Pour construire l’univers de Thair, Jean-Luc Marcastel a raconté sur des centaines de pages les êtres, les coutumes, les paysages de son monde. À l’occasion de la sortie du premier tome de son cycle chez Leha Éditions, il nous offre de plonger dans ce background, totalement inédit. Une documentation riche et passionnante.
Le 16/01/2020 à 13:26 par Auteur invité
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16/01/2020 à 13:26
« Un jour, quelqu’un m’a demandé ce qui m’a poussé à devenir postiaïre.
Je ne sus d’abord quoi répondre.
Puis des images ont commencé à me revenir, des impressions, des sentiments…
C’était comme ces sensations qui vous assaillent quand vous retrouvez un plat que vous préparait votre mère, dans votre enfance, ces goûts, ces odeurs que vous avez encore sous la langue et qui vous envahissent en même temps qu’une bouffée de nostalgie et de tendresse.
Voilà, c’était un peu la même chose avec ce mot que je connais si bien que j’en ai fait ma profession, mais que je ne prononce plus assez, ou plus de la même façon. Usé qu’il est par mon quotidien, je n’y pense plus.
Mais là, alors qu’un autre me l’adressait avec une certaine réserve et, oui, pourquoi pas, presque de la dévotion, j’ai retrouvé comme une bulle de souvenirs d’enfance qui s’est répandue dans toute mon âme et m’a presque fait retrouver mes douze ans et leur saveur.
J’étais encore un jeune garçon, et je m’en souviens pourtant comme si c’était hier.
Le ciel était plus sombre et tumultueux que de nos jours. Nos hivers étaient plus rudes, nos étés gris et pluvieux, de cette pluie grasse qui décolorait tout sous des trombes d’eau au goût de cendre.
Mes parents étaient des gricolaïres modestes, de ces gens qui avaient quitté les faubourgs miséreux et surpeuplés de Tolosania pour aller trouver ce nouveau départ qu’on leur promettait dans les terres vierges de Garonnaï.
En fait de nouveau départ, ils avaient surtout trouvé beaucoup d’efforts et de sacrifices à retourner et ensemencer une terre fertile, mais gelée une partie de l'année, à essayer de faire pousser, entre deux hivers de froid à pierre fendre, quelques maigres récoltes de Maïrizou de cloquillons sauvages, les seules essences que nous parvenions à faire prendre à cette époque.
Mais ils avaient aussi trouvé une liberté que rien n’aurait pu remplacer, même pas le confort souvent malodorant et bruyant des cités.
Or les hommes restent des hommes, et on ne peut vivre seul trop longtemps.
Nous avions quelques voisins, et nous nous voyons de temps à autre à l’occasion de fêtes ou de veillées, quand les uns allaient aider les autres au moment des moissons ou des semailles. Les fermes étaient isolées et les visites rares.
De plus, nous avions gardé de la famille à Tolosania. Mes parents sachant lire et nous ayant appris l’écriture, nous attendions avec avidité de leurs nouvelles et les échos de cette civilisation que l’on aurait tôt fait d’oublier dans ces solitudes.
Ces nouvelles, c’était lui qui, toutes les deux semaines, venaient nous les amener, lui, notre postiaïre.
Il venait le même jour, à la même heure, ponctuel comme une horloge, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il gèle. Je me rappelle que ma sœur et moi guettions ses passages avec une impatience enfantine, surtout quand nous attendions ces longues lettres que mon père nous lisait à la veillée et qui, avec sa voix lente et posée, nous tenaient toute une soirée près de l’âtre crépitant.
Mais je m’écarte… Laissez-moi vous parler de lui… le postiaïre.
Ce n’était tout d’abord qu’un grondement toussotant, à intervalle régulier, très loin, comme le bruit de doigts pressés tapotant sur le bord d’une table, puis ça se précisait pour devenir un chant rythmé et monocorde à quatre temps, un son qui n’existe pas dans la nature, un de ces sons qui ne peut être que celui d’un objet créé par la main de l’homme.
Enfin, quand le grondement devenait presque assourdissant, nous entendions le grincement si caractéristique du triscout qui freinait dans la cour.
