La première retraduction audacieuse des contes des Mille et une Nuits par l’orientaliste Joseph-Charles Mardrus, à l’aube du XXe siècle, a bouleversé la scène littéraire et artistique de la Belle Époque. Par Amel Aït-Hamouda.
Le 03/10/2023 à 14:15 par Auteur invité
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Publié le :
03/10/2023 à 14:15
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Les Mille et une Nuits, recueil de contes orientaux, ont suscité un intérêt ardent dans l'imaginaire occidental, depuis leur introduction en France par l’illustre antiquaire du roi Antoine Galland (1646-1715). À l'aube du XXe siècle, une traduction nouvelle se révèle être d'une importance capitale.
C’est le Docteur Joseph-Charles-Victor Mardrus (1868- 1949), médecin, poète et orientaliste français jouissant d'une noble naissance au Caire au sein d’une famille d'une ascendance arménienne, qui s'est consacré à la tâche de les retraduire dans une version repensée. Son ambition ne se limitait point à une simple transposition linguistique ; plutôt, il s'enhardit à se livrer à une réinvention des récits orientaux d'une portée audacieuse.
Cette entreprise s'inscrit dans le contexte de la Belle Époque (1887-1914), marquée par une effervescence culturelle, une innovation artistique et des bouleversements sociaux.
La Belle Époque, cette ère culturelle parisienne, a vu éclore de manière éblouissante des plumes littéraires et poétiques telles que celles de Marcel Proust (1871 - 1922), Guillaume Apollinaire (1880 - 1918) et André Gide (1869 - 1951).
Ces génies du verbe ont joué un rôle majeur dans la métamorphose du paysage littéraire moderne en explorant des sujets tels que la recherche perpétuelle du passé, la remise en question des normes sociales établies et la quête de l'individualité.
Dans le domaine des arts visuels, la Belle Époque a également marqué l'essor de l'Art Nouveau, mouvement artistique et ornemental identifiable par l'utilisation de formes organiques, de motifs floraux, et d'une esthétique opulente. Des talents reconnus tels que Henri de Toulouse-Lautrec (1864 - 1901) ont produit des œuvres de la plus haute importance, en s'attachant à capturer la vie nocturne de Montmartre à travers des affiches publicitaires et des tableaux.
Au sein des cercles artistiques et intellectuels de la fastueuse Belle Époque, le raffinement des cultures orientales suscite un intérêt ardent. Les voyages vers les contrées mystérieuses de l'Orient et la redécouverte de son imaginaire littéraire se révèlent être une source d'inspiration et d'éblouissement.
Dans ce contexte, Les Mille et une Nuits incarnent à la perfection cet univers onirique.
« Pour la première fois en Europe, une traduction complète et fidèle des ALF LAILAH OUA LAILAH (MILLE NUITS ET UNE NUIT) est offerte au public. Le lecteur y trouvera le mot à mot pur, inflexible. Le texte arabe a simplement changé de caractères ; ici il est en caractères français, voilà tout. »
- Éditeurs de Joseph-Charles Mardrus.
Conscient de la fervente aspiration des cercles littéraires à une approche renouvelée des contes des Mille et une Nuits, empreinte d'une audace enivrante, le Dr Joseph-Charles Mardrus s'empressa de prendre l'engagement de répondre à leurs attentes.
Encouragé par les éloges de Stéphane Mallarmé (1842 – 1898), l’orientaliste abandonna ses fonctions de médecin au sein des Messageries maritimes et s'attela, avec un zèle indéniable, à la tâche de réinterpréter les récits de Shéhérazade pour les exposer au grand jour dans une nouvelle version intitulée Le Livre des mille nuits et une nuit, étalée sur seize tomes, entre les années 1899 et 1904.
Les onze premiers volumes virent le jour au sein du prestigieux périodique de La Revue Blanche, jusqu'en 1902, tandis que la suite de cette aventure prolifique s'épanouit chez les éditeurs Charpentier et Fasquelle.
Une édition somptueuse composée de douze volumes, parue entre 1926 et 1932 sous l'étendard de la maison d'édition parisienne Art H. Piazza, apporta une embellie au travail accompli par Mardrus. Les tomes furent enveloppés de couvertures confectionnées en cuir marocain, dont les flancs étaient richement parés de panneaux dorés offrant des motifs orientaux d'une singularité saisissante.
