#RentréeLittéraire23 - Le Prix Goncourt 2015 Mathias Enard revient avec un roman qui entrelace deux récits, deux styles, deux mondes, et traite un même sujet : la désertion. Une première fuite à travers les montagnes d’un pays du bord de la Méditerranée, avec la guerre en arrière-fond. En parallèle, on se remémore un grand mathématicien du temps des camps et du rideau de fer, dans l’Allemagne de la social-démocratie triomphante. Le second déserta le réel pour les sphères idéales des mathématiques et des utopies…
Le 22/08/2023 à 12:09 par Hocine Bouhadjera
2 Réactions | 1238 Partages
Publié le :
22/08/2023 à 12:09
2
Commentaires
1238
Partages
« Paul et Tusi avaient peut-être raison, il convenait de se réfugier dans les mondes des étoiles et des mathématiques — les astres, l’amour, les corps, des anneaux, les idéaux, tout ce fatras si profondément humain qui ne peut pas s’effondrer, car il reste en nous, dans le monde imaginal. »
Peut-on s’exiler indéfiniment dans l’art, qui peut-être celui d’Évariste Galois, les idées, pour se protéger de la réalité du monde ? Avec Platon certainement, avec Nietzsche il n’en est pas question. Et Paul Heudebert ? Là est toute la réflexion du dernier roman de Mathias Énard.
Le grand mathématicien allemand, imaginé par l’auteur, est raconté à travers sa fille Irina et d'autres qui l’ont connu ou sont spécialistes de ces travaux. Ils ont tous été réunis pour un colloque fluvial le long de la Havel, organisé sur un bateau de croisière de luxe, Le Beethoven. Des lettres d’amour qu’il envoyait à la femme de sa vie, dans la guerre et séparés par le célèbre Mur de Berlin, et le regard d’une Irina septuagénaire complètent le tableau. Ces « Journées Heudebert » levèrent l'ancre le 11 septembre 2001…
Le portrait d’un savant « communiste fervent jusqu’à la déraison », malgré les déconvenues qui s’enchaînent : l’Insurrection de Budapest, le Printemps de Prague, la fin de l’utopie RDA, l’éclatement de la Yougoslavie, l’assassinat d’Yitzak Rabin… « L’humanité me semble, en gagnant le capitalisme, avoir perdu l’humanité. Partout dans le monde, disait-il. » Dans un autre espace-temps, un fils de ferronnier s’est tiré du camp des vainqueurs, avec sa bite, son couteau, son fusil et son treillis, direction la frontière du nord, fatigué de la guerre.
Un intello à idées d’un côté, un villageois sans nom ni nationalité traîné hors de chez lui de l’autre, qui en appelle à Dieu pour se sortir de la galère. On est dans sa tête et dans son adieu à l’enfance, son franchissement du Rubicon, son arrachement aux liens tribaux. « Il se rappelle les avions étrangers qui broyaient les villes sans défense, il se rappelle la joie que lui procuraient ces morts et ces effondrements. » Face aux savantes discussions d’universitaires âgés et compassés, « le sang, la merde, la soif, la faim ». Une bonne confrontation entre le nord et le sud, un des grands sujets de l'oeuvre de Mathias Énard.
Pour l’Allemand Paul Heudebert, il y eut un avant et un après camp de Buchenwald, on le comprendra aisément (lire Jean Améry ou Primo Levi par exemple) : de cette expérience des limites sur la colline d’Ettersberg, voisine de la ville qui donna son nom à la gabegie à l’allemande, Weimar, il tira Les conjectures de Buchenwald, qui sorti du lot de la production mathématique pour « son côté littéraire, ses considérations sur la Révolution, ses passages obscurs, sa poésie si sombre, sa radicalité scientifique, croisement, au fond du XXe siècle, du désespoir historique avec l’espérance mathématique ».
