L’événementiel souffre du coronavirus, voilà qui relève du pléonasme. Dans le paysage littéraire, salons et festivals constituent un maillon incontournable. À l’instar des librairies, des réseaux de lecture publique ou des associations d’éducation populaire, la manifestation littéraire incarne un pan de la vie des livres, des éditeurs… et des auteurs. Avec la propagation du Covid-19, leurs annulations en série posent tout de même de sérieuses questions.
La diversité structurelle des événements littéraires est connue : association, collectivités territoriales, organisateurs privés, ou encore à l’initiative de libraires. Chacun est porté par la même approche : encourager la lecture, dans un cheminement intergénérationnel, sans distinction de milieu social. L’entrée payante peut cependant induire une distorsion de ce dernier point.
En outre, et depuis peu de temps finalement, les manifestations ont introduit une rémunération pour les auteurs, dont les prestations sont désormais plus justement valorisées. Sans même parler de ce que les éditeurs y puisent une opportunité promotionnelle forte — et que les librairies partenaires disposent là d’un apport économique parfois non négligeable. À ce titre, la disparition de Livre Paris a donné des sueurs froides à bien des libraires qui animaient les stands d’éditeurs.
Depuis le 13 mars, annulation et/ou reports se succèdent avec les conséquences que l’on imagine bien : populations privées de cet accès à la culture, chiffre d’affaires en berne pour la restauration et l’hôtellerie, et collectivités territoriales dont l’action culturelle est lourdement impactée. Mais pas que.
Derrière une manifestation, on retrouve nécessairement des prestataires techniques et logistiques, exsangues — et par ricochet, des agences événementielles dans des situations similaires. Enfin, on peut imaginer que les médias perdent nombre de sujets et de partenariats significatifs pour leur publication.
Et si La Sofia, comme le CNL, demande que les rémunérations soient garanties, pour l’heure, les auteurs sont dans l’attente : ateliers, rencontres, conférences, prestations artistiques, sur toute la période, disparaissent.
Voici donc comment un écosystème se retrouve en crise, avec pour l’heure un seul focus : celui, légitime, de la rémunération des auteurs. « Des organismes représentant les auteurs ont cru bon de faire parvenir toute affaire cessante une lettre aux auteurs leur recommandant de réclamer leurs rémunérations aux organisateurs d’événements littéraires. Qu’ils payent ! », clame un responsable de manifestation.
Et l’écho se fait rapidement : « La MEL s’est même autorisée, un peu hâtivement, à devenir et se consacrer comme l’administratrice des rémunérations. » Fort de café, mais heureusement, la directrice de la Maison des écrivains et de la littérature a fait marche arrière sur cette maladresse peu commune.
« À aucun moment, il n’a été question dans leur position d’être solidaire de ces organisateurs. Qu’ils payent donc », renchérit le prestataire d’un événement récemment annulé.
Payer ? Pourquoi pas, le ministre de la Culture a ouvert la brèche, encore timidement. Dans sa dernière déclaration, Franck Riester a en effet indiqué que les sommes de la Copie privée et des irrépartissables serviraient en soutien aux auteurs en cette période délicate. Les irrépartissables, c’est d’ailleurs une partie du trésor de guerre des organismes de gestion collective : ces sommes, qui sont dues, on n’en retrouve pas les ayants droit. Les OGC les conservent donc, et les font fructifier.
« Ce sont des millions d’euros disponibles, produisant des intérêts à l’abri des banques. Et qu’en soi-disant bons pères de famille ils ne peuvent y toucher : c’est le signe d’une absence de solidarité inacceptable avec toute la chaîne d’acteurs qui organisent ces événements », déplore à son tour une directrice.« On rappellera que, chaque année, 60 M€ relevant à la fois de la fraction des ressources de la copie privée et des “irrépartissables” restent sans utilisation et nourrissent la trésorerie des OGC (laquelle représente près de 2 milliards d’euros, soit une année de droits perçus, ce qui selon la commission de contrôle des OGC représente une prudence maximale) », indiquait à ce titre Bruno Racine, dans le rapport du même nom. Lui suggérait de se servir de ces sommes pour financer l’organisation d’élections syndicales pour les artistes auteurs.
