Alors que la collection BD Cul migre des Requins Marteaux aux éditions du Monte-en-l’air, sortent deux albums inaugurant cette transition qui se place dans la pleine continuité des opus précédents : pour le dire rapidement, l’un est expérimental tandis que l’autre est plus classique.
Le 28/02/2022 à 12:08 par Jean-Charles Andrieu de Levis
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28/02/2022 à 12:08
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Commençons avec Ginette de Florence Cestac. Curieuse arrivée que celle de cette autrice canonique aussi bien dans son apport à l’histoire de la bande dessinée par la création des éditions Futuropolis (ancienne mouture) que dans son parcours de créatrice jalonné par des succès comme la série des Déblok ou l’album Les démons de minuit. Celle qui fut couronnée du Grand Prix de la ville d’Angoulême en 2000 vient donc renforcer de tout son talent cette collection tournée vers une pratique auctoriale de la pornographie.
Dans cet album, Cestac raconte les confessions d’une ancienne prostituée haute en couleur qui retrace des anecdotes de sa vie passée, réalisant un catalogue de ses anciens clients avec, en fil rouge, la présence du fameux commissaire Chinchard, fidèle protecteur de Ginette. L’autrice plonge le lecteur dans une ambiance années 70 avec des dialogues bien sentis au style argotique qui fleurent la nostalgie des films d’Audiard : ce faisant, elle adapte le récit au temps du récit. Cestac réalise un défilé d’hurluberlus plus farfelus les uns que les autres avec un humour bon enfant et décapant : les situations sont tour à tour absurdes, ridicules, tendres ou poétiques.
Ginette est dépeinte sous un beau jour, celui d’une femme qui en a vu et qui évoque avec verve les anecdotes truculentes inhérentes à sa profession. On sent beaucoup de bienveillance et de tendresse envers ce personnage décapant et plein d’humanité. Le dessin tout en rondeur de Cestac fonctionne à merveille dans cette ambiance loufoque de vaudeville : son graphisme, plein de vie, incarne un regard plein d’humanité sur les travers et vices de chacun, sur les débordements et comportements outranciers qui font, justement, la diversité et le sel de nos sociétés.
On pourrait reprocher l’artificialité des chutes humoristiques concluant systématiquement les anecdotes et qui diluent quelque peu le fond. Si elles atténuent le drame qui se joue (et c’est probablement là l’effet recherché), elles interrogent sur la véracité des séquences racontées et, corrélativement, leur part d’imaginaire. Alors que le livre prend des atours de confessions qui le chargent d’une dimension d’authenticité et compte dans l’originalité et la force du récit, ces épilogues un peu forcés laissent poindre un flottement sur l’enjeu de l’album. De ce point de vue, le livre pourra décevoir les lecteurs de Grisélidis Réal et particulièrement de son Carnet de bal d’une courtisane, sans pourtant enlever le plaisir de lecture inhérent à la générosité, au dynamisme et la causticité graphique et littéraire de Florence Cestac.
Second titre de cette nouvelle salve, Le VTT comme je l’aime d’Ilan Manouach est plus étonnant, résolument plus expérimental et ancré dans une réflexion sur l’écriture de bande dessinée entamée depuis plusieurs années. Une fois n’est pas coutume, c’est bien la première fois que je préfère reproduire les mots de l’éditeur afin de décrire ce projet hors-norme : « Ilan Manouach a collaboré avec une intelligence artificielle développée par OpenAI (l’entreprise de recherche en IA cofondée par Elon Musk) nommée GPT 2 pour Generative Pre-trained Transformer 2. Cette technologie de pointe est capable de créer du contenu écrit avec une structure de langage digne d’un texte rédigé par un être humain. Le texte, une fois combiné à des images générées par un logiciel de dessin 3D, produit des bandes dessinées pornographiques. »
Cet album se lie ainsi comme un recueil de mini-récits qui s’étendent d’une à deux planches écrites et dessinées par des intelligences artificielles. Ilan Manouach n’en est pas à son premier coup d’essai du genre : pour The Cubicle Island par exemple (édité par la 5eme couche, à l’instar de la plupart de ses projets), il a fait légender une même image par de nombreux algorithmes, obtenant des résultats mitigés. Dans ce BD Cul, nous retrouvons l’étonnante poésie aléatoire des compositions imprévues et nonsensiques qui font toute la beauté de cette démarche.
Prenons l’exemple de la page 85 intitulée « Prend une douche Marc ». Sur le dessin assez froid d’un personnage faisant une mystérieuse grimace (mélange d’émotions faciales qui se court-circuitent) s’inscrivent les trois bulles du récit : « Cela fait un peu mal. / La respiration de la jeune femme s’est un peu accélérée, et le ronronnement de l’eau s’est emparé de sa propre musique. / Elle se laisse chauffer sous l’eau. Marc ne sait plus ce que je fais, et cela la flatte encore plus. »
Si l’étrange fascine, il trouve ici une autre dimension dans la dilution, ou plutôt la désorientation de la notion d’auctorialité : les écarts grammaticaux, sémantiques ou lexicaux ne sont pas prévus comme tels, ils n’ont pas été décidés, calculés, prévus par un.e auteur.ice. Si Manouach demeure bien aux commandes de cette œuvre, ayant programmé les logiciels, les dirigeant vers des contenus pornographiques, les récits n’ont pas été écrits ni dessinés par lui.
C’est aujourd’hui un truisme d’avancer que dans toute création se situe une part de hasard. Certains artistes l’assument et la mettent en scène de manière plus ou moins ostensible. Des Mille milliards de poèmes de Queneau aux Cut up de Gysing et Burroughs, nombreux sont les auteurs à avoir exploré ces voies qui perturbent l’autorité de l’écrivain dans le processus d’élaboration du sens d’un texte (pour rester dans le domaine de l’édition ; le milieu de l’art contemporain ayant depuis plusieurs années déjà commencé à explorer le rapport entre l’art et l’intelligence artificielle). Cependant, ici, Manouach touche à une conception ancestrale et culturellement ancrée en chacun de nous : tout texte est écrit de la main de l’homme. L’auteur brouille ainsi les rapports traditionnels que nous avons à la lecture.
À travers ces saynètes insolites et très drôles, il perturbe, interroge, il incite chacun à opérer un retour sur soi et à son jugement d’une œuvre d’art. Avec ces histoires pornographiques, il ébranle nos certitudes. Mais n’est-ce pas le signe des grandes œuvres que de justement nous interpeller quant à notre relation au monde des idées, mobilisant les avancées technologiques pour éprouver leur pouvoir de modélisation de nouveaux concepts, élaborant de nouvelles cosmogonies intellectuelles.
On l’aura compris à la lecture de ces deux chroniques : tandis que le premier titre propose une lecture plus attendue, le second est pleinement déroutant et particulièrement stimulant. Dans tous les cas, ce passement de flambeau se révèle audacieux, ambitieux et pleinement à la hauteur de l’aura de la collection « n°1 de la bédé indébandante ».
Par Jean-Charles Andrieu de Levis
Contact : jeancharles.andrieu@gmail.com
Paru le 21/01/2022
128 pages
Le Monte en L'Air
14,00 €
Paru le 14/01/2022
97 pages
Le Monte en L'Air
12,00 €
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