L'ensemble se déployait de manière luxuriante, avec les illustrations réalisées par le peintre français Léon Carré (1878-1942) et la couverture élaborée par le talentueux miniaturiste algérien Mohammed Racim (1896-1975), enveloppant une reliure réalisée par René Aussourd (1884-1966).
Mardrus n'omet pas de dédier ses tomes successifs à ses illustres amis, tels que Paul Valéry (1871 – 1945), Anatole France (1844 – 1924), Félix Fénéon (1861 - 1944), parmi d'autres.
Par ailleurs, la nouvelle version se prévaut d'être davantage complète que celle de son prédécesseur, Galland, parue entre les années 1704 et 1717 en douze tomes. Mardrus met en exergue la vitalité novatrice de son travail en déclarant : « J'aspirais à ce que les Français puissent véritablement goûter aux saveurs orientales dans toute leur somptuosité, et ce, afin de quoi, il m'était indispensable de rédiger un ouvrage unique, étrange et mystérieux. »
Dans un acte d'intention plus audacieux, la stratégie traductive adoptée par ce médecin érudit consiste à manifester une perspective empreinte d’arabité, revêtant un charme captivant et exempte de toute rigueur morale.
Cette approche audacieuse se reflète tout d'abord sur le plan linguistique. En effet, le traducteur fait usage d'un langage riche et exubérant. Pour préserver la musicalité des conteurs orientaux, Mardrus s'emploie à choisir la technique du mot-à-mot (la littéralité) accompagnée d'emprunts pseudo-calqués de la langue arabe, ce qui donne parfois lieu à des pléonasmes et des lapalissades, comme en témoigne le titre en lui-même, Le Livre des mille nuits et une nuit.
Ainsi, le médecin se félicite de sa propre création littéraire en prônant, « une méthode, seule, existe, honnête et logique, de traduire : la littéralité ».
Outre son affirmation d’avoir entre ses mains un manuscrit inédit et secret découvert lors de ses pérégrinations au Levant, il se targue de l'exactitude de sa version, s'appuyant sur une pléthore de sources textuelles variées, incluant les éditions de Būlāq, de Mac Noghten, de Breslau, ainsi que le recueil d'Artin Pacha et de Spitta Bey, sans oublier les récits issus de l'imaginaire hindoustani.
Mais pour satisfaire le Paris artistique, Mardrus n'a pas hésité à laisser la littéralité et à peaufiner les contes pour que l'image de l'Orient fantasmé fusionne harmonieusement avec l'Occident en émoi.
Cette version se distingue, par ailleurs, par son audace manifeste dans son interprétation de la sensualité. De cette manière, les transgressions et les ellipses amoureuses, jusqu'alors dissimulées dans la version éditée par Galland, furent exposées de manière criante, voire parfois exagérément rendues.
Il déploie également sa plume en y ajoutant des contes ainsi qu’à étoffer les descriptions de palais, de jardins, de vêtements, de bijoux et de parfums, dans le souci de nourrir l'imaginaire du faste propre aux femmes et aux hommes orientaux.
Plus qu’un travail de traduction, la version de Mardrus se révèle être une étreinte entre l'Orient et la Belle Époque. Cette adaptation livre une véritable création artistique. C’est un chef-d'œuvre composite, dépeignant l'épanouissement des brillants salons parisiens de l'époque.
La réception de la traduction des Mille et une Nuits a suscité à la fois enthousiasme et controverses.
Les journaux et revues tels que Le Figaro, La Gazette de France, L’Ouest République, ou encore La Plume se sont emparés de cet événement littéraire à travers de nombreux articles, annonçant la mise en lumière de la tant attendue « véritable » version des Mille et une Nuits. Louis de Gramont ( 1854 – 1912) écrira dans La Presse du 19 juin 1899 :
« [C'est] la féerie par excellence ! . . . le déroulement du prestigieux rêve oriental, les richesses d'une imagination inépuisable, une sève débordante, une incroyable variété, un ruissellement continu de topazes et de saphirs, toutes les splendeurs, toutes les clartés, toutes les pourpres, quelque chose d'hallucinant et d'enivrant. »
Cette nouvelle traduction a été accueillie chaleureusement par les plus brillants intellectuels et
artistes de l'époque. Parmi eux, il convient de mentionner André Gide (1869 – 1951), Léon Blum (1872 – 1950), Anatole France (1844 – 1924) et Alfred Jarry (1873 – 1907), tous animés d'un enthousiasme débordant face à cette œuvre audacieuse et novatrice.
