Après plusieurs essais consacrés à Monet, Rothko, De Staël, Goya, Spilliaert : auteur discret, mais déterminé, Stéphane Lambert nous livre pour cette rentrée littéraire un nouvel ouvrage intitulé Paul Klee, jusqu’au fond de l’avenir. La précision intérieure, le juste ton, d’emblée, interpelle le lecteur passionné et averti, — à l’aide d’un filtre exploratoire, ou tout bonnement, une grille de lecture, propre à l’auteur.
Lui qui jamais ne conçoit l’œuvre artistique comme une fin en soi, mais plutôt comme une interrogation perpétuelle de son devenir en jouant non seulement sur les termes d’une ultime présence, mais bien plus encore en accordant les rythmes temporels qui justifient la naissance d’une grande œuvre, sans pour autant renier ses échecs possibles. Car il en va de toute recherche picturale et de son — éclosion — aux carrefours de multiples interrogations qui sont autant de graduations, que parfois de compromissions nécessaires, mais qui finalement ne sont que le reflet d’une plus grande attente.
On le sait, Paul Klee (1879-1940) a subi de nombreuses influences picturales dès son plus âge, bordées par la suite de rencontres marquantes. Que l’on songe aux premiers maîtres du Quattrocento, auxquels l’artiste fut très sensible, puis aux années 1904, où il découvre, Aubrey Beardsley, William Blake, James Ensor, sans oublier Jean-Baptiste Corot ; autant de découvertes pour le jeune artiste, que vraisemblablement de chocs émotionnels. Renoir, Manet, Monet, Matisse, Derain, voleront virtuellement à « son secours » en apportant de sereines éclaircies à un tempérament qui se veut avant tout solitaire sans jamais être tout à fait ténébreux.
C’est en 1910 que Klee expose ses premières œuvres appelées « peinture-dessins », 56 eaux-fortes qui donnent le ton d’une inspiration déjà délicate et affirmée. De son côté, Stéphane Lambert écrit, sans pour autant faire immédiatement référence : « Ce qui atteste que ce que nous voyons n’est pas une complète hallucination est que nous pouvons nous entendre sur la présence d’un même objet dans le champ visuel. Pour le reste, la précision des contours et des détails dépendra de l’acuité de chacun des yeux qui l’observeront. »
Voir, entendre, une formulation disjointe qui n’a rien d’anodin en effet, si l’on considère la capacité du regard, d’un regard, de tout regard, d’entrevoir ce qu’il désire, comme aussi bien refusant ce qu’il ne maîtrise pas hors « le désir de soi ». Ainsi en va-t-il alors de toute œuvre plastique qui se veut délier les termes d’une puissance plus agile, au centre de ce qu’elle est, comme aux abords — les contours — qui la suggèrent. Se révèle-t-elle pour autant ? Intégralement ? « Dans un souvenir ou sous la brume, que voyons nous encore d’objectivement commun » demande encore l’auteur, dont il sait bien que l’œuvre même si parfois elle lui échappe, finira bien par le rattraper. Paul Klee lui continue lentement son chemin, il semble avoir le temps, il prend son temps, sans forcer les limites et en amont, les barrières closes.
En 1914, il cofonde sous l’impulsion de Wilhem Hausenstein, le mouvement « La nouvelle Sécession de Munich », dans lequel se retrouvent Kandinsky, avec lequel il entretient des rapports mitigés, mais aussi Alexi Von Jawlensky, Gabrielle Münter, Alexander Kanoldt. Simple parenthèse dans la vie de l’artiste déjà confirmé, on pourra toujours le supposer, même si ce dernier se fait un point d’honneur à tirer de la substance neuve dans toutes les expériences vécues au cours de sa vie, il n’y donc là rien de foncièrement anecdotique.