C’est à cet instant que nous ouvrions la porte pour le voir arriver.
Son triscout, trapu, fonctionnel, crachait, par les deux tuyaux d’échappement qui s’élevaient derrière le siège du pilote, d’âcres panaches de fumée noire. Le guidon tressautait encore entre ses mains, avant qu’il n’éteigne le mécanisme.
Cet engin, on aurait dit un coursier étrange, avec, en guise de pattes, trois roues rondes de gomousse. Il était tellement maculé de boue qu’on avait du mal à deviner le bleu et or de sa calandre aux couleurs des postes de Tolosania, tant il avait traversé de routes défoncées transformées en bourbier.
Mais cet engin, pourtant fascinant, je ne le regardais presque pas. Je n’avais d’yeux que pour lui, le postiaïre, ce héros anonyme qui nous portait les mots de nos amis, de nos parents, à travers un territoire encore sauvage et parsemé de dangers innombrables au rang desquels nos propres semblables.
Il en descendait, rangeait dans un étui, contre sa cuisse, son fusil à air comprimé réglementaire, puis saisissait sa sacoche dans le coffre de son triscout.
Il exécutait ces tâches avec des gestes lents et précis, presque révérencieux.
Quand il se retournait et traversait la cour boueuse vers nous, dans son armure de composite bosselée, courbé en deux qu’il était pour se préserver de la pluie, il prenait, pour moi, des allures de chevalier casqué portant dans ses bras un fragile bambin.
Enfin, il arrivait sur notre perron, relevait la visière de son casque. Je découvrais alors le haut de son visage, ses yeux clairs, presque juvéniles, dans cette boue qui le couvrait de la tête au pied.
Et je vous jure que chez personne, non, personne, je n’ai retrouvé cette joie de vivre, ce bonheur simple de faire plaisir aux enfants que nous étions, cet éclat qui, malgré tout ce qu’il avait dû voir et vivre en arpentant sans cesse nos sombres contrées, ne s’était jamais terni.
Il fouillait quelques secondes dans sa besace qu’il ouvrait avec autant de précautions que si elle eut été de verre. Protégé sous le perron de notre demeure, il se redressait pour nous tendre, avec une fierté toute simple et un mouvement énergique, l’enveloppe de papier huilé que les nôtres nous adressaient. On sentait, dans ce geste banal, la foi de cet homme prendre corps et forme, trouver sa signification sa vraie grandeur.
Ce n’était pas un simple morceau de papier qu’il nous délivrait, c’était l’esprit, l’espoir de toute l’espèce humaine, l’échange, les mots qui sont à la base de toute société, de tout sentiment. Pour cet homme, c’était l’humanité entière qu’il tenait dans sa main.
Parfois, quand ma mère insistait un peu plus que d’habitude pour qu’il entre prendre un c’fé de brûle-gueule, ou s’il faisait très froid, il entrait quelques minutes, ôtait son casque qu’il posait sur la table, et, se réchauffant les mains à la tasse brûlante, échangeait quelques mots avec mes parents.
Et moi je le regardais, assis là, déjà presque un pied sur la route, si fort, si calme, si sûr de lui et de sa mission, échangeant des sourires et des plaisanteries anodines avec mes parents, sa tignasse rousse en désordre jetant des éclairs à la lueur de la cheminée, inconscient de son propre charisme, de cette lumière qui brillait en lui et qui m’éblouissait.
Parfois, je m’approchais pour contempler l’emblème doré apposé au-dessus de la visière de son casque, cet écusson sur lequel un antique engin volant à quatre ailes semblait prendre son envol, celui des postes de Tolosania dont les traditions se perdent dans la nuit des temps, d’avant même le Nocturnage.
Quelquefois, il prenait le temps de me raconter une des légendes parlant de S’texpéry, de Melmo, ces héros d’avant l’Anthir, qui avait fait, les premiers, la fierté des postes de Tolosania.
Il les racontait si bien, ces histoires, de cette voix d’orateur qui n’avait pas appris à mentir, avec une emphase simple et vraie qui touchait au cœur qu’il laissait mon père et ma mère aussi rêveurs que nous…
Enfin, toujours trop vite pour moi, il se relevait, remerciait gravement père et mère, puis nous adressait un sourire espiègle, à ma sœur et à moi, et nous promettait de revenir, dans deux nouvelles semaines.
