La semaine passée, la ministre de la Culture expliquait, au micro de RMC/BFM TV que pour voir la loi Amazon adoptée, « il faut encore que l'on notifie à Bruxelles, pour que Bruxelles nous donne l'autorisation ». Cette procédure, dite de notification, est destinée à la Commission européenne. Une directive impose en effet de présenter « tout projet de règle technique relatif aux produits et bientôt aux services de la Société de l'Information avant que ceux-ci ne soient adoptés dans leurs droits nationaux ». Et là, le bât blesse furieusement…
Le 18/02/2014 à 12:38 par Nicolas Gary
Publié le :
18/02/2014 à 12:38
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
La Commission européenne a mis en place ce système de notification pour empêcher que des « barrières commerciales injustifiées entre États membres » ne soient instaurées. Or, la loi Amazon, de son petit nom d'amour, cible bien le retour à « un juste équilibre », comme l'a indiqué la ministre à plusieurs reprises. Le Syndicat de la librairie française dénonçait d'ailleurs les pratiques en ligne, qui cumulent la remise de 5 % sur le prix des livres, et la gratuité des frais de port. Une pratique visant à « étouffer la concurrence et d'occuper à terme une position hégémonique sur le marché du livre qui lui permettra de relever les prix au détriment des lecteurs ».
Et si l'on ne pratique pas trop la langue de bois, il est assez évident que cette législation a un visée protectionniste, louable ou non, qu'importe. Et d'ailleurs, cette notion même divise. Lors de la réunion de la Commission des affaires culturelles et de l'éducation, le 12 février dernier, la députée Isabelle Attard avait ainsi rappelé :
Vous ne proposez pas de renforcer les moyens de contrôle juridique et financier des entreprises afin de surveiller les multinationales de la vente en ligne et d'éviter un manque à gagner de plusieurs centaines de millions d'euros pour les finances de l'État.
Vous ne proposez pas d'harmoniser la fiscalité européenne, alors que les multinationales ont fait du contournement des lois nationales un sport de haut niveau. Les paradis fiscaux, qu'ils soient européens ou plus lointains, ne sont pas inquiétés.
Vous ne proposez pas non plus de mieux contrôler le travail dans les entrepôts logistiques qui fleurissent partout en France. Qu'il s'agisse d'Amazon ou des nombreux drives de supermarchés, les conditions de travail des salariés dépendent du bon vouloir des employeurs, faute d'une inspection du travail suffisante.
Et de conclure que la « proposition de loi, composée d'un unique article, ne peut prétendre changer en profondeur l'état du commerce du livre en France ».
Vous avez notifié la CE, veuillez ne pas adopter votre loi
Mais revenons à ce principe de notification. Il n'est, dans le droit européen, pas possible que la procédure de notification - et donc que l'avis de la Commission européenne - intervienne après que la loi a été adoptée par l'un des États membres. Il aurait donc, pour respecter la procédure, que le ministère de la Culture notifie à la CE la loi Amazon, avant même que la procédure législative ne soit mise en place. Pourquoi ? Parce qu'il existe quelques délais :
Le délai initial de 3 mois peut être étendu jusqu'à 6 mois, dans le cas où un État membre ou la Commission émet un avis circonstancié. Le délai est prolongé jusqu'à 12 mois si la Commission communique son intention de proposer ou d'arrêter une directive, un règlement ou une décision ou fait part du constat que le projet de règle technique porte sur une matière couverte par une proposition de directive, de règlement ou de décision, et jusqu'à 18 mois si le Conseil arrête une position commune.
En l'état, il y a de fortes chances que la CE émette un avis circonstancié, vis-à-vis de la loi sur la vente à distance. Et dans ce cas :
L'émission d'un avis circonstancié entraîne une prolongation du délai de statu quo et comporte, en outre, l'obligation pour l'État membre concerné de faire rapport à la Commission sur la suite qu'il a l'intention de donner à un tel avis.
Ce ne serait pas la première fois que le gouvernement français décide de passer outre un avis circonstancié de la Commission - ce fut le cas avec l'adoption du prix unique du livre numérique en 2011. Et dans ce cas, une procédure d'infraction pourrait en découler. Que reste-t-il alors aux députés… sinon de retarder l'adoption de la loi, qui doit être examinée à l'Assemblée nationale le 20 février prochain. Pour ce faire, il serait simple, et assez envisageable, qu'une nouvelle rédaction de la loi intervienne, avec un nouveau véhicule législatif - autrement dit, un retour au Sénat, et avant, la Commission idoine, qui renverra ensuite à l'Assemblée nationale.
Et ce, tout simplement parce qu'une loi ne peut donc pas être adoptée durant le statu quo de la notification.
Le contrat d'édition retardé d'autant (qu'en emporte le vent)
Quelles sont les conséquences ? Pour la librairie, très sincèrement, la loi Amazon ne sera pas vraiment d'un impact immédiat, visible, ni même concluant. La sénatrice Nahalie Goulet l'avait dit à ActuaLitté, cette législation « ne modifiera pas la pratique de l'achat en ligne ». « L'objectif de protéger les libraires physiques est éminemment louable, mais les moyens déployés sont inadaptés. Il y a des choses que l'on ne peut pas réguler, et les habitudes de consommation sur internet en font partie. Elles sont aujourd'hui ancrées, et si l'on est parti d'un excellent sentiment, on se trompe de cible », expliquait-elle.
