Depuis quelques semaines, ActuaLitté tente de retracer les différentes réflexions qui ont poussé le secteur du livre à se lancer dans l'aventure du registre ReLIRE. Pourquoi numériser les oeuvres indisponibles et les confier à un organisme de gestion collective ? Si l'intérêt patrimonial est mis en avant, il semble que l'on puisse trouver une tout autre réponse, qui semble bien plus économique, elle. Voici la suite de la genèse de ReLIRE.
Le 06/05/2013 à 14:00 par Nicolas Gary
Publié le :
06/05/2013 à 14:00
Nous l'avons démontré à plusieurs reprises, ReLIRE est né avec la commercialisation d'oeuvres sous droit, au travers de Gallica 2. Le Centre National du Livre ayant offert une enveloppe permettant aux éditeurs de numériser à moindre coût leurs oeuvres, la Commission numérique du Syndicat national de l'édition a rapidement émis l'hypothèse que l'expérimentation pourrait inclure les oeuvres épuisées.
Perdre des subventions de numérisation...
En effet, le SNE redoutait que l'aventure ne tourne court, attendu que sur l'enveloppe de 8 millions €, les crédits seraient gelés « en cas de persistance de sous consommation ». Un risque « réel », estimait le SNE, qui notait :
Mais c'est aussi le risque d'échec de l'expérience Gallica2 qui se profile si, à la fin de l'expérimentation fin 2009, le nombre de livres sous droits en ligne n'atteint pas une masse critique suffisante. Ce nombre n'est actuellement que de 6000 livres sous droits en ligne (contre 50.000 sur Libreka en Allemagne et des centaines de milliers sur Google et Amazon). Les dates des prochaines réunions de la Commission sont le 24 septembre et le 19 novembre 2008.
Or, depuis la mi-2007, Marie-Françoise Audouard, nommée conseillère auprès de la ministre de la Culture, Christine Albanel. Celle-ci était en charge de mettre en oeuvre les préconisations du rapport Patino, remis en janvier 2008. En novembre de cette même année, le deuxième Conseil du Livre, présidé par la ministre, avait laissé un arrière-goût assez désagréable aux membres du SNE. Marie-Françoise Audouard avait présenté l'état des lieux « des premiers travaux conduits », précise le ministère.
Le SNE note, dans un rapport de mai 2009 :
Les éditeurs ont peu apprécié les recommandations du groupe de travail « post-Patino », piloté par Marie-Françoise Audouard, conseillère auprès de Christine Albanel, et rendues publiques lors du Conseil du livre du 10 mars. Serge Eyrolles a rappelé la position des éditeurs lors de la conférence de presse de lancement du Salon le 13 mars, notamment sur la question du prix du livre numérique et des protections des fichiers. Il a fait diffuser à cette occasion la note annexée « Livre numérique : idées reçues et propositions ».
Des témoins nous ont assuré que la question des oeuvres épuisées n'était pas au programme de ces échanges - on parlait plutôt du contrat de mandat, dont on sait aujourd'hui quel fut son sort. Et combien la Commission européenne a retoqué cette question de fixation contractuelle des prix, sous la pression du lobbying Amazon. Néanmoins, les témoignages attestent également qu'en marge des discussions autour de « l'après rapport Patino », la question de Google n'était jamais très éloignée.
Maintenir et élargir la mission de Gallica 2
De plus à l'occasion de son intervention durant le Salon du livre de Paris 2009, Serge Eyrolles, président du SNE, dans un compte-rendu du SNE, effleure bien les sujets, en concluant une conférence autour de l'avenir de Gallica 2 :
Qu'il s'agisse des normes, des protections ou des modèles économiques, différentes conceptions s'opposent aujourd'hui sur le livre numérique. Certes le marché n'est pas encore là, mais il est certain qu'il va arriver.
.../...
Si l'on trouvait sur la toile tous les contenus sans protection, cela serait une catastrophe pour toute l'économie du livre et de la connaissance. L'expérience Gallica 2, peu commune, a montré qu'on pouvait faire quelque chose. Or, il est certain que l'on a besoin d'une politique européenne dans cet espace sans frontières qu'est l'Internet.
.../...
Dans le domaine du numérique, les chiffres sont à manier avec précaution. Quoi qu'il en soit, il faudra sans doute un portail unique pour les libraires, et aussi pouvoir imprimer à la demande à un prix proche du livre papier, c'est sans doute l'avenir du métier. Chacun est conscient des enjeux et des dangers d'une posture idéologique. La France est un pays riche en contenus. Il faut être prudents, mais aussi ne pas attendre trop longtemps, sans quoi les acteurs de la chaîne du livre seront débordés.