Il rajustait alors son casque sur sa tête, redevenait le chevalier cuirassé et indomptable qu’il était en arrivant, et, le pas décidé, de ses lourdes bottes ferrées, s’en retournait vers son engin après avoir récupéré religieusement sa besace et l’avoir calée sous son bras, près de la garde de son sabre d’ordonnance qui ne quittait pas et qui me faisait rêver.
Avant de repartir, alors que je le guettais depuis la porte entrouverte, quand il avait de nouveau rangé sa sacoche, enfourché et démarré son engin dont la chaudière montait lentement en pression en crachant ses panaches de fumée blanche, et qu’il s’apprêtait à partir, il levait une main à mon intention.
Ce n’était pas le geste un peu condescendant d’un adulte envers un enfant, non, mais le salut généreux d’un humain à un autre, d’un être qui aurait donné sa vie pour que le soir, à la veillé, mon père puisse nous lire les nouvelles des nôtres, près de la chaleur de notre foyer, alors qu’« il » bravait nos routes glacées et leurs mille dangers, lui, le Postiaïre.
Il s’appelait Michal Perrïan, mais cela, je ne l’ai su que beaucoup plus tard.
Une semaine comme les autres, au plus fort de l’hiver, il n’est pas venu. Nous avons été surpris, mais il y avait beaucoup de neige. Nous avons cru qu’il s’était arrêté pour passer la nuit à l’abri.
Ce n’est que deux semaines plus tard qu’un autre postiaïre nous a amené notre courrier.
Quand nous avons demandé ce qui était arrivé à Michal. Il nous a répondu qu’il était tombé dans un piège tendu par des pillards qui avaient voulu lui dérober son véhicule, son équipement et les richesses qu’ils supposaient emplir sa besace…
Il ne les avait pas laissé faire. Il s’était défendu. À l’agonie, perdant son sang, submergé par le nombre, touché par des tirs de fusils, aux jambes et au torse, il avait réussi à abattre les routards avant de succomber à ses blessures.
On l’avait retrouvé appuyé contre un arbre, comme assoupi, n’eut été la neige teintée de rose qui l’entourait.
Ses larges épaules étaient un peu affaissées. Sa tête reposait contre une de ses épaulières de kevlar, comme si le sommeil l’avait surpris alors qu’il se reposait au bord du chemin.
Une de ses mains étreignait son fusil à air comprimé déchargé, mais l’autre, repliée contre son flanc, raidie par la mort, serrait encore, sans faiblir, sa besace de courrier.
Quand j’ai appris la nouvelle de celui qui devait lui succéder, j’ai senti mon monde vaciller.
J’ai pleuré, en cachette bien sûr, j’étais un garçon, pleuré sur cette vie perdue, cet homme dont nous ne savions presque rien, mais que nous avions appris à aimer, qui faisait partie de notre vie, comme le matin où le soir, presque comme un membre de notre famille, lui qui semblait nous dire que l’espoir et la vraie grandeur naissent des gestes les plus anodins.
Dans mon malheur, j’étais fier aussi de savoir que pas une fois, même aux portes de la mort, « mon » postiaïre n’avait trahi sa flamme, son idéal, cette lumière qui brûlait dans son regard, qui le transfigurait et en faisait un être plus grand que le commun des mortels.
J’étais un enfant. Je ne connaissais encore rien de la vie, de la mort, des doutes et des questionnements de l’âge adulte, mais ce soir-là j’ai su, alors que la voix de mon père me berçait à nouveau en lisant ces mots qui portaient, sur leurs syllabes, le prix d’une vie humaine, ce que je voulais devenir…
Je serai Postiaïre. »
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“Comme les bords d’une plaie céleste, je l’ai vu...”
Jean-Luc Marcastel – Thair Tome 1 ; Renaissance – Leha Editions – 9791097270421 – 19 €
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Paru le 10/01/2020
384 pages
Leha Editions
19,00 €
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