Les traductrices du passé sont sous tous les fronts. Elles luttent d’abord pour que leurs noms apparaissent sur leurs traductions (plus d’anonymat ou de pseudonyme masculin). Puis elles s’emparent des problèmes de leur temps : éducation des femmes, égalité entre les femmes et les hommes, instruction publique pour tous, lutte anti-esclavagiste et lutte politique. Qui sont ces femmes aussi passionnantes que méconnues ?
Le 17/06/2023 à 11:09 par Marie Lebert
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17/06/2023 à 11:09
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Margaret Tyler (1540-1590) traduit Espejo de príncipes y caballeros, roman espagnol de Diego Ortúñez de Calahorra, sous le titre The Mirrour of Princely Deeds and Knighthood (Le Miroir des actes princiers et de la chevalerie), et signe sa traduction de son vrai nom, contrairement à tant de traductrices anonymes ou cachées derrière un pseudonyme masculin. Imprimée en 1578, sa traduction assez littérale privilégie la clarté plutôt que l’élégance fluide du texte original et devient un best-seller.
Mais certains lecteurs pensent qu’un tel sujet masculin et profane est inapproprié pour une femme. Les traductrices sont censées traduire la littérature religieuse puisque l’éducation des femmes est censée promouvoir la piété. Dans sa Lettre au lecteur, Margaret Tyler proteste contre ces critiques et ces restrictions, insiste sur le sérieux et l’importance de l’activité littéraire des femmes et propose que les femmes et les hommes soient traités comme des êtres rationnels égaux.
On sait très peu de choses sur elle. Elle est probablement une servante de la famille Howard, une famille aristocratique catholique, puisque la lettre de dédicace introduisant sa traduction est adressée à Lord Thomas Howard. La source de sa connaissance de l’espagnol est inconnue. Mais connaître l’espagnol est apprécié des marchands anglais en raison de leurs liens économiques avec l’Espagne, et certaines filles et servantes de marchands apprennent la langue dans ce but.
Aphra Behn (1640-1689), dramaturge et traductrice anglaise, serait la première femme à vivre de son écriture et de ses traductions. Dans son essai Une chambre à soi (A Room of One’s Own, 1929), l’auteure féministe anglaise Virginia Woolf écrit que « toutes les femmes ensemble devraient laisser des fleurs tomber sur la tombe d’Aphra Behn, car c’est elle qui leur a valu le droit de s’exprimer ».
La vie d’Aphra Behn est un véritable roman. Après avoir travaillé comme espionne à Anvers en Belgique pour le compte du roi Charles II, elle revient à Londres pour un bref séjour dans une prison pour dettes. Elle commence à écrire pour la scène sous le pseudonyme Astrea. Elle écrit et met en scène 19 pièces de théâtre et contribue à bien d’autres pièces. Elle devient une dramaturge connue aux côtés du poète et dramaturge John Dryden (lui aussi traducteur), qui est l’un de ses amis. Après avoir écrit un prologue et un épilogue qui lui valent des ennuis judiciaires lors de la Crise de l’Exclusion, elle décide de se consacrer uniquement à la fiction et aux traductions.
Tout au long de sa vie, Aphra Behn brise les barrières culturelles et devient un modèle littéraire pour les femmes. En proie à une santé défaillante, à la pauvreté et aux dettes, elle meurt en avril 1689. Elle est enterrée dans le cloître de l’abbaye de Westminster à Londres au lieu d’être enterrée dans le Poets’ Corner à l’intérieur de l’église comme son ami John Dryden. L’inscription sur sa pierre tombale se lit comme suit : « Voici une preuve que l’esprit ne peut jamais être une défense suffisante contre la mortalité. »
Giuseppa (Eleonora) Barbapiccola (1702-1740), philosophe italienne, traduit les Principes de la philosophie du philosophe français René Descartes et se sert de cette traduction pour défendre le droit des femmes à l’éducation. Dans sa traduction, publiée en 1722, elle démontre à ses lecteurs et lectrices que la philosophie de Descartes fait l’éloge de l’intellect féminin.
Sa traduction lui donne aussi l’occasion d’exprimer ses propres idées. Dans la préface, elle écrit que « les femmes ne doivent pas être exclues de l’étude des sciences, car leur esprit est plus élevé et elles ne sont pas inférieures aux hommes en termes de plus grandes vertus ».
