ROMAN FRANCOPHONE - Il est des ouvrages qui soudainement retiennent votre attention au sein d’une production littéraire particulièrement abondante, aux titres souvent éphémères et que l’on finit par oublier par nécessité ou par manque de temps parfois, sans feindre toutefois qu’ils existeront sans vous, cheminant par d’autres voies de traverse, et qui finalement pour certains d’entre eux, ils finiront par émerger quelque part ou pas. Cela semble désormais le jeu d’ailleurs ! Drôle de loterie en vérité, peu enviable admettons-le ! Parmi la dizaine de livres reçus ces dernières semaines, l’un d’entre eux a particulièrement retenu mon attention, et intitulé majestueusement Un vagabond dans la langue, d’un dénommé Matthieu Mével, dont on apprend dans la quatrième de couverture, qu’il est écrivain, metteur en scène, donc naturellement comédien, auteur de cinq ouvrages à ce jour, vivant principalement à Rome.
Le 29/04/2021 à 11:39 par Jean-Luc Favre
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Publié le :
29/04/2021 à 11:39
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Auteur inconnu pour ma part, mais il n’empêche que ce titre « bien choisi » a fini par me convaincre d’ouvrir ce livre à la présentation aussi simple qu’élégante qui caractérise la Collection Blanche des éditions Gallimard. Un premier roman de cet auteur, oserais-je dire aussi un récit, dont l’empreinte biographique est clairement signifiée dès les premières pages.
Une histoire aussi, littéralement intimiste, plongeant, presque en abîme, au cœur même de la réalité humaine, face à ses troublantes différences, mais qui d’une certaine manière envisagent des mystères plus grands, dont la vertu consiste précisément à les révéler, et si possible à les faire aussi bien entendre que comprendre, à condition cependant de disposer d’un esprit curieux ou avisé, ou à l’inverse, « ne rien vouloir savoir » qui ne fut déjà entendu et compris par d’autres et dont vous seriez en amont l’inconscient rejeton, d’une injustice, toujours prête à être méprisée par le commun des mortels.
« Je n’ai pas toujours bien compris ce que disait mon dernier frère. Quand nous étions enfants, on disait de lui (et j’ai grandi dans cette idée) qu’il avait un retard de langage.
Nous n’utilisions peu les mots « handicap » ou « anormal », on patientait comme on attend un ami lorsqu’il prend son temps. Sa différence n’avait pas de nom. On attendait simplement qu’il parle. C’est tout.
Il était le dernier d’une famille de quatre frères dont j’étais l’aîné. J’avais neuf ans quand il est né. »
- Un vagabond dans la langue, Matthieu Mével.
Le décor est planté, d’une famille qui se veut unie, inévitablement aimante, avec un petit hic cependant, le plus jeune frère victime d’un « problème de langage », qui l’atteint de plein fouet au seuil de l’existence. Une différence marquante que l’on ne songe pas à nommer maladie, ou d’un tout autre terme, qui pourrait laisser croire que l’enfant serait abandonné par impuissance de son entourage, à son inévitable solitude incomprise.
Toutefois la différence en règle générale, n’a rien d’irrémédiable. Dans notre monde parsemé d’embûches, dans lequel tout en quelque sorte apparaît comme une différence de fait, au-delà du simple repli narcissique ou contemplatif de soi-même, sauf peut-être lorsqu’elle s’emploie à faire ployer la parole.
Car cette dernière est souvent capitale pour justement se faire comprendre, dire ce que l’on est, ou croit être ; contourner les obstacles, faire face aux mésaventures de la vie. Et c’est bien cette faculté irremplaçable qui manque à Séverin.
Certes, il y a des prémices de langage, ou des balbutiements. Le protagoniste entend bien se départir de son « mal » par d’ultimes tentatives souvent vaines, mais plutôt bien perçues par l’entourage aimant. À commencer par Matthieu, bien sûr qui accorde à son frère une attention et une affection touchante et singulière. Car lui aussi se sait différent.
« Il pouvait prononcer correctement (lorsqu’il les isolait) les trois syllabes d’un mot, mais il était incapable de les articuler l’une à la suite de l’autre » (...). Les lacaniens pourraient se délecter de ses erreurs, et je m’en amuse aussi bien volontiers, mais la parole de Séverin, est aussi ce qui désoriente absolument la confiance que la psychanalyse accorde au langage ».
- Un vagabond dans la langue, Matthieu Mével.
En effet l’auteur, lui qui s’amuse si souvent des mots dans son métier, qui tend à les manier avec la plus grande exactitude, n’est pas dupe, de l’impuissance de la science à conjurer le mauvais sort, tout au plus lui ajuster une thérapie cohérente, disons au cas par cas, agrémentée de sombres évaluations, mais qui jamais ne figurent pleinement dans le miroir émotionnel et parcellaire du sujet étudié.
« Autisme », vient du grec auto qui signifie « soi-même ». Il est employé en psychiatrie pour la première fois en 1911 par le psychiatre suisse Eugen Bleuler. En 1943, Léo Kanner décrit l’autiste comme ayant deux caractéristiques : alone-lesse (solitude extrême) et sameness (immuabilité).
