l’introduction, par l’homme, d’espèces exotiques porteuses de parasites contre lesquels elle n’a pas développé de mécanismes de protection ou bien qui, au contact de ces nouvelles venues, vont métisser son patrimoine génétique et sa nature sauvage au risque d’appauvrir voire de perdre totalement la résilience qui est la sienne face aux contraintes naturelles locales.
Ensuite, rencontre avec un milieu (retour vers ce milieu, plus exactement), une région un peu rude au sud du mont Lozère, au beau milieu des Cévennes. Un pays qui a vu, comme tant d’autres, sa population s’effilocher au fur et à mesure d’un exode rural implacable se traduisant par une déprise agricole systématique dont le premier effet a été l’extension forestière et, par voie de conséquence, la réduction des espaces libres. Les espèces florales ont alors vu leur territoire se restreindre peu à peu entraînant la réduction des zones de butinage des essaims sauvages.
Rencontre aussi avec des hommes. Notamment avec Paul, un vieux Monsieur qui, du haut de ses quatre-vingt-dix ans passés, continuait de s’occuper de ses ruches (avec « les gestes des anciens » qui ne se préoccupaient pas tant de productivisme que de relation équilibrée avec les abeilles noires) auxquelles il apportait une attention passionnelle, guettant les essaims sauvages pour les ramener dans des ruches qu’il fabriquait lui-même avec des troncs de châtaigniers évidés et installés avec soin dans des ruchers-murs, selon une exposition méticuleusement choisie : au soleil et à proximité d’une source d’eau courante et toujours disponible !
Pas question, pour Paul, de priver les abeilles de leur miel pour le remplacer par un ersatz sucré et d’exploiter ses travailleuses infatigables : si la production d’une ruche ne permettait pas d’en obtenir un surplus consommable, alors il laissait l’essaim bien tranquille. Mais rencontre aussi avec des scientifiques, notamment Lionel Garnery, auteur de la postface, qui, au sein du CNRS, étudie les abeilles noires pour tenter d’apporter des pistes visant à conserver leur patrimoine génétique et éviter de faire tomber un nouveau pan de biodiversité.
Tout au long du voyage qu’il nous propose dans cette Vallée de l’Abeille Noire — qui est un lieu, un emblème, une réalité physique, une Association, une fête annuelle depuis 2014 (un peu mise à mal par — encore — un virus exotique venu tarabuster non pas les insectes, mais les bipèdes que nous sommes), un état d’esprit, un mode de vie, une (tentative de) promesse d’avenir — Yves Élie énumère et disserte sur nombre des écueils et des perturbations qui guettent cet insecte auquel il voue une admiration (méritée) sans bornes !
Ceux et celles déjà évoqué(e)s ci-dessus (comme la déprise agricole ou l’arrivée de souches exotiques porteuses de risques bactériens ou viraux).
Mais aussi : les nouvelles conditions climatiques qui accompagnent le réchauffement général, l’arrivée de nouveaux prédateurs (le fameux frelon asiatique : une importation malheureusement réussie !) qui n’ont pas de régulateurs naturels dans la chaîne alimentaire locale, les pesticides en tous genres (évidemment le glyphosate) que les politiques s’acharnent (sous les coups de boutoir du lobbying de l’industrie chimique) à ne pas vouloir réguler.
Ou, pire encore, ils se déchargent inconsidérément de leur responsabilité de contrôle : « En France, inspiré par Ponce Pilate, le Ministère de l’Agriculture veille et […] a demandé […] aux sociétés productrices d’insecticides de procéder à des tests d’innocuité pour les abeilles » !
Citons aussi les modes de gestion industrielle des ruches destinées à la production quantitative de miel (en oubliant le qualitatif) en déménageant à tour de bras les ruches tout au long de la période de floraison, en surexploitant les essaims qui sont amenés (bons petits soldats prêts à travailler) à réduire leur période naturelle de repos du fait de la migration des ruches (ici pour les floraisons printanières, là pour les floraisons estivales, ailleurs pour les floraisons automnales tardives) occasionnant des stress intenses, participant à l’accroissement du taux de mortalité dans les essaims et induisant une ponte toujours plus nombreuse et sur une période plus longue de la reine qui doit être remplacée (!!!) parce qu’épuisée trop vite…
Et tant d’autres encore.
Au bout de cette lecture, il n’y a plus aucune chance pour que vous continuiez à plonger inconsidérément votre cuillère dans votre pot de miel comme vous le faisiez auparavant. Plus aucune chance pour que vous ne vous posiez pas de questions sur les conditions dans lesquelles, ce qui devrait être un nectar, est arrivé sur votre table. Plus aucune chance pour que votre regard sur les petites butineuses de votre jardin soit le même.
Aussi est-il tellement essentiel de le lire et de le faire lire.
Paru le 07/04/2021
208 pages
Actes Sud Editions
21,00 €
Paru le 18/03/2009
278 pages
De Boeck
46,90 €
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