En mars 2013, la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti présentait un vaste plan d'aide à la librairie indépendante. Plusieurs millions d'euros, sous la forme de prêts à taux zéro, allaient être proposés pour soutenir un secteur en difficulté. On sait que plusieurs établissements du réseau Chapitre ont pu en profiter, et d'autres également. À l'occasion de la fête de la librairie, peut-être serait-il sage de se demander un peu plus ce qui se passe dans ces établissements.
Le 26/04/2014 à 12:29 par Nicolas Gary
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26/04/2014 à 12:29
Chaque année, l'opération Un livre, Une rose, est lancée, et pour cette 16e édition, 480 libraires sont « fidèles au rendez-vous », explique le Tumblr. Entre France et Belgique, cette manifestation suit tout juste la Journée du droit d'auteur : pour toute personne qui entre dans une librairie une rose est offerte, ainsi qu'un livre qui raconte les grands principes du métier. Tiré à 23.000 exemplaires, il rassemble les textes de 26 auteurs qui s'adressent à des confrères, dont ils partagent l'initiale du nom de famille. « Discuter, partager, obtenir des conseils, rien ne remplacera jamais l'échange des lecteurs avec leur libraire », précisent les organisateurs.
En outre, cette année, Christian Lacroix a participé à la réalisation du livre, en réalisant un abécédaire de 26 lettrines, qu'il a dessinées. Nous en reproduisons ici quelques-unes, et toutes sont présentées sur le site Un livre Une rose, dédié donc à la fête de la librairie indépendante.
« Il n'existe pas ‘une librairie indépendante', c'est une ânerie : chacun d'entre nous possède son propre établissement, et je ne pense pas que deux patrons de librairies gèrent de la même manière leur commerce », nous décochait un libraire parisien, sollicité pour cet article. « D'ailleurs, librairie indépendante, c'est toujours amusant comme manière de parler : ça veut dire quoi, en réalité ? A mon sens, quand le public l'entend, cela rime avec précarité, fragilité économique, et que sais-je encore ! Pas vraiment le message ni l'image que je voudrais donner, personnellement. »
Nul besoin de préciser que ledit libraire ne prend pas part à la journée, et quand on lui demande pourquoi, il répond d'un simple haussement d'épaules. Si la France dispose de l'un des réseaux de librairies les plus forts et denses au monde, elle compte aussi, selon les critères, quelque 2500 à 3000 librairies indépendantes. Imaginer que seul un cinquième (ou un sixième) de ces établissements participe à la célébration montre que la chose ne fait pas l'unanimité. Toutefois, pour les éditions 2013 et 2012, on comptait 450 établissements.
La fête de la librairie est organisée durant la semaine qui suit le disquaire Day - un autre évènement lancé pour soutenir les disquaires indépendants :
La musique est depuis longtemps le domaine artistique de prédilection des Français. Pourtant, la filière du disque est plongée depuis quelques années dans une très forte crise. Elle subit un bouleversement structurel qui n'épargne personne : artistes, musiciens, labels indépendants, majors, distributeurs et disquaires.
Cette crise est due, à la fois à une révolution technologique majeure non maîtrisée, le passage à l'ère digitale et au fait que, depuis les années 80, les acteurs économiques de la filière musicale ont traité le disque comme un bien marchand quelconque soumis aux seules lois du marché.
Et c'est d'ailleurs le monde numérique que la librairie n'oublie pas de pointer, pour expliquer pourquoi cette journée :
Parce que notre parti-pris est toujours de faire entendre les multiples voi de la librairie, de poser un acte de résistance et de visibilité face à toutes les campagnes publicitaires omnipotentes qui encensent la révolution numérique, tout en générant une confusion dans nos relations avec nos lecteurs. Cette concurrence déloyale tente bien d'écraser notre génie artisanal.
Et d'ajouter :
Grâce à leurs notoriétés et leurs talents [NdR, celle des auteurs et de Christian Lacroix] nous espérons faire entendre davantage nos valeurs.../...
