PODCAST – Bonne année, bonne santé — ça, c’est important, la santé. Monsieur Morris, doyen de nos lecteurs, nous le rappelle souvent en entrant dans le studio. Alors que 2023 nous tend les bras, notre turbulent invité n’en avait pas tout à fait fini avec 2022. Hommage aux libraires, entre le bœuf et l’âne gris, par un Morris tout feu tout flamme.
L'Humeur de Morris est une chronique satirique, diffusée toutes les deux semaines sur ActuaLitté. Et comme toujours, il nous gâte...
(Monsieur Morris grogne au micro, agacé)
ActuaLitté : Monsieur Morris, vous êtes bien agité : peut-être un os de dinde coincé en travers de la gorge ?
Monsieur Morris : Passque toi qui es encore habillé d’un pull vert avec un renne rouge dessus, tu penses incarner l’esprit de Noël ? Non, je suis mélancolique : les fêtes, c’est fini. Pour les libraires, une période fantastique s’achève : le mois où ils exercent leur métier, hésitant entre rires et larmes.
Imagine un peu, quand le 24 décembre, déboule dans les rayons l’armada des retardataires sans idée de cadeau : le gendre qui avait oublié jolie-maman, la nièce héritière d’un vieil oncle, l’adolescent boutonneux, désargenté et amoureux… Pour eux, le libraire, c’est l’équivalent du pharmacien de garde pour la gueule de bois des fêtards du 1er janvier : le dernier recours, le sauveur…
Et vas-y que tu achètes un bouquin pourri pour quelqu’un que t’aimes pas : c’est garanti plus efficace qu’une boîte de chocolats Léonidas.
À cette période, les libraires gagnent enfin un peu d’argent, en vendant des bouquins cons que les éditeurs se cassent les miches à inventer.
Ceux que personne ne lira, voire n’ouvrira — y compris celui de Thomas Pesquet. Encore que là, y’a des jolies photos. Même s’il les a déjà postées sur ses réseaux sociaux quand il était là-haut ! Mais comme les recettes iront aux Restos du cœur, on va pas critiquer.
ActuaLitté : Les 15 minutes de bonheur de libraires, d’accord, mais vous arrivez après la bataille, là : nous sommes en 2023… Bonne année, non ?
Monsieur Morris : T’en ficherais des bobonanés. Tu peux pas comprendre : quand on est libraire, retourner à la boutique le 2 janvier, c’est la déprime totale, une baffe de nostalgie.
ActuaLitté : Vous voulez dire une bouffée ?
Monsieur Morris : Non, je sais ce que je dis : une baffe ! Durant des semaines, on a écoulé des bouquins dont t’as même pas idée : le Grand livre des toilettes — là le slip tu l’as plus sur la tête, mais sur les chevilles. Ou celui des conseils improbables, substitut à un abonnement aux Alcooliques anonymes : Cuites, 60 recettes faciles pour lendemains difficiles. Plus fort encore, L’art de la pipe : Assaisonner semences et excrém….
ActuaLitté : Ah NONONON : celui-ci nous allons nous en dispenser.
Monsieur Morris : Oh, ça y est, la censure, mais ils existent ces bouquins !
Tous les ans, c’est la même rengaine : l’imagination débridée des éditeurs remplace les romans d’inconnus par des bouses de Noël. Et ils nous resservent des bouquins pour passionnés : Audiard, la photo, le whisky, les poneys, l’écologie, les chats, le poker, le foot, les années ceci, les années cela.
Une vaste entreprise de recyclage bien huilée : les mêmes photos chaque année, des textes à peine remaniés, une couverture tonitruante et hop, l’affaire est dans le sac !
D’ailleurs, on touche aux confins du sublime de la redite avec une parution qui cartonne mieux encore que l’almanach Vermot pour les fêtes : Pensées et citations !
Une machine à cash : aucun droit d’auteur à débourser. Le type ou la nana qui a eu cette idée, c’est du pur génie. Quand ils le croisent, ses confrères se mettent à genoux pour le saluer et lui baisent les pieds…
ActuaLitté : Allons donc : vous oubliez l’importance du travail éditorial, là.
Monsieur Morris : Penses-tu : ça pompe sur les sites internet, dans les dicos, des réparties, des piques fielleuses ou drôles et zou, le livre est plié : jackpot commercial. Garanti 100 % rentable.
Tu colles une citation par page, toute seule, avec une grosse et belle police, cinq mille caractères, 180 pages, 18 euros, c’est pas du rendement ça ?
Même Amélie Nothomb n’a pas encore osé ! Et pourtant, plus la dame au chapeau sort de romans, plus la taille des lettres augmente : son lectorat doit vieillir…
L’édition a poussé l’écologie au rang de grand art : elle ne valorise pas ses déchets, elle les régurgite !
ActuaLitté : Moui, bon : la critique est aisée et l’art difficile, Monsieur Morris…
Monsieur Morris : Tu crois ? Je vais t’en donner à la pelle de la preuve, mon biquet. Tiens, dans la famille Beau livre facile à produire et juteux : prends les mandalas, tu sais, ces fascicules de coloriage pour marmots.
Bon. Un esprit supérieur a théorisé que ces exercices de barbouillage régressifs apportent détente et bien-être aux adultes. Et diminuent leur stress face aux trépidations de la vie. Et vas-y que je te propose un PAQUET cadeau ?
D’ailleurs, on n’épargne pas les gosses : regarde, pour les fêtes de fin d’année, ils ont ressuscité dès octobre le grand bigleux à canne avec son bonnet à pompon rouge. Tu as trouvé où il le passe son Noël fantastique, le Charlie ??
ActuaLitté : Non, non, et je ne suis pas certain d’avoir envie de le savoir…
Monsieur Morris : Bon tant pis… Mais alors, parlons du livre fourre-tout : ça, c’est plus diabolique que le diable.
Un format démesuré, en coffret, avec une bouteille, un plat, un bout de tissu, une statuette, un kit de n’importe quoi, bref, des trucs qui ne se vendraient jamais seuls, et PAF ! Associé à un livre, ça devient un coñ-cept mar-keu-ting ! Note : j’apprécie. À l’époque où gaspiller reste l’apanage des imbéciles, la récup’ à ce point, ça force le respect.
Ce qui me déprime, c’est qu’auparavant, seul le libraire faisait un peu de chiffre avec ça. Toi, au pied du sapin, tu déchirais l’emballage, résigné à découvrir une daube… et à sourire à tata Paulette, trop fière de sa trouvaille.
Maintenant, avec ton internet du oueb, ces bouses, elles sont sur les sites de vente d’occasion, dès le lendemain de Noël — comme la moitié des cadeaux, d’ailleurs. Tu les repères sur VintEbayBoncoin, parfois encore dans leur emballage d’origine.
Jusqu’à ce que de petits margoulins les achètent, au dixième de leur prix, pour les refourguer l’année suivante, dé-li-ca-te-ment réempaquetés…
Naaaan. Le livre, cadeau favori des Français à Noël, je ne dirais pas que c’est un échec, ça n’a pas marché…
Crédit photo : Unsplash
DOSSIER - Vois Lis, Voix Là : le podcast de ActuaLitté
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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