Un artiste dans les maths, comme Alexandre Grothendieck et son fascinant Récoltes et Semailles, ou Nietzsche qui fut un poète dans la philosophie, Werner Heisenberg un philosophe dans la physique. Dès les années 60, Paul Heudebert, qui devient directeur de l’Académie des sciences de la RDA, travailla à démontrer l’infinité des nombres premiers jumeaux et se concentra sur les « espaces utopiques », dites « Surfaces d’Heudeber », vit en reclus farouche, jusqu’à une fin nimbée de mystère…
Là encore, un point commun avec le Berlinois Alexandre Grothendieck, qui refonda la géométrie algébrique avant de se retirer du monde les 23 dernières années de sa vie, installé dans l'Ariège. Lui aussi a connu les camps, à son arrivée en France en 1939, et son père a subi la déportation à Auschwitz, dont il n'est pas revenu. Enfin, c'est un autre réfugié dans les mathématiques qui a basculé dans l'engagement politique : contre la guerre du Vietnam, le totalitarisme soviétique et du côté de l'écologie radicale. Alors, une grande figure des mathématiques au XXe siècle qui inspira l'écrivain ?
La supposée « musique secrète des mathématiques » qui échappe à la plupart des littéraires, Mathias Énard la met en scène à un seul moment du récit, avec un poème qu’uniquement les initiés comprendront. Sinon, nulle équation ni développement algébrique, arithmétiques ou géométriques, il se borne à un portrait de communiste déprimé. Reste une tentative de définition de la science des sciences : « Matière glacée comme les étoiles, langue divine. » Sans affect, comme si elles avaient été inventées pour les anges qui n’ont aucun soufre à dépenser. Les mathématiques comme consolation, on l’aura compris, mais non la source d’une possible rédemption pour le savant allemand...
Les mathématiques sont un voile posé sur le monde, qui épouse les formes du monde, pour l’envelopper entièrement ; c’est un langage et c’est une matière.
Face à ces « deux étrangers au bout du monde si différents » (quoi que), trois femmes : Maja, la femme de Paul, orpheline devenue une des plus importantes figures du SPD — équivalant du PS belle époque — dans les années 70. La femme qui en impose — de grande taille avec une voix grave et assurée — a fini députée, vice ministre et fut une pionnière de la lutte pour les droits des femmes. Elle s’est d’abord engagée dans le socialisme radical avant-guerre et à l’Est, avant de quitter la sphère soviétique.
Le seul avantage de cette séparation entre Paul et Maja est de protéger du drame du quotidien : la relation bascule dans l’idéel, parfait pour le « mathématicien antifasciste, anti-impérialiste, têtu comme un axiome »...
La seconde est une fille de son pays de scoumoune — même Zeus lui en veut —, ou dit autrement, d’un conflit qui la dépasse — on est toujours victime de ce que l’on ne parvient pas à conscientiser —, et dont elle subit les exactions. Logiquement, elle en tire une certaine méfiance… 19 ans dans le réel, mais « tout le monde en a 100 pendant la guerre… » Elle est accompagnée d’un vieil âne moribond, mais robuste, symbole de la jeune outragée et du soldat renégat.
La troisième, la fille du grand homme célébré de l’Allemagne de l’Est, est une historienne des mathématiques, « que lisent ni les historiens ni les mathématiciens », enfouie dans la solitude du XIIIe siècle habité par le savant persan Nasiruddin Tusi.
Le philosophe, mathématicien, physicien, et astronome raconta, pour y avoir participé, la destruction de Bagdad en 1258 par les armées mongoles de Hulagu, petit-fils de Gengis Khan. « Il fallait que s’impose le silence parfait de la victoire » : des pyramides de tête, et tuer mêmes les chiens et les oiseaux… Près de 8 siècles plus tard, la ville d’Al-Khwârizmî sera à nouveau détruite par les G.I. américains, après la chute des deux tours. Le savant passera la moitié de sa vie reclu dans la forteresse d’Alamut, dissimulé dans un pli du massif de l’Alborz où s’est installée la secte des Assassins. On sait que Mathias Énard s'appuie sur une épaisseur de références pour ses oeuvres, mais elles ne pèsent jamais.
Tout le monde a déserté en dernière analyse : Maja l’Allemagne de l'Est du mari et de l’enfant pour une carrière politique, Irina pour le Caire, puis au cœur du Moyen Âge, entre l’algèbre d’Omar Khayyam et les nombres irrationnels de Nasiruddin Tusi. Pour Mathias Énard, qui vécut à Barcelone, en Italie, Syrie, Liban et en Allemagne, la question de l’exil est sensible. Sans parler d’écrire des romans, qui est déserter le monde presque dans l’exactitude mathématique.
La frontière : trait entre deux formes de malheur.
