Traduire sans trahir, ou traduire ET trahir : pour un auteur, donner à son texte une dimension internationale, en passant par le biais d’une traduction représente l’aboutissement. Encore faut-il qu’un éditeur ait accepté le texte dans sa langue originale, pour le passer dans la langue de son marché. Pour l’écrivain indépendant, le parcours peut être plus rapide, mais également plus coûteux. Habitué de nos colonnes, Neil Jomunsi s’apprête à tenter le pari d’une traduction participative. Pari audacieux...
Le 10/06/2016 à 10:41 par Julien Simon
Publié le :
10/06/2016 à 10:41
俊團 黃, CC BY ND 2.0
J’ai reçu un mail ce matin. Il m’était adressé par une lectrice régulière du blog (qui se reconnaîtra, donc) et qui avait vu passer cette annonce sur Twitter :
Pour résumer la situation : je réfléchis à la possibilité de crowdfunder une version anglaise de « Jésus contre Hitler ».
— Neil Jomunsi (@NeilJomunsi) 7 juin 2016
Dans ce message, elle me fait part de son expérience personnelle de crowdfunding — sans entrer dans les détails, mais il en ressort que ce n’était peut-être pas une idée aussi bonne qu’elle y paraissait de prime abord. Elle me conseille ensuite de réfléchir à une autre possibilité : plutôt que de faire financer une traduction en demandant de l’argent à mes lecteurs, envisager la piste du crowdsourcing.
Alors, le crowdfunding, on connaît bien. Mais le crowdsourcing, beaucoup moins. Pourtant, on connaît bien l’un de ses résultats les plus célèbres : Wikipédia. Car oui, Wikipédia est un excellent exemple de crowdsourcing : plutôt que de demander aux gens de financer, on leur demande de contribuer par l’énergie du travail et de la participation à un effort collectif.
Cette proposition m’a semblé un peu folle à première vue. On n’est pas habitués à se voir proposer pareille alternative. On comprend bien sûr que ça puisse fonctionner dans le cadre d’une encyclopédie, parce qu’il y a quelque chose d’éminemment profitable à solliciter une diversité de profils spécialistes et donc de savoirs complémentaires, dans le souci d’être rigoureux. Mais pour la fiction, ça paraît encore étrange.
Et pourtant…
Il existe des professionnels de la traduction. Leurs services, parce qu’ils sont professionnels justement, se payent au prix fort : à titre d’exemple, la traduction des quelques 110.000 signes de la première aventure de l’Agence B coûterait, en fonction des devis, entre 1000€ et 2000€. Une somme dont — évidemment — je ne dispose pas (vous m’avez bien regardé ? Je suis écrivain, pas vendeur de piscines au porte-à-porte). Ce n’est pas un jugement de valeur : ce tarif, je suis convaincu qu’il est justifié, comme l’est celui des correcteurs, illustratrices, maquettistes et graphistes. Mais voilà, cela ne résout pas mon problème : je n’ai pas cet argent. Et je n’ai pas spécialement envie de le demander.
Jésus contre Hitler n’est pas un texte difficile. Au contraire. Il est même plutôt simple, dans tous les sens du terme. À la base, j’ai créé cette série comme une blague. C’est même pour cette raison que j’avais pris le pseudonyme de « Neil Jomunsi » : parce que je n’assumais pas totalement être l’auteur de cette plaisanterie « littéraire ». Mais le succès a été au rendez-vous, et dans des proportions qui ont dépassé mes espérances. J’ai continué à écrire les aventures de John, David, Lovecraft et tous les autres, et je suis en ce moment même en train de rédiger le sixième. Comme quoi, les meilleures blagues n’ont pas forcément de fin. Tout cela pour dire que je n’ai pas de grandes espérances littéraires pour cette novella : je sais que ce texte est imparfait. C’est un travail d’amateur amoureux. Et en bon amateur de wabi-sabi, j’aime l’imperfection et la fragilité.