Pour le peintre, il en va autrement. Il s’emploie à débusquer la présence là où elle se dissimule. Son regard est par essence une plongée sous-marine. On en est absolument réduit à vivre dans les nuages, dira-t-il. » Vivre dans les nuages comme un possible éclaircissement de la pensée, mais également « à heurter des icebergs invisibles ». L’espace qui s’ouvre devant celui qui peint prolonge son fourmillement intérieur. Nul doute que cette dimension fut ce qui me happa dans l’œuvre de Klee.
L’auteur reconnaît là encore que l’œuvre est le siège de nombreuses contradictions — évaporations — si l’œil regarde, le cerveau lui oublie parfois la prescience de l’image, il s’en détourne presque par obligation, mais revient pour ainsi dire sans cesse en contournant les obstacles qu’il a lui-même incidemment créés. Le regard ne renonce jamais à conquérir sa propre révélation souterraine, il absorbe les apories, mais ne conclut pas hâtivement sur la vacuité du destin.
Toute destinée en somme, car, « s’y lit à l’œil nu l’écriture des fondements qui y est à l’œuvre. Le début et la fin y siègent côte à côte comme deux rois déchus et souverains. Fossile et Talisman pourraient être leurs noms. L’énigme de l’origine épousant le flou de la destination ». Là encore Stéphane Lambert vise juste, sans jamais se plier à l’instance (l’insistance) du remords ou parfois la déchéance se niche. Mieux vaut reconnaître l’énigme dès qu’elle se présente plutôt que la perdre en ignorant qu’elle existât.
C’est peut-être de ce point de vue biaisé, disons-le clairement, que l’œuvre de Klee a toujours été considérée y compris par ses plus proches amis et sa famille, comme fondamentalement énigmatique comme en témoigne entre autres l’utilisation des couleurs et des structurations aventureuses qui fondent une nouvelle abstraction — lisible ou illisible. Klee ne passe pas de style en style, mais d’épreuve en épreuve, où s’éprouve précisément la justesse de la quête.
Une œuvre qui tantôt se dit prête à bondir, comme tantôt de se retenir dans les méandres incalculés d’une spiritualité complexe et volontairement inavouée, où l’imprécision picturale n’a guère sa place au risque de se fourvoyer dans la complaisance des « peintres du dimanche ». « On peint pour trouver l’harmonie au milieu du champ de bataille. On cherche une logique au chaos. »
Le Bauhaus laissera aussi des traces. L’adhésion au Bauhaus (« le but final de toute activité plastique est la construction ») confirme la tournure de l’œuvre. En inscrivant sa démarche dans un collectif, Klee s’allège du poids de son individualité. Par la théorie, il travaille l’impersonnalité de sa quête, mettant l’expérimentation technique et l’idée de fonctionnalité au service de l’exploration de ce qui l’obsède. Il sera « maître de l’informe ». L’informe, « ce qui n’a pas de forme », désigne cependant des ambivalences plus secrètes et plus pertinentes. Il faut maintenant plonger dans « la prodigieuse noyade dans l’inconscient des apparences comme si créer consistait à sombrer dans les profondeurs insoupçonnées du sol qui nous porte, à en faire remonter les ferments originels ». Tout est dit en effet. Je dirai même, « tout semble compris ».
Toutes les périodes qui s’ensuivront ensuite seront pour Klee l’occasion de montrer (non pas prouver) la quintessence de l’œuvre en train de se faire et de se modeler sur des critères que seul l’artiste reconnaîtra comme étant « vrais », ou plus humblement « à portée de » par exemple dans L’Ange terrestre, daté de 1939, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, prémonitoire de sa propre disparition. L’artiste meurt un an plus tard, le 29 juin 1940 à Locarno en Suisse laissant derrière lui et pour la postérité, une œuvre imposante et fondatrice de l’art contemporain.
« Des réminiscences profondément enfouies remontent à la surface comme les paroles d’une chanson que l’on croyait oubliée. Il y a dans nos têtes des monts cachant d’autres monts qui eux-mêmes en cachent d’autres encore sans que l’on sache lequel est le dernier. Lequel abrite la vérité première ? »
Par Jean-Luc Favre
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 26/08/2021
115 pages
Arléa Editions
18,00 €
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