Ce livre est une tentative pour ouvrir l'œil du lecteur sur les affinités secrètes qui se nouent d'un livre à l'autre. A la différence d'Amazon, le pouvoir d'attraction de nos lieux réside dans notre talent d'assortiment : notre capacité à faire vivre les livres en créant entre eux des liens pertinents.
« Il est important de faire savoir aux lecteurs que nous n'entrerons pas dans une surenchère avec Amazon. Leur système commercial totalitaire du « Tout, tout de suite », sans effort ni déplacement, est très exactement le contraire de l'esprit de notre métier.Une librairie est un lieu où il n'y a pas tout mais des choix éclairés aiguillonnant souvent le lecteur vers le livre qu'il n'attendait pas. Afin de les désirer, de les trouver et de les aimer ces livres, il faut un manque, une attente, une recherche, une faim », poursuit la campagne. Et cela semble fonctionner, puisque les médias s'emparent assez facilement de cette communication - pourtant bien fragile. Preuve, cette année encore, et s'il en fallait, que la librarie est en endroit qui semble bien moins propice à l'exposition médiatique ?
Le numérique, ce maudit numérique...
A l'occasion d'une rencontre au festival de Seine Saint-Denis, Hors limites, nous avions pu échanger avec Sylvie Labas, qui dirige la librairie Folies d'encre. Loin d'être opposée au numérique, elle nous expliquait simplement ne pas vouloir « vendre de fichiers. Moi je vends des livres ». Pas évident. Mais surtout, elle pointait les enjeux mondiaux liés à la fabrication des appareils de lecture numérique : « Les composants sont réalisés avec des minéraux, qui ne sont pas des ressources éternelles, et que l'on fait extraire dans des conditions de travail terribles. Je voudrais bien croire que la lecture numérique est une bonne chose, mais j'aimerais aussi que l'on pense au niveau global, pour une industrie respectueuse de notre monde. » Et là, rien à dire.
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
L'impact écologique d'un livre numérique serait 40 à 50 fois celui des livres papier, selon certaines études. Hachette Livre avait commandé une étude au Syndicat national de l'édition, qui concluait que pour s'en sortir, un utilisateur devait lire en trois ans, 240 livres numériques, avec un seul et même appareil. Sylvie Labas avait vu juste, de ce point de vue. Mais considérer que les livres numériques sont de simples fichiers, et non des livres, voilà une pilule qui passe moins bien.
La librairie indépendante - un peu de généralité... - souffre en effet d'un défaut d'informations. « Le ministère de la Culture était prêt à m'offrir une borne pour mettre dans ma librairie, pour que je vende des ebooks », poursuivait Sylvie Labas. Une borne... tragique comédie de la matérialisation. Peut-être que le ministère de la Culture devrait régler la question de la vente couplée, au niveau législatif, avant de se lancer dans de pareilles propositions. En effet, aujourd'hui, vendre un ebook et un livre papier, dans une offre bundle, est contraire à la législation française, nous l'avions amplement développé.
Mais la ministre de la Culture l'a encore dernièrement confirmé, interpellée par un député. Aurélie Filippetti rejoignait nos conclusions, en soulignant que la loi et le décret « offrent uniquement la possibilité aux éditeurs de fixer des prix différents dans le cadre d'offres constituées de plusieurs livres numériques ». Dont acte ? Pas tout à fait.
Il n'existe pas des milliers de solutions aujourd'hui, mais l'une d'entre elles, Paperus, a su séduire plusieurs maisons d'édition, dont Gallimard, Eyrolles ou encore Fleurus. Florian Olivier-Khoehret, cofondateur de la société, nous avait expliqué que sa solution technologique permettait à un libraire, en toute simplicité, de proposer à ses clients une version numérique, quand l'offre existe et pour un supplément défini par l'éditeur. Acheter le papier et disposer de l'ebook pour un ou deux euros de sus, voilà qui est simple, pratique « et ne nécessite qu'une mise à jour du logiciel de vente, qui s'effectue sans même que les libraires n'aient à intervenir ».