Ce qui va poser problème, c'est que dans la loi sur la Vente à distance de livres, a été inséré un article II, petit cavalier législatif du gouvernement, sur le contrat d'édition à l'ère numérique. Le cavalier avait surgi hors de la nuit, comme il se doit, et fait du bruit. « Vous m'embarrassez. Vous découvrez au Sénat qu'il y a urgence à donner force obligatoire à un accord signé en mars 2013 ! Nous sommes d'accord sur le fond, mais demander à des parlementaires, dans le cadre d'une proposition de loi, de se déposséder de leurs prérogatives, c'est plus qu'audacieux, presque insupportable ! Nous ne vous suivrons donc pas sur ce point », notait en effet le sénateur Legendre.
Vincent Montagne et Marie Sellier
signature de l'accord auteurs éditeurs
ActuaLitté, CC BY NC SA 2.0
« Cet amendement vise à habiliter le Gouvernement à procéder par ordonnance pour adapter le code de la propriété intellectuelle à l'ère numérique après l'accord conclu le 21 mars 2013 par les acteurs du secteur à la suite de trois ans de négociation », avait justifié Aurélie Filippetti. On s'accordait, durant les discussions, sur l'urgence de la transcription de l'accord-cadre, mais les sénatrices et sénateurs faisaient grise mine sur le procédé.
Ce n'est pourtant pas faute, pour les signataires, Vincent Montagne, président du Syndicat national de l'édition et Marie Sellier, président du Conseil Permanent des Ecrivains, d'avoir souligné dans un courrier adressé à la ministre en octobre 2013, toute l'urgence de la situation. Ainsi, tous deux insistaient sur le fait que « tout délai risque maintenant de fragiliser la teneur de l'accord. Le numérique va vite, très vite, et cet accord signait un point d'étape ». Et pour cause, « les auteurs qui signent leurs contrats ne savent toujours pas sur quel pied danser ».
La loi "sera shootée" à l'Assemblée nationale
En soi, toute la loi Vente à distance de livres, incluant l'ordonnance sur le contrat d'édition, va souffrir de ce que la rue de Valois a oublié de notifier son projet de loi à la Commission européenne. Or, si la loi venait à être adoptée dans ces conditions, rien n'empêcherait Amazon d'attaquer le texte, et que l'on voit introduit un recours en manquement, pour vice de forme. Et le texte aurait alors du plomb dans l'aile. Ce qui n'empêcherait d'ailleurs pas d'introduire un recours sur le fond, mais en soi, le non-respect de la directive 98/34/Ce est suffisant.
«Le non-respect de cette procédure d'information, dans toutes ses modalités, entraîne l'inopposabilité du texte aux tiers», dit simplement la DGCIS. Et la CE précise : « L'arrêt CIA-Security du 30/04/96 confirme la position que la Commission européenne a toujours fait sienne, à savoir qu'une disposition nationale qui n'a pas été notifiée selon la procédure 83/189 (aujourd'hui 98/34) comme elle aurait dû l'être est inapplicable aux particuliers.» Autrement dit, tout acteur qui serait opposé à la loi pourrait envoyer le gouvernement se frotter le dos avec la législation.
La seule solution serait donc de retarder l'adoption du texte. Et non seulement les parlementaires en sont conscients, mais surtout, ils sont déjà informés « que la loi sera shootée », nous explique-t-on. « On ignore comment, mais on sait que la loi Vente à distance sera renvoyée, le temps nécessaire pour que la notification reçoive une réponse de la part de la Commission. Les outils à disposition ne manquent pas - et bien entendu, tant que l'on n'a pas de réponse de la CE, elle sera reportée autant qu'il sera nécessaire. »
Un très mauvais sketch! Nouveau retard pour la loi sur le contrat d'édition http://t.co/Ymh6Sm1VUz via @ActuaLitte@aurelifil#ecrivains
— hervé rony (@RonyHerve) 18 Février 2014
Étant donné que le groupe UMP, le 20 février, date de l'examen de la loi, disposera d'une niche parlementaire, durant laquelle le groupe de l'opposition présentera les ordres du jour, tout porte à croire que l'ordre pourrait simplement être modifié, même si le délai est court. « Il faudra qu'ils tournent cela intelligemment : l'UMP dispose de niches, certes, mais pas non plus en nombre illimité. Tout cela se fera certainement en coordination avec le gouvernement. »
Enfin, comme le groupe socialiste a la main sur l'Assemblée nationale, d'autres solutions sont envisageables : le renvoi en commission pour réétudier le dossier, le rajout d'un article inutile pour renvoyer en 2e lecture au Sénat, etc. Selon nos informations, la notification a pu être envoyée dans le courant du mois de janvier, et il importera donc de gagner au mois trois mois pour être raccord avec la procédure européenne.
Mais enfin, comme on le dit déjà dans les couloirs de l'Assemblée, « il y a quelqu'un qui n'a manifestement pas fait correctement son job au ministère de la Culture, et l'on se demande bien comment c'est possible ». Nous avons sollicité le ministère, dans l'attente d'une réponse, concernant ce dernier point…
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