Euh pardon de déranger! On ne se les mets pas de côté juste pour le plaisir! Ce sont des sommes irrépartissables pour être précis pas des sommes qui devraient être versées et qui ne le sont pas. Amicalement! https://t.co/OSgvl9qWju
— hervé rony (@RonyHerve) February 6, 2020
Au moment des arbitrages, la rue de Valois a préféré botter en touche… et pour cette même rue de Valois les irrépartissables deviennent soudainement une solution ? En revanche, ces sommes pourront désormais être utilisées par les OGC pour mettre en place des aides sociales d’exception aux auteurs : sur quels critères ?, selon quelles modalités ?, pour quels auteurs exactement ?, tout cela est encore bien nébuleux, évidemment.
Force est de constater que ces mêmes OGC, dans le cadre de l’action culturelle, soutiennent certaines manifestations littéraires, mais que ce soutien, jusqu'à preuve du contraire, ne couvre jamais la totalité des coûts représentés par la rémunération des auteurs intervenant à tel ou tel titre. On peut certes estimer que des parts budgétaires (par exemple frais de sécurité, de restauration, d’hôtellerie, etc.) qui ne seront pas utilisées suite à une annulation seront redéployées pour combler le solde de la rémunération des auteurs.
Reste que cela ne résoudra sans doute que cette seule question des auteurs. Ce qui en soi est déjà une bonne chose, mais si les auteurs sont au centre d’une manifestation littéraire, eux seuls ne la font pas. C’est oublier les spectacles, les autres artistes (comédiens, musiciens, etc.), les médiateurs qui ont travaillé en amont en vue des rencontres-débats, les agences de presse, etc. Pourront-ils tous être rémunérés malgré l’annulation des manifestations ? Rien n’est moins sûr.
C’est oublier tout aussi vite le manque à gagner de très nombreux libraires en région, dont le chiffre d’affaires réalisé sur un salon vient parfois très sensiblement soutenir l’activité de l’année. Seront-ils dédommagés, par qui, comment, et si oui à quelle hauteur ?« Plutôt que de créer une “usine à gaz” à plusieurs étages, d’OGC différentes créant chacune leur fonds de soutien social spécifique, ne serait-il pas plus simple de constituer une caisse commune pour tous les auteurs ? Et plutôt que de seulement maintenir les aides prévues aux manifestations, d’effectivement assurer a minima la moitié de la rémunération des auteurs aux salons qui ont dû annuler leur événement », interroge un organisateur en province ?
« Pas d’auteurs, pas de livres », pouvait-on entendre dans les couloirs du salon du livre jeunesse de Montreuil, dans les travées de celui de Paris. Mais pas de festival, pas de rémunération ?
Pour certains, regard fixé vers le CNL, l’idée serait de diligenter rapidement une étude, auprès des organisateurs, afin de mesurer l’impact des dommages que ces annulations en série provoquent. « Nous sommes de tout cœur avec les auteurs, sans eux, nous savons que rien n’est possible. Mais se cantonner benoîtement à leur seule problématique, c’est aussi faire un trait sur la filière événementielle. Et je pense que nous n’avons pas démérité », lance un programmateur.
Autre point non négligeable. À ce jour, si les manifestations littéraires issues d’organismes privés (associations notamment) seraient à même de rémunérer les auteurs malgré l’annulation de l’événement, celles issues d’organismes publics (bibliothèques et médiathèques, communes ou communautés de commune, conseils régionaux) se retrouvent face à un problème comptable imprévu : la règle juridique de la comptabilité publique qui ne permet que de régler des « prestations faites ».
