La situation critique dans laquelle vivent aujourd’hui de nombreux auteurs et éditeurs invite à chercher de nouveaux modèles économiques à même de supporter la création et les créateurs. Ce texte voudrait introduire le lecteur à l’arrivée prochaine d’une plateforme de financement collaborative qui permettra aux internautes d’investir sur des projets, d’en devenir collaborateur et d’obtenir des rémunérations.
gerlos, CC BY ND 2.0
D’ores et déjà connue et attendue dans le monde de la cryptographie, les concepts qui président au fonctionnement de cette plateforme ne sont le plus souvent qu’un vaste charabia pour le non-initié. Nous tâcherons donc ici d’en formaliser les principes structurants, si déroutants soient-ils. Cet article est la toute première présentation française de ce dispositif open-source nommé Aragon Fundraising qui sera disponible à la fin de cet été.
Par Alexandre Rouxel, co-fondateur de Pando Network
et du collectif d’artistes Distributed Gallery.
Actuellement chercheur chez AragonBlack
De la pauvreté du crowdfunding
Aragon Fundraising n’est pas une plateforme de crowdfunding, pas plus qu’il ne supplée aux maisons d’édition ou aux coopératives d’artistes. Il est plutôt une technologie qui vient équiper une alternative à ces modèles. Dans le modèle du don qui caractérise des plateformes de crowdfunding telles que KissKissBankBank ou Patreon la contribution financière n’induit en retour aucune implication réelle des donateurs dans le projet ni aucune possibilité de rémunération des donateurs en cas de succès du projet.
L’utilisateur de ces plateformes dites de financement participatif certes finance, mais ne participe pas, du moins pas activement. Cela n’est pas un problème en soi ; plus problématique est en revanche l’absence radicale d’alternatives solides. Des alternatives où, par exemple, la contribution financière impliquerait des royalties sur l’œuvre, un pouvoir de décision dans l’organisation qui pilote le projet ou encore un droit d’écrire ou d’agir à l’intérieur du projet lui-même. Des alternatives où il serait donc possible :
1- De devenir le collaborateur du projet que vous supportez
2- De gagner des intérêts sur votre investissement dans le projet
L’objectif d’Aragon Fundraising est de faire exister ces deux possibilités. Pour cela nous utilisons les dernières innovations du web 3.0. Voici donc le détail opérationnel du modèle collaboratif, ainsi que son versant économique.
Pour permettre la collaboration entre des porteurs de projet et des internautes, nous utilisons des Organisations Autonomes Décentralisées. De l’anglais DAO pour Decentralized Autonomous Organisation.
Prenons un exemple : imaginons que Bob et Alice aient un projet de livre. Plus précisément, un projet d’écriture collaborative. Ils décident donc d’ouvrir un fichier texte accessible en ligne, écrivent le premier chapitre de l’ouvrage, puis lient le fichier à une DAO.
La DAO de Bob et Alice est composée de 2 jetons numériques, chacun représentant un pouvoir de vote. 1 jeton pour Bob et 1 jeton pour Alice, autrement dit 50 % chacun. Alice et Bob paramètrent le quorum de leur DAO de telle manière qu’il faille 51 % des votes pour accepter l’ajout de texte ou d’image dans le fichier. Au départ donc, seul un vote de Bob et de Alice permet de valider les propositions de texte ou d’image des internautes.
Quelques jours après le lancement de leur DAO, un individu nommé Luis propose d’illustrer le chapitre 1 avec quelques-uns de ses dessins. Luis exige 1 jeton dans la DAO en cas de validation de sa proposition. Séduits par le style des illustrations Bob et Alice acceptent la proposition et, en un simple clic, les images sont automatiquement intégrées dans le fichier texte : Luis reçoit donc un jeton. Il est désormais membre de la DAO et possède 33 % du pouvoir de vote. Tout comme Alice et Bob qui, par ce choix, ont décidé de diluer une partie de leur pouvoir en intégrant un nouveau collaborateur dans le projet.
Cet exemple simple sert à comprendre l’intérêt qu’une DAO peut avoir pour la conduite d’un projet collaboratif, car elle permet de transformer le livre en organisation gouvernée collectivement par ses auteurs. Cela signifie donc que toute nouvelle contribution sur le contenu dilue automatiquement le montant des jetons des contributeurs précédents en vertu de l’accord négocié avec le nouvel arrivant (quelques corrections orthographiques dans le fichier induiront probablement l’octroi d’un faible pourcentage dans la DAO).