Elle défend non seulement le droit à des femmes à l’éducation, mais elle veut persuader les femmes elles-mêmes de s’instruire pour devenir plus autonomes. Elle affirme que la nature inhérente des femmes – et la perception de celles-ci comme le sexe faible – n’est pas la cause de leur ignorance. La cause de l’ignorance des femmes est l’absence d’éducation ou une mauvaise éducation. Les femmes ont toujours eu la capacité d’apprendre. À cet effet, sa traduction comprend une histoire de l’éducation des femmes et une histoire de la philosophie.
Née à Dijon en Bourgogne, Claudine Picardet (1735-1820) est à la fois la seule femme siégeant à l’Académie de Dijon et la seule chimiste et minéralogiste maîtrisant cinq langues étrangères : l’anglais, l’allemand, l’italien, le suédois et le latin. Elle entreprend la traduction en français de la littérature scientifique écrite par des chercheurs étrangers de premier plan. Elle traduit en français trois livres et des dizaines d’articles scientifiques disponibles en suédois (ceux de Carl Wilhelm Scheele et Torbern Bergman), en anglais (ceux de John Hill, Richard Kirwan et William Fordyce), en allemand (ceux de Johann Christian Wiegleb, Johann Friedrich Westrumb, Johann Carl Friedrich Meyer et Martin Heinrich Klaproth) et en italien (ceux de Marsilio Landriani).
Sa première traduction est publiée de manière anonyme en 1785, mais son nom est dévoilé dans Le Journal des savants. La surprise est grande parce que les femmes de science sont encore rares, et celles qui maîtrisent plusieurs langues sont encore plus rares. Les traductions qui suivent sont signées de son nom, ce qui n’est que justice. Elle est régulièrement citée dans Les Annales de la chimie pour son apport à la science. Ses traductions sont essentielles pour promouvoir la Révolution chimique, un mouvement dirigé par Antoine Lavoisier, souvent appelé le père de la chimie moderne, et malheureusement guillotiné en 1794 à la fin de la Révolution française.
Enfant, Sarah Austin (1793-1867) étudie le latin, le français, l’allemand et l’italien. Devenue linguiste, elle épouse en 1819 le philosophe juridique John Austin et correspond de manière extensive avec de nombreux écrivains. Le couple déménage de Londres à Bonn en Allemagne en 1827, vivant en grande partie des revenus de Sarah Austin.
L’une de ses traductions du français vers l’anglais est le Rapport sur l’état de l’instruction publique dans quelques pays de l’Allemagne et particulièrement en Prusse, rédigé en 1832 par le philosophe français Victor Cousin pour le comte de Montalivet, alors ministre français de l’Instruction publique. Cette traduction est publiée en 1834 sous le titre Report on the State of Public Instruction in Prussia. Dans la préface, Sarah Austin plaide personnellement en faveur de l’instruction publique. Dans un pamphlet publié en 1839 dans la Foreign Quarterly Review, elle plaide aussi pour la création d’un système national d’instruction publique en Angleterre.
Elle est connue pour défendre régulièrement ses droits intellectuels en tant que traductrice, écrivant que « cela a été ma pratique invariable, dès que je m’engage à traduire une œuvre, d’écrire à l’auteur, lui annonçant mon intention et ajoutant que s’il voit une omission ou s’il a une correction ou un ajout à faire, ceci dépendra de mon bon vouloir et de mon attention à ses suggestions ».
Elizabeth Ashurst (1813-1850), activiste radicale anglaise, et Matilda Hays (1820-1897), romancière féministe anglaise, se passionnent pour les romans de George Sand et décident de les faire connaître au public anglais.
Elizabeth Ashurst appartient à une famille de militants radicaux qui soutient des causes allant du suffrage féminin au Risorgimento (unification italienne). Elle assiste en 1840 à Londres à la Convention mondiale contre l’esclavage, avec son père William Ashurst et sa sœur Matilda Ashurst, mais n’est pas autorisée à prendre la parole puisque les femmes ne sont pas considérées comme des déléguées à part entière.
Elizabeth Ashurst se lie d’amitié avec Matilda Hays et toutes deux se plongent dans les romans de George Sand. Séduites par son style de vie indépendant, sa vision de l’amour libre et les questions politiques et sociales abordées dans ses livres, elles traduisent ensemble Spiridion (même titre en anglais, publié en 1842), Lettres d’un voyageur (sous le titre Letters of a Traveller, publié en 1847), Les Maîtres mosaïstes (sous le titre The Master Mosaic-Workers, publié en 1847) et André (même titre en anglais, publié en 1847).