Pour un comptable public, soumis à la validation d’une trésorerie générale, voire à la vérification de la chambre régionale des comptes, impossible de faire passer en mandatement une facture “fictive” pour une action qui ne s’est pas produite... Si certains passeront peut-être outre, beaucoup ne se risqueront pas à ce qui est assimilé à un « faux en écriture comptable ». À notre connaissance, plusieurs salons sont en train de chercher des solutions pour résoudre cette question juridique…
D’ailleurs, depuis des années, les subventionneurs publics, et le discours culturel ambiant, poussent les organisateurs à chercher des subsides auprès du mécénat privé. La crise actuelle, et ses impacts sur l’économie en général, risque d’avoir de gros impacts sur les manifestations qui disposent de soutiens privés.
Que ce soit pour les salons et festivals qui ont dû annuler leur événement et qui chercheront à le rétablir l’année prochaine, ou pour ceux à venir d’ici la fin de l’année et qui n’ont pas encore bouclé la part privée de leur budget, il est plus que probable qu’ils perdent de nombreux moyens dans les mois qui viennent, les entreprises, souvent des PME, abondant à ce budget par du mécénat privé vont sensiblement réduire leur soutien, ayant bien d’autres priorités à gérer (ne serait-ce, pour certaines, que le maintien de leur propre activité).
Alors, une question fait surface : les soutiens financiers de ces organismes aux événements littéraires, s’ils doivent être intégralement attribués aux auteurs, sont-ils si importants que cela puisse couvrir l’intégralité des rémunérations budgétées ? Ces soutiens sont d’ailleurs très souvent peu significatifs dans le budget d’une manifestation. Qui paiera donc le complément ? Si c’est l’organisateur, quel que soit son statut, cela ressemble étrangement à un diktat. L’organisateur peut aussi souhaiter un dédommagement de tous les autres acteurs de l’événement.
Voici un cri qui monte, porté par plusieurs événements, déjà annulés, franchement menacés, ou inquiets pour leur devenir. « OGC de toute obédience unissez vous ! » Et de préciser à ActuaLitté : « Qu’ils prennent en charge la moitié de ces rémunérations. Et ils montreront alors au monde du livre qu’ils savent être solidaires quand il est l’heure. Et réactifs, et surtout en phase avec le permanent discours de défense des intérêts des auteurs. »
En termes de prospective, si l’on peut dire, la même question des soutiens financiers, publics cette fois, risque de se poser pour les prochains mois. Les villes pour l’essentiel n’ont pas voté leur budget annuel (les conseils municipaux ne se réunissent plus, et beaucoup ne sont pas constitués, les élections n’étant pas closes), repoussant ce vote à l’après-second tour des municipales (dont la date n’est pas fixée). Les directions des métropoles, des communautés de communes, etc., sont figées pour le moment pour la même cause.
Les manifestations qui sont programmées à l’horizon fin 2020/début 2021 devront avancer dans le brouillard quant à leur budget pendant encore plusieurs semaines ou mois, sans savoir de quels moyens ils disposeront à moyen terme... ni même, lorsqu’elles dépendent d’une commune par exemple, dans quel état budgétaire ladite commune se retrouvera à la fin de la crise.
De là à envisager une “réduction de la voilure” de plusieurs manifestations à venir, notamment en programmant moins de choses (rencontres, animations, etc.), et donc moins d’auteurs invités, il y a un pas qui peut être vite franchi.
1 Commentaire
LBouvier/Mél
31/03/2020 à 12:08
Nous sommes surpris de ce que cet "écho" renvoie d'un positionnement de la Mel quant à la rémunération des auteurs en ce temps de crise.
Jamais elle ne" s'est autorisée à devenir et se consacrer comme l’administratrice des rémunérations".
Selon ce que décideront les pouvoirs publics, la Mel s'adaptera et suivra les consignes, notamment pour les rencontres d'éducation artistique et culturelle annulées ou reportées dans le cadre de ses programmes nationaux "Ami littéraire et Temps des écrivains à l'Université"