Ainsi le développement du livre via le jeu des contributions engendre un partage progressif de l’autorité dans le temps. Avec ce mécanisme de partage de l’autorité, tout utilisateur possédant des jetons dans la DAO est donc considéré comme partie prenante du projet et le nombre de jetons qu’il possède représente l’importance de son pouvoir de vote dans l’organisation. Le projet de livre devient donc un collectif de personnes sans frontières, auto-organisées autour d’un référentiel commun où chacun partage la propriété du contenu et où chacun a le droit de voter, de participer ou de sortir de l’organisation.
Le devenir de l’œuvre devient donc radicalement collectif. Plus encore le recours à cette technologie permet de réactiver à l’échelle de n’importe quel contenu la définition que Elinor Ostrom — prix Nobel d’économie — donnait des communs : « Un bien ou une ressource détenu collectivement par une communauté qui en fixe les règles de gouvernance. »
Ici la relation verticale avec une autorité centrale disparaît pour laisser place à une prolifération de relations horizontales avec des homologues. Ce modèle de création collaborative et de partage de l’autorité qui s’exerce à l’échelle même du contenu pourrait trouver des applications bien en dehors de l’écriture fictionnelle. Par exemple, l’écriture à plusieurs mains d’articles scientifiques ou de manifestes trouverait ici un outil lui permettant de porter directement au niveau de l’écriture du texte des modalités de validation par les pairs.
Mais les jetons possédés par chacun ne représentent pas qu’un pouvoir de vote dans l’organisation. Ils peuvent aussi représenter, dans le même temps, une part de la propriété intellectuelle de l’œuvre, induisant dès lors des rémunérations à hauteur des jetons possédés par chacun en cas de commercialisation de l’œuvre.
La protection de l’ouvrage par une licence ou un contrat de cession de propriété intellectuelle spécialement conçu à cet effet permet de faire correspondre la possession d’une quantité déterminée de jetons avec la possession d’une part de la propriété intellectuelle de l’œuvre. Procédure sécurisée, car l’inscription des droits est assurée via la technologie blockchain (un immense registre de données immutable).
La propriété de l’œuvre devient donc elle aussi collective et sa division en différentes portions ouvre sur de nouveaux modes de rémunération pour l’ensemble des contributeurs, qu’ils soient traducteurs, correcteurs, maquettistes, illustrateurs, communicants, etc. « L’œuvre a toujours été le fruit d’une immensité de lectures et d’expérience. L’œuvre littéraire, à ce titre, était jusqu’à lors le produit d’une co-création qui s’incarnait à travers celui qui produisait », rappelle Jean-Yves Mollier, historien de l’édition.
Ce modèle de distribution des droits de propriété intellectuelle nous permet donc d’aller encore plus loin. Pour s’en apercevoir, il suffit de revenir au cas de Alice et Bob mais dans une situation où ni l’un ni l’autre ne souhaitent intégrer des acteurs étrangers dans le processus d’écriture. N’ayant cependant pas assez d’argent pour travailler à temps plein sur ce futur livre et n’ayant pas trouvé d’éditeurs, d’associations, de résidences ou d’institutions à même de les aider, ils décident donc de mettre en vente une partie de la propriété intellectuelle de l’œuvre.
Dans ce modèle, la propriété intellectuelle devient liquide et une partie de cette liquidité permet de financer le développement du projet porté par la DAO. Alice et Bob n’ont donc pas besoin de vendre la totalité de leurs droits, mais seulement la portion jugée suffisante pour financer la conduite de leur projet. L’idée consiste donc à diviser et distribuer la propriété intellectuelle de l’œuvre pendant le processus de création. La diffraction de l’œuvre en une multiplicité de parts permet donc d’ouvrir la propriété de l’œuvre aux foules, ouvrant ainsi la voie à une collectivisation des œuvres que le droit traditionnel peine encore à mettre en place.
C’est dire que l’usage de certains outils technologiques vient bousculer nos relations traditionnelles et à la création et à la propriété, comme l’indiquait déjà en 1988 Timothy C. May dans son Manifeste cryptoanarchiste : « À l’instar de l’invention, en apparence mineure, des fils barbelés qui ont permis l’apparition de vastes ranchs et fermes, ce qui a modifié à jamais les concepts de terres et de droits de propriété aux frontières de l’Ouest, la découverte d’une branche obscure des mathématiques serra la pince qui coupera les barbelés autour de la propriété intellectuelle »
Afin d’exemplifier les rationalités qui président au fonctionnement d’une telle plateforme, imaginons la situation suivante : Nicolas découvre le synopsis du futur ouvrage de Bob et d’Alice et trouve le projet particulièrement fascinant. Il croit très fort dans le succès possible de cette œuvre auprès du grand public. Il décide donc d’acheter 50 jetons ayant chacun une valeur de 10 euros.