M’étant moi-même intéressé à l’autisme par le passé, au sein du Centre de Recherche Imaginaire et Création de l’université de Savoie, mais également à l’aphasie, pour mes propres recherches littéraires ; ayant eu la chance et la joie de fréquenter de jeunes autistes à plusieurs reprises ; étrangement je ne suis pas vraiment certain que l’expression « solitude extrême » convienne aisément avec le recul, bien que l’on soit tenté à un moment donné de baisser les bras.
Car j’ai pu constater maintes fois que l’autiste est souvent habité par un « au-delà » (à l’intérieur de) qui nous échappe, par manque de clarification cognitive, mais qui constitue la matière première de son existant. L’autiste n’est jamais tout à fait seul pour lui-même, il l’est seulement pour nous, qui tentons désespérément et à contre-courant de capter son attention. Preuve en est de Séverin, qui tout de même communique « copieusement » avec sa famille, jusqu’à partager des moments intenses et lumineux et qui valent pour réalité palpable et observable.
« Il n’est pas insensible à la douleur, mais il peut s’ouvrir la jambe en regardant son mollet danser dans le vide, comme un pantalon dans une penderie, sans se plaindre le moins du monde. Il peut monopoliser l’attention, car il aime faire des discours, mais il peut aussi ne pas dire un mot pendant le repas, sans qu’on comprenne s’il s’ennuie, ou s’il ne souhaite pas déranger la conversation. Puis il monte dans sa chambre pour gueuler son monologue ».
- Un vagabond dans la langue, Matthieu Mével.
Ainsi Séverin s’ennuie-t-il à table (ou ailleurs) reste une simple supposition. L’autiste ne communique jamais ce type d’intention, car elle n’est pas répertoriée dans sa « jauge de valeurs », ou de repères. C’est à l’interlocuteur présent d’interpréter ces longs silences, (parfois gesticulés, ou immuables justement) avec une chance sur deux, de commettre une erreur et finalement de n’y rien comprendre.
Et c’est aussi la force de l’autiste d’être en mesure de se protéger contre toute forme d’attentat à sa personne : « Si vous ne me comprenez pas, (si ous ne compené pas) tant pis (an pi) , restons-en là (estons là), de toute façon (àçon), vous ne m’intéressez pas plus que çà (n’intéesse pas çà) , j’habite un autre monde (aite un ote onde), et c’est tant mieux (en mieux). »
On apprend alors au fil du récit « qu’à vingt ans, Séverin quitte la maison familiale de la rue Félix à Montesson. Il s’envolait avec le désir d’avoir un studio (il dit « tttudio » en insistant sur le t) comme ses frères. Il est parti comme les soldats, la fleur au fusil. Nous savions confusément que sa vie basculerait, sans bien mesurer qu’avec son départ la vie de famille tournait une page pour toujours ».
Et le temps passe à une vitesse vertigineuse pour Séverin et ses frères qui se réunissent régulièrement, à la manière d’un protocole familial, résultant non pas d’une sournoise et insensible obligation, mais bien plutôt pour immortaliser à jamais des moments rares et fraternels – sans condition. Alors que le théâtre « est un élargissement de la vie de la parole : quelque chose qui la concentre pour la libérer sous nos yeux ». Il y a donc forcément un pont entre l’audible et l’impensé. La candeur ou la grâce de pouvoir (se) partager ?
« Tu as été une chance pour notre famille », rappelle encore l’auteur, même si « après ses trente ans, sa vie s’est détraquée. Il appuyait bien trop souvent sur la sonnette d’alarme de son foyer de vie de Treffléan et il en fut exclu », avec un arrière-plan vraisemblablement moins joyeux (plus carcéral) de l’hôpital psychiatrique.
L’envers du décor en somme, que Mathieu décrit avec une prudente, mais réaliste sobriété. « La rémission », malgré tant d’efforts médicaux, n’aura donc pas eu lieu. Severin restera ce qu’il est est ou aurait voulu être. Un homme seulement privé de la parole, mais certainement pas de ses autres sens. Certes la violence a désormais fait son apparition. Séverin ne peut-il plus combattre le mal qui l’affecte au point de basculer dans un univers plus crisique et moins partageable. Là encore lui seul connait la réponse. La vraie réponse ; mais il ne peut pas la transmettre dans son ultime transparence verbale. Séverin n’est pas un métaphysicien !
« Le propre de l’émotion est d’échapper aux mots qui chercheraient à la définir. Chaque émotion a sa parole, sa couleur, sa façon d’entrer dans le corps. La couleur de la peur n’est pas celle de la joie. La couleur court, déboule, déborde, elle écrase les autres dans son cri, le rire désarticule la logique de la raison », écrit encore l’auteur.
« Rire, si bien qu’à force de rire, on devient fou dans une moitié de langue morte, et le langage ne suffit plus à combler l’envers du trou », ai-je écrit à mon tour, un jour maladroitement. Me suis-je trompé pourtant ? Voici donc un ouvrage à lire par les deux bouts, et bout à bout, cela va de soi, avec un sentiment d’innocence et de juste compassion. Merci Matthieu Mével, pour ce livre bouleversant et d’une belle dignité !
Matthieu Mével - Un vagabond dans la langue - Gallimard - 9782072858659 - 15 €
Paru le 01/04/2021
140 pages
Editions Gallimard
15,00 €
1 Commentaire
Zoé Gilles
06/05/2021 à 11:01
Bien vendu ! Je l'ajoute à ma PAL. Merci.