Un ton, une voix, pour chacun des deux récits partagés en courts chapitres : cette nature pleine de balafres, dans laquelle s’échappe l’anonyme déserteur blessé à l’âme, est le terrain de belles et riches descriptions fleuries, où le lyrisme fonctionne à plein. « Des odeurs de safran et de valériane », « le bruissement obsédant de la montagne », ou « la mer, qui ourle de blanc ses plaines violacées ».
Des longues phrases qui se prolongent malgré un saut à la ligne et un espace comme au début d’un nouveau paragraphe. On sait que l’écrivain se fixe des contraintes de rythme pour ses romans — 90 secondes écoulées dans l’histoire par page pour Boussole, 1 km pour son ouvrage Zone d'une seule phrase à la première personne sur 500 pages... Parfois toute une atmosphère de la campagne campée en une simple phrase comme celle-ci : « L’âne est invisible, on l’entend brouter des feuilles… » Le découpage en courts chapitres aide à la lecture. L'autre partie est sans graisse, affûtée. Deux livres en un court roman.
Le Beethoven, c’est l’Union européenne, et l’UE, c’est l’Allemagne : la bonne conscience de la social-démocratie, un ciel grisâtre et un robinet d’eau tiède qui humidifie une profonde sécheresse du sol. Ils ont tous les mains propres, mais ils n’ont pas de mains : comme François Hollande et les autres, « ils cumulent les bienfaits du vice et de la vertu ».
Mais au bout du compte, un sentiment domine : l'ouvrage est inoffensif « comme un aryen tressé (Vald) ». Le roman est « bon », et c’est peut-être la plus grande vacherie. Rien à signaler… « Un livre doit être un danger », affime Cioran dans Ébauches de vertige. Il faut plus de génie pour rater un livre que pour en faire un bon. On pourrait rétorquer que cette banalité est la caractéristique commune de la plupart des ouvrages qui sortent chaque saison : Mathias Enard possède une réputation, il est jugé à cette aune.
Ce texte est celui d’un écrivain officiel : tout est arrondi (avoir une émission sur France Culture ne pardonne pas visiblement) dans les deux récits. Toute petite ambiguïté est immédiatement désamorcée : le roman ressemble à ces cours d’allemand, qui oscillent entre les écoquartiers, le mur de Berlin et la Stasi : sirupeux et inconséquent. « Parfois, le sommeil arrive par surprise comme un tireur embusqué », écrit Mathias Énard. Le lecteur de ce plaisant roman échappera à cette embuscade, mais non sans ressentir une certaine fatigue européenne.
DOSSIER - Rentrée littéraire 2023 : découvertes et coups de cœurs
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 23/08/2023
253 pages
Actes Sud Editions
21,80 €
Paru le 04/05/2022
496 pages
Actes Sud Editions
9,90 €
Paru le 16/08/2017
480 pages
Actes Sud Editions
10,30 €
Paru le 09/10/2013
516 pages
Actes Sud Editions
11,20 €
2 Commentaires
Fab la rage
31/08/2023 à 20:27
Je pense un peu injuste la critique décrivant le livre comme un "bon" roman, par trop convenu.
Pour ma part j'y ai vu aussi une réflexion sur le caractère à la fois vain et trompeur de toute tentative d'enfermer la réalité dans une forme (donc une esthétique) à vocation parfaite (que ce soit les mathématiques, la poésie ou la littérature), tentative vaine car tjrs en deçà de la réalité et trompeuse car incapable d'en rendre réellement compte.
Face à cela, le récit âpre et puissant du déserteur et de la femme meurtrie que l'expérience de la guerre a brisé. Pourtant c'est d'eux, plongés dans une réalité d'une précarité extrême qu'un peu de lumiere (solidarité, compassion, rédemption ?) va venir...
Bref, il n'est pas si facile pour un auteur, friant de contraintes, comme il est utilement rappelé, de reconnaître que son travail formel, que son travail fictionnel, au bout du bout doit céder le pas face à la violence ( souvent) et à la lumière (parfois) du monde.
ABC
11/02/2024 à 15:47
C'est un livre mystérieux et troublant, ouvrant la porte à de multiples questionnements et de réflexions sur les individus et les peuples face à la violence de la guerre. Notre monde face à ses angoisses et ses contradictions... Que veut dire réussir ou rater un livre ??? Quand la lecture vous a pris en ses lignes et vous a tenu jusqu'au point final, je me permets de dire qu'il a un intérêt évident, même s'il ne répond pas à toutes les attentes qu'il a fait naître...