Google Books, numérisateur hors pair incontrôlable
Mais revenons à la question de Google Books. En juillet 2006, le SNE décide d'intervenir dans la procédure que le groupe La Martinière a lancée contre Google France et Google Inc. Paul Otchakowsky-Laurens invitant - non sans une certaine ironie, a posteriori - les éditeurs à vérifier que la base de données ne contienne pas des extraits d'ouvrages relevant de leur catalogue. Donc des oeuvres sous droit. Nous étions en décembre 2006.
Dans cette affaire, il était bien question de contrefaçon pour le SNE :
Le fondement principal de l'action est la contrefaçon de droits d'auteur constituée par une atteinte au droit de reproduction (numérisation des œuvres protégées sans autorisation des titulaires de droits) et une atteinte au droit de représentation avec la diffusion d'extraits d'œuvres sans l'autorisation des ayants droit. La diffusion de ces extraits ne devrait pas pouvoir bénéficier de l'exception de courte citation prévue par l'article L. 122-5 du CPI.
En 2009, la situation a amplement évolué, et l'on parle désormais d'un Règlement Google, que les éditeurs et auteurs américains négocient. Il faut noter alors toute l'attention portée au repérage d'oeuvres appartenant aux éditeurs français, dans la base de données de Google Books. Le principe même du Règlement est simple : tous les ouvrages publiés avant le 1er janvier 2009 par des éditeurs sont concernés, avec des limites en fonction des usages autorisés sur le territoire américain.
Deux solutions s'offrent alors : l'opt-out :
Les ayants droit renoncent aux possibilités prévues par celui-ci de retirer leurs fichiers scannés, de contrôler leur mise à disposition et de percevoir une rémunération. Ils laissent ainsi Google continuer de numériser et mettre en ligne leurs ouvrages comme c'était le cas jusqu'à présent. Par contre, ils gardent leur droit de porter plainte contre Google au motif de violation du droit d'auteur devant une juridiction américaine. Cette option paraît a priori peu opportune pour les ayants droit français, peu susceptibles de porter plainte contre Google aux Etats-Unis.
Mais l'option qui consiste à rester dans le Règlement n'enchante pas non plus le SNE :
Néanmoins, rester dans le « règlement » revient également à participer à un système basé sur des principes contraires aux nôtres, notamment avec la disparition du mécanisme fondamental d'autorisation préalable avant l'utilisation d'une œuvre protégée, la nécessité de s'enregistrer afin de faire valoir ses droits ou encore la méconnaissance du droit moral.
La reconnaissance de ces principes crée un précédent et constitue un message politique très négatif par rapport aux autres partenaires, politiques ou commerciaux, pour la création des bibliothèques numériques et la lutte contre le piratage.
En outre, se pose la question de l'effet potentiel d'une participation sur notre action en justice et en particulier de son exécution au cas où le juge français interdirait la reproduction des livres par Google aux États-Unis. Cette dernière question ne se posant qu'en France, nous sommes le seul pays à éventuellement envisager le scénario de l'« opt-out ».
Ces bons comptes...,
Et pour pimenter un peu plus l'ensemble de cette situation, la question du modèle économique se pose, et Google avait annoncé qu'elle serait présentée prochainement dans le programme de partenariat. Ainsi, en janvier 2009, se concluait une réunion du SNE.
Les discussions que ActuaLitté a déjà rappelées se déroulent, avec l'intervention de Bruno Racine, lors des Assises du livre numérique, en mars 2009, et voilà qu'en mai 2009, le SNE diffuse à ses membres un intéressant document, récapitulant l'ensemble des conditions du Règlement, Mise en œuvre du « règlement » issu du procès de « recours collectif » entre Google, les éditeurs et les auteurs américains : qui peut agir ? Quelles conclusions en tirer ?
Dans ce titre, sont évoqués plusieurs points, mais retenons principalement que le SNE y évoque non pas la seule « détention spécifique des droits numériques », mais bien celle « des droits en général, conférés par le contrat éditeur/auteur ». Et un peu plus loin, on apprend que le Règlement de Google ouvre la voie à des choses très claires :
différents scénarios variant en fonction de la disponibilité commerciale de l'œuvre aux yeux de Google (les 3⁄4 des œuvres européennes sont aujourd'hui considérées comme épuisées, mais ce statut peut être contesté par les ayants droit) et de la récupération ou non de ses droits par l'auteur.