Alors pourquoi pas, dans ce cas-là, envisager de faire ce travail moi-même ? J’y ai songé. En 2013, j’ai même rédigé une traduction dans un anglais approximatif. Trop approximatif. Trop mauvais. J’ai dû l’abandonner. Je pourrais recommencer aujourd’hui — je crois que mon anglais s’est amélioré — mais je risquerais de rencontrer les mêmes écueils. Pour mener à bien ce projet, j’ai besoin de gens plus qualifiés, plus compétents. Des professionnels ? Oui, mais je n’ai pas les moyens de m’offrir leurs services. Dans ce cas, pourquoi ne pas assumer complètement l’indépendance du projet et me pencher du côté des solutions dites « d’amateurs » ? Car cette traduction se pose comme une démarche indépendante vis-à-vis de l’éditeur originel : j’en assumerai moi-même l’exploitation et la diffusion.
Voir notre chronique de Jesus contre Hitler
L’édition indépendante, aussi appelée auto-édition, souffre d’un complexe d’infériorité. Pour qu’elle soit considérée sérieusement, il faut être « professionnel ». Il faut faire appel aux services d’un maquettiste, d’une graphiste, d’une correctrice et d’un traducteur, et payer rubis sur l’ongle, car seule la validation de ces différents corps de métier permettra de produire un objet livresque digne de considération. Je suis le premier à blâmer pour avoir énoncé et répandu ces poncifs. Mais cette idée va justement à l’encontre d’une démarche indépendante : elle est en même l’exacte antithèse tant elle reproduit le schéma de l’industrie et de la chaîne du livre, dont il ne faudrait à aucun moment bouleverser l’équilibre. Que l’on m’entende : il faut rémunérer les professionnels à leur juste valeur lorsqu’on leur demande d’effectuer un travail. Mais il faut pour cela en avoir les moyens… ou alors on doit s’en passer.
Et on ne doit pas avoir honte de devoir s’en passer.
On ne doit pas avoir honte de ne pas avoir suffisamment d’argent pour s’offrir ces services. En revanche, on doit garder à l’esprit que le résultat ne sera pas nécessairement « professionnel ». Il pourra l’être, bien sûr. Mais ce n’est pas une certitude, et encore moins une obligation contractuelle.
Je sais que cette initiative pose la question de la place et de la rémunération des professionnels — en tant qu’auteur, rappelez-vous que je suis le premier concerné par cette question. Néanmoins je crois que nous avons le devoir d’expérimenter. Cette initiative se déroule hors du contexte professionnel : il n’y a donc aucune obligation de délai (on a le temps) ni de résultat. Ce sont des choses pour lesquelles on paye.
Vous me connaissez, j’aime bien tester de nouvelles choses. Alors cette initiative ne fera pas exception à la règle : je vais essayer de crowdsourcer la traduction de ce premier épisode de l’Agence B. J’ai mis en ligne via GoogleDoc deux documents. Dans le premier, on trouve le texte complet en français — on peut aussi télécharger la version ebook ici. Dans le second, l’ébauche modifiable par toutes celles et ceux qui le voudront de la traduction. Pour le moment, il n’y a que le premier chapitre — traduit par la lectrice en question en l’espace de deux heures en s’aidant de Google Translate (il n’y encore une fois pas de honte à s’aider des moyens mis à notre disposition en tant qu’amateurs éclairés). Nous verrons bien ce que l’expérience donnera. J’espère qu’elle sera fructueuse. J’y participerai aussi, bien entendu, et dans la mesure de mes compétences.
Dernière précision. Quand on utilise le crowdsourcing, il est d’usage de reverser à la communauté ce qu’elle vous a donné : je le ferai donc moi aussi, en plaçant cette traduction sous licence Creative Commons BY-SA. Ainsi la communauté pourra à son tour en bénéficier.
Il est temps d’oublier les complexes d’infériorité, d’arrêter de singer le passé et d’explorer ce que la collaboration inhérente au web a vraiment à offrir à l’édition indépendante.
Si vous souhaitez soutenir Neil Jomunsi, Tipeee est là : à partir de 1€/mois, vous pouvez devenir mécène et avoir accès à des contreparties exclusives.
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