Elizabeth Ashurst épouse l’artiste français Jean Bardonneau après l’avoir rencontré à Paris en 1847 et meurt en couches en 1850. Outre les quatre romans de George Sand traduits avec Elizabeth Ashurst, Matilda Hays traduit seule La Dernière Aldini (sous le titre The Last Aldini, publié en 1847), avant sa rencontre avec Elisabeth Ashurst, et traduit seule La Petite Fadette (sous le titre Fadette, publié en 1851) après le décès d’Elizabeth Ashurst.
Tout comme George Sand, Matilda Hays est déterminée à utiliser ses écrits pour améliorer la condition des femmes. Dans son roman Helen Stanley (1846), elle écrit que les mères doivent « apprendre à leurs filles à se respecter et à travailler pour leur pain quotidien plutôt que de prostituer leurs personnes et leurs cœurs dans des mariages ». Elle cofonde le English Woman’s Journal, une revue mensuelle dont elle est la directrice de publication entre 1858 et 1864.
Née à Millville (aujourd’hui Yaphank) dans l’État de New York, Mary Louise Booth (1831-1899) est d’origine française du côté de sa mère. Elle déménage à New York à l’âge de 18 ans. Elle écrit de nombreux articles et un livre sur l’histoire de New York (History of the City of New York, 1859) qui devient un best-seller. À la fois écrivaine et traductrice, elle traduira une quarantaine de livres.
Lorsque la guerre de Sécession éclate en 1861, elle traduit en un temps record Un Grand peuple qui se relève, le livre que l’avocat anti-esclavagiste Agénor de Gasparin vient de publier en France, en travaillant vingt heures par jour pendant une semaine. L’édition anglaise est publiée en quinze jours par l’éditeur américain Scribner’s sous le titre The Uprising of a Great People.
Elle traduit ensuite d’autres livres sur le même sujet, dont L’Amérique devant l’Europe d’Agénor de Gasparin sous le titre America before Europe (1861), les deux volumes de L’Abolition de l’esclavage d’Augustin Cochin sous les titres Results of Emancipation et Results of Slavery (1862) et enfin Paris en Amérique d’Édouard Laboulaye sous le titre Paris in America (1865). Elle reçoit les éloges du président Abraham Lincoln, du sénateur Charles Sumner et d’autres hommes politiques. Sumner lui écrit une lettre déclarant que ses traductions sont plus précieuses pour la cause anti-esclavagiste « que la cavalerie numide pour Hannibal ».
Elle devient la première rédactrice en chef du magazine féminin américain Harper’s Bazaar, de 1867 jusqu’à son décès en 1899. Sous sa direction, le magazine hebdomadaire (qui deviendra mensuel en 1901) devient une institution de la mode. Après avoir vécu de peu pendant des décennies en tant qu’écrivaine et traductrice, elle touche enfin le meilleur salaire gagné par une femme en Amérique.
Née à Londres et connue dans sa famille sous le nom de Tussy, Eleanor Marx (1855-1898) est la fille cadette de Karl Marx et joue dans le bureau de son père pendant qu’il écrit Le Capital (Das Kapital), texte fondateur du marxisme. Selon Rachel Holmes, la biographe d’Eleanor Marx, l’intimité de Tussy avec Marx pendant l’écriture du Capital contribue dès son plus jeune âge à sa formation économique, politique et sociale. Tussy et Le Capital grandissent ensemble, écrit sa biographe dans Eleanor Marx : A Life (Bloomsbury, 2014).
Eleanor Marx devient la secrétaire de son père à l’âge de 16 ans et l’accompagne dans les conférences qu’il donne dans divers pays. Elle traduit certaines parties du Capital de l’allemand vers l’anglais. Elle révise les traductions des conférences de son père avant leur publication. Elle publie les manuscrits inachevés de son père suite à son décès en 1883 puis l’édition anglaise du Capital en 1887.
Elle parle couramment plusieurs langues, dont l’anglais, l’allemand, le français et le norvégien, et traduit d’autres œuvres politiques et littéraires. Elle rencontre le socialiste révolutionnaire français Prosper-Olivier Lissagaray, réfugié en Angleterre après avoir participé à la Commune de Paris en 1871. Elle traduit en anglais son Histoire de la Commune de 1871 sous le titre History of the Paris Commune of 1871, avec publication de l’édition anglaise en 1876. Elle participe à la fondation de l’Internationale ouvrière à Paris en 1889. Elle est l’auteure d’écrits politiques, seule ou avec le marxiste anglais Edward Aveling.