Si Google considère l'oeuvre comme disponible commercialement, l'éditeur décide quels usages sont « relatifs à la mise à disposition de l'oeuvre, sauf avis contraire de l'auteur ».
L'éditeur touche 100% des revenus prévus pour les ayants droit à titre des usages passés et de l'exploitation future des œuvres, qu'il redistribue ensuite à l'auteur selon les termes de leur contrat (y compris du contrat d'acquisition de droits pour une traduction). Pour la procédure de retrait et les changements d'options en matière de mise à disposition, l'auteur et l'éditeur ont leur mot à dire et c'est la consigne la plus restrictive qui prévaut.
Si l'oeuvre est épuisée, deux cas de figure : l'éditeur et l'auteur décident, ou l'auteur seul, s'il a repris ses droits.
L'auteur ayant récupéré ses droits touche 100% de ces revenus, et si l'éditeur a toujours les droits, les sommes sont réparties à 35/ 65 entre lui et l'auteur pour les œuvres antérieures à 1987 et à 50/50 pour les œuvres postérieures.
... qui font les bons amis
Les autres points sont tout aussi instructifs :
A. Cas de l'œuvre considérée comme disponible par Google
1. Si l'éditeur sort du « règlement », tandis que l'auteur reste :
L'éditeur (ou l'éditeur d'une traduction) qui a le pouvoir d'initiative ne donne aucune consigne. La situation concernant l'œuvre correspondante est donc bloquée, c'est-à-dire que Google numérise l'œuvre mais ne la diffuse pas.
2. Si l'auteur (ou le traducteur) sort du « règlement », tandis que l'éditeur reste :
L'éditeur ayant le pouvoir d'initiative et donnant ici une consigne, son avis finit par l'emporter. Néanmoins, la situation concernant l'œuvre correspondante peut être bloquée si dans le cadre de l' « opt-out », l'auteur (ou le traducteur) demande le retrait de l'œuvre à titre gracieux.
B. Cas de l'œuvre considérée comme épuisée par Google (en l'absence de contestation de ce statut)
1. Si l'éditeur a toujours les droits :
Chacun des ayant droit ayant un pouvoir d'initiative, c'est l'avis de l'ayant droit qui reste qui l'emporte. Mais la situation concernant l'œuvre correspondante peut être bloquée si dans le cadre de l' « opt-out », l'autre ayant droit demande le retrait de l'œuvre à titre gracieux.
2. Si l'auteur a récupéré ses droits :
Cela est sans intérêt pour l'éditeur de rester ou non dans le « règlement » ni de revendiquer l'œuvre, car c'est l'auteur qui gère l'œuvre comme il l'entend.
Le fait s'impose : l'éditeur a tout intérêt à maîtriser la numérisation préalable des oeuvres, et de ne pas s'aventurer dans le Règlement. D'ailleurs, dans ses conclusions, le SNE note bien les risques commerciaux encourus :
En outre, selon les modalités de paiement pour les usages passées et l'exploitation future des œuvres considérées comme épuisées par Google, les compensations financières dues aux auteurs leur seront versées directement. Il est donc important que ceux-ci s'inscrivent et revendiquent personnellement leurs œuvres, car l'éditeur ne touchera que la part qui lui revient. [NdR : nous soulignons]
Le projet était qualifié de patrimonial par Google Books, que de numériser des oeuvres ; aujourd'hui, c'est un terme repris par le registre ReLIRE, alors même que c'est un fondement marchand qui repose sur les questions de numérisation. Quelques heures avant que la loi sur la numérisation des oeuvres indisponibles ne soit votée par un hémicycle quasi-vide, le 23 février 2012, ActuaLitté présentait en effet le modèle économique qui allait sous-tendre la commercialisation au travers de la plateforme.
Bruno Racine était intervenu sur France Inter pour assurer que les oeuvres numérisées seront commercialisées « à des prix très compétitifs, parce qu'ils seront uniquement vendus en numérique ». Le ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, fatigué, expliquait alors : « À travers ce texte ambitieux, nous démontrons que la diffusion des oeuvres sur internet peut se faire sans exception au droit d'auteur et sans pratique de contrefaçon. »
Du patrimoine à l'économie, voilà que le pas a été franchi...
Notons également que ce 2 mai, le collectif Le Droit du Serf a fait déposer par avocat, auprès du Conseil d'État, un Recours pour Excès de Pouvoir contre le décret publié au JO le 1er mars 2013, portant application de la loi du 1er mars 2012 sur la numérisation des œuvres indisponibles du XXe siècle.
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