Comme le montre ce schéma sur les 500 euros dépensés par Nicolas un certain pourcentage est immédiatement alloué à la DAO de Bob & Alice. Admettons ici 4 %, soit 20 euros que Bob et Alice peuvent donc retirer. Le reste de la somme investie par Nicolas, 480 euros, reste en réserve, car c’est la garantie nécessaire à la fixation du prix des jetons. À tout moment Nicolas peut donc récupérer la quasi-totalité de son argent en vendant ses jetons.
Mais si Nicolas a investi dans le projet d’Alice et Bob c’est avant tout parce qu’il croit dans le projet et qu’il espère ne pas être le seul à partager cette croyance. Sachant bien que le projet ne pourra pas se développer avec son seul investissement il décide donc de faire la communication du projet d’Alice et Bob autour de lui, auprès de ses amis, de ses collègues et sur les réseaux sociaux.
Quelque temps plus tard, dans un monde idéal, d’autres mécènes décident eux aussi d’investir dans le projet. Cette série d’investissements aura pour effet de faire monter le prix des jetons. Augmentant donc la valeur de chaque jeton détenu par Nicolas ainsi que la taille de la réserve où Alice et Bob retirent quand ils le souhaitent les sommes nécessaires à la conduite du projet.
Plus il y a de gens à acheter des jetons, plus la valeur des jetons augmente et donc plus la réserve grandit, permettant de fait à Bob et Alice d’augmenter leurs revenus. C’est-à-dire les sommes qu’ils peuvent retirer de la réserve (ici en orange).
En cédant des droits de propriété intellectuelle sur l’œuvre, les auteurs pourraient trouver par l’intermédiaire de ce mécanisme financier les moyens de rémunérer l’exercice de leur passion.
L’intérêt d’une telle méthode de levée de fonds tient également dans le fait qu’elle permet à une multiplicité d’acteurs d’observer les œuvres et les projets qui font l’objet de l’attention des foules. En effet l’oscillation de la courbe ne traduit pas seulement les mouvements d’achats et de ventes des jetons, mais aussi, par la même, l’attention et l’intérêt que les foules portent au projet dans le cours du temps.
Cette métrique permettra d’observer au sein de l’espace culturel ce qui fait ou non l’objet du désir des foules. Dès lors plutôt que d’avoir à parier aveuglément sur le succès possible d’une œuvre, les acteurs de l’économie du livre disposeraient ici d’un outil à même de les aider à se repérer au milieu d’une masse d’idées et de projets (combien de collaborations, combien d’achats de jetons, etc.).
Un modèle pour la création
L’exemple fictif d’Alice et Bob que nous avons présenté ici ne forme qu’une possibilité parmi d’autres d’usage d’Aragon Fundraising. Le modèle des DAOs conjugué à la vente des droits de propriété intellectuelle ouvre sur une infinité de modèles économiques possibles et personne ne peut prédire la couleur des bourgeons qui surgiront sur cette infrastructure. En effet si les technologies que nous développons permettent d’organiser de nouvelles manières de collaborer et de s’allier, elles sont également couplées à des modèles de financement qui nécessiteront probablement de sortir des modèles hérités de commercialisation des œuvres.
Une chose est sûre, il sera difficile d’inventer des modèles pour rémunérer la création et les créateurs sans bouleverser les concepts et les modèles qui président au fonctionnement de l’économie du livre depuis 200 ans.
Comme l’indiquait Jean-Yves Mollier il y a près d’un an alors que nous lui présentions notre projet : « Depuis 1760, peu ou prou, le modèle économique de l’édition n’a pas évolué, entre les acteurs de la chaîne. C’est peu dire qu’il est devenu totalement obsolète. D’ailleurs, on comprend l’évolution de l’industrie en constatant que les éditeurs se sont unis dans un syndicat unique, quand les auteurs sont représentés par différentes organisations. »
Puisque le monde du livre définit en toute verticalité la valeur des textes littéraires, l’usage de notre technologie pourrait permettre de rendre aux auteurs la possibilité de définir par eux-mêmes leurs propres modes de création et leurs propres valeurs : voilà sans doute notre horizon.
Pour inventer les modèles économiques de demain ou mieux comprendre le fonctionnement et l’intérêt de cette plateforme, nous avons créé un channel dédié. Pour nous suivre, c'est sur Twitter.
1 Commentaire
Fabien RAYNAUD
27/06/2019 à 18:05
J'aime beaucoup de concepts pour partager le retour sur investissement, et donc réellement investir au sens propre du terme dans le projet.
Par contre, je suis beaucoup plus sceptique sur l'autre approche qui consiste pour le créateur à partager la création de son oeuvre avec ses mécènes.