Donner à lire sans se désengager
Sauf que les libraires souffrent cruellement d'un défaut d'informations : entre les bornes de la rue de Valois et la solution de Paperus, Sylvie Labas n'hésitait pas une seconde à trancher. « J'ignorais que cela existait. Oui, cela pourrait m'intéresser d'esssayer. Mais vous savez, les gens dans le quartier n'ont pas forcément une tablette pour lire. » En revanche, ils disposent d'un smartphone, solution tout aussi efficace pour lire un livre numérique.
Et qu'il soit permis d'être limpide : il ne s'agit absolument pas de promouvoir l'ebook comme remplaçant du livre papier, mais de donner à chacun la possibilité de lire selon le support de son choix. Et refuser la commercialisation de livres numériques, en librairie, c'est refuser aux lecteurs de pouvoir se rendre dans les établissements - d'ouvrir donc la voie à l'achat directement sur les boutiques en ligne... Le serpent se mord la queue ?
Librairie Sauramps, à Montpellier
ActuaLitté CC BY SA 2.0
La révolution numérique, dénoncée lors de la fête de la librairie indépendante, se trompe de cible - et on ne peut pas vraiment lui en tenir rigueur : les politiques se font l'écho des messages qu'on leur transmet, et dans ces doléances, on retrouve des mots-clefs classiques, Amazon, ebook, internet, vente en ligne. Mais combien de fois entend-on ‘améliorer ses marges', ou ‘négocier de meilleures remises' ? Même dans les coulisses du Syndicat de la librairie française, on reconnaît que les 7 millions d'euros promis par les éditeurs, pour aider les libraires indépendants, on aurait préféré les voir changés en points de remises supplémentaires. Une position qui, officiellement, ne peut pas être tenue...
« Les indépendants ne nous apprécient pas, et le plan de la ministre qui ne porte que sur eux en atteste, parce que nous sommes des enseignes, des chaînes. Mais nos difficultés sont identiques, toutes proportions gardées, quand nous regardons vers les géants américains. On est toujours le petit d'un autre, et autant les pouvoirs publics que les librairies indépendantes ont du mal à l'admettre », nous précise un responsable de grande enseigne, à l'occasion d'un article paru l'an passé.
Sollicité cette année, brièvement, il n'a pas su mieux dire : « Il est bien de constater que la librairie se prend en main, et cette journée est une bonne idée. Maintenant, je m'interroge toujours : pourquoi les éditeurs indépendants, les grands groupes, ne soutiennent-ils pas le projet, en communiquant de leur côté ? Pourquoi si peu d'établissements sur le territoire y prennent part ? Pourquoi ne fait-on pas de cette journée un véritable projet national ? »
Alors pourquoi 480 seulement ? Réponse des intéressés :
Parce que son caractère exceptionnel nous permet, à partir d'un cahier des charges commun et de l'édition d'un livre emblématique, de réunir de façon non institutionnelle et mosaïque des librairies différentes de taille, d'esprit, d'histoire et de localisation. La ligne de force de cette fête a toujours été d'additionner des identités sans tomber dans l'écueil de l'uniformisation.../...
Nous tentons d'offrir aux lecteurs, forts de notre expérience de seize ans, qui nous a permis d'affiner notre cahier des charges, une perception intérieure de la librairie, un sous-texte silencieux qui nous agit dans le quotidien commercial. Nous voulons faire connaître aussi ce que beaucoup de nos confrères ont mis sur pied afin de moderniser leurs compétences (géolocalisation des stocks, livraison plus rapide, préservation et présence en fonds de la richesse des catalogues éditoriaux).
Et pourquoi, sur le Tumblr officiel, ne peut-on pas télécharger le livre offert, (plutôt que l'horrible et illisible issuu) chose qui pourrait donner envie d'aller chercher sa version papier - et donc de se rendre dans la librairie la plus proche ? Parce qu'il faut mériter d'aller dans ces lieux, évidemment... Tout cela ne doit pas empêcher de se rendre dans les librairies participantes aujourd'hui à l'opération. Et de profiter des conseils que les libraires apporteront.
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