Elle traduit aussi des œuvres littéraires, par exemple le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert, dont elle assure la première traduction en anglais, publiée en 1886. Elle apprend expressément le norvégien pour traduire en anglais les œuvres du dramaturge Henrik Ibsen. Elle se suicide à l’âge de 43 ans après avoir découvert qu’Edward Aveling, devenu son compagnon, a secrètement épousé une jeune actrice l’année précédente.
Née à Urbana dans l’Illinois aux États-Unis, Charlotte H. Bruner (1917-1999) obtient une licence de lettres de l’Université de l’Illinois en 1938 et un master de l’Université de Colombie en 1939. Elle est ensuite professeure de français à l’Iowa State College pendant plus de trois décennies, de 1954 à 1987. Nombre de ses écrits ont trait aux écrivaines africaines d’expression française. Elle traduit leurs œuvres en anglais pour que celles-ci touchent un public plus large. Elle promeut l’étude de la littérature africaine et de la littérature mondiale à une époque où les universités américaines enseignent surtout la littérature européenne.
Au début des années 1970, Charlotte Bruner et son mari David Kincaid Bruner passent un an en Afrique pour interviewer des écrivaines africaines puis diffusent ces entretiens dans la série Talking Sticks aux États-Unis. Charlotte Bruner co-anime ensuite de 1980 à 1986 First Person Feminine, une série hebdomadaire sur la littérature féminine internationale. Elle participe à The Feminist Companion to Literature in English (1990). Elle édite deux volumes de nouvelles écrites par des femmes africaines, The Heinemann Book of African Women's Writings (1993) et Unwinding Threads (1994). Elle est intronisée dans le Women’s Hall of Fame de l’Iowa en 1997.
Catharina Ahlgren (1734-1800), poète féministe suédoise, traduit des recueils de poèmes en suédois. Journaliste, elle écrit aussi des articles pour deux journaux suédois sur le rôle des femmes dans la société et sur l’égalité entre les femmes et les hommes. Elle acquiert plus tard une imprimerie et publie les œuvres de la poétesse féministe suédoise Hedvig Charlotta Nordenflycht, une amie proche avec laquelle elle correspond. Après avoir émigré en Finlande en 1782, elle poursuit son rôle de pionnière en lançant le premier journal finlandais.
Louise Swanton Belloc (1796-1881), écrivaine et traductrice française, milite pour l’éducation des femmes et contribue à la création des premières bibliothèques circulantes. Elle se lie d’amitié avec de nombreuses personnalités littéraires, dont les écrivains français Victor Hugo, Émile Souvestre et Alphonse de Lamartine, l’écrivain anglais Charles Dickens, l’écrivaine anglo-irlandaise Maria Edgeworth et l’écrivaine américaine Harriet Beecher Stowe. Entre autres traductions, elle traduit en français La Case de l’oncle Tom, un roman de Harriet Beecher Stowe qui dépeint les conditions de vie affreuses des esclaves afro-américains.
Anna Swanwick (1813-1899), écrivaine féministe anglaise et traductrice du théâtre de Goethe et de Schiller en anglais, s’intéresse aux questions sociales de son époque, notamment l’éducation des femmes et l’éducation des classes populaires. Elle contribue à ouvrir les conférences du King’s College aux femmes. Elle préconise l’étude de la littérature anglaise dans les universités et donne des conférences privées à de jeunes travailleurs et travailleuses.
Zenobia Camprubí (1887-1956), écrivaine espagnole et première traductrice des œuvres de Rabindranath Tagore en espagnol, multiplie les activités en faveur des femmes et des enfants dans les divers endroits où elle vit (Espagne, Cuba, États-Unis, Porto Rico) et défend inlassablement la place des femmes à tous les échelons de la société. De ce fait, elle est considérée comme une pionnière du féminisme espagnol. Elle écrit plusieurs livres, dont sa biographie et celle de son époux Juan Ramón y yo (Juan Ramón et moi), et Diario, son journal intime en trois volumes.
[Merci à Wikipédia, notre bible des temps modernes.]
[Crédit image : Tableau anonyme du XIXe siècle avec Claudine Picardet (qui tient un livre dans les mains), chimiste, météorologue et traductrice, et quelques collègues]
Par Marie Lebert
Contact : marie.lebert@gmail.com
1 Commentaire
Nanbe
19/06/2023 à 07:18
Une recherche prometteuse et encourageante pour Excellent article. Un grand merci à l'auteur, à Actuallité (et Wikipedia)