À titre d’exemple, André Gide déclara dans La Revue Blanche du premier novembre 1900 : « C'est qu'ici la curiosité est faiblesse. Elle est toute audace là-bas. C'est une sorte d'avidité de l'esprit et des sens qui
détériore le goût du présent au profit de la plus chanceuse aventure. C'est un désir de risquer qui devient d'autant plus aigu que le confort où l'on vit est plus grand. »
Tandis que de multiples artisans du domaine applaudissent la traduction élaborée par Mardrus, la qualifiant d'une réelle réappropriation à l'attention des auditoires occidentaux, certains spécialistes n'hésitent point à émettre des désaccords quant à sa liberté d'interprétation et à ses écarts par rapport à l'œuvre originale.
Au vu de l’exhibition de la sensualité, des inquiétudes ont émergé quant à la bienséance et aux conventions morales prévalant en cette période. Une frange critique a évalué comme inappropriée l'intégration de tels constituants dans la traduction, ce qui a stimulé les échanges relatifs à la censure et l'affranchissement verbal.
Au sein de la sphère académique, la problématique majeure de l’œuvre réside dans son approche à la fidélité. L'insertion des éléments absents dans l'œuvre originale ou l’emploi de littéralité ne peut décemment être considéré comme un acte de traduction fidèle. C’est d’ailleurs ce que montre l’historien russe, Isaak Fil’shtinsky (1918-2013) et va jusqu’à qualifier cette version d’ « inférieure » par sa subjectivité et son l'inclusion de fragments de texte conçus par Mardrus lui-même.
Par-delà la fulgurance du succès des Nuits, le personnage de Shéhérazade va bien au-delà. Elle agit sur toutes les formes artistiques en contribuant à la popularisation de l'orientalisme, du luxe et de la fantaisie dans le domaine de la mode parisienne. Sous les créations modernes de Paul Poiret (1879 – 1944), Shéhérazade devient l'égérie de la mode parisienne.
En juin 1911, le créateur français prit soin d'aménager dans le domaine verdoyant de sa demeure un espace d'exception pour organiser une fastueuse soirée nommée « La Mille et Deuxième Nuit » où il dévoila pour la première fois aux yeux de ses clientes distinguées des vêtements tels que le pantalon en mousseline, s'inspirant allègrement du sarouel et les turbans orientaux.
Dès lors, l’événement se hissa au rang d'icône de la nouvelle féminité contemporaine, affranchie et empreinte de volupté. Les motifs, tissus et accessoires d'inspiration orientale connaissent un vif engouement, avec des éléments tels que les caftans, les broderies dorées, les perles et les pierres précieuses, désormais intégrés aux armoires parisiennes.
Les ballets venus de Russie pour conquérir la Ville lumière ne restent pas indifférents au charme de Shéhérazade et, par conséquent, lui accordent le rôle de personnage central. Le drame chorégraphique Schéhérazade, œuvre constituée de quatre mouvements créée par le danseur et chorégraphe russe, Michel Fokine (1880 - 1942), accompagnée d'une partition composée par le compositeur russe Nikolaï Rimski-Korsakov (1844 -1908), en 1888, a suscité une admiration considérable dans la capitale française.
La conception des décors et des costumes de ce chef-d'œuvre théâtral fut confiée au peintre et costumier, Léon Bakst (1866 – 1924). La toute première représentation de cet opus eut lieu au Palais Garnier, le 4 juin 1910 marqua les débuts véritables des Ballets Russes sous la direction de Serge Diaghilev.
Schéhérazade se distingua par son concept novateur et son interprétation inédite, contribuant ainsi à établir le style visuel distinctif et la forme de divertissement qui ont depuis lors caractérisé les créations de cette compagnie. L'utilisation des couleurs et l'inspiration puisée dans la version de Mardrus ont marqué la scène du ballet moderne à Paris.
Au crépuscule de cette époque dorée, les Nuits de Mardrus ont irradié la littérature et les arts occidentaux. Porteuses de rêves et d'espoirs, Shéhérazade et ses histoires rappellent l'absence d'horizons insurmontables qui puissent s'établir ; il suffit seulement de permettre aux esprits de prendre leur envol vers des contrées inconnues et permettre au pouvoir créatif d'effleurer la réalité.
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Le travail d'orfèvre de Mardrus se dessine dans chaque courbe de sa traduction. Il embrasse avec maestria la fonction de maître de cérémonie lors de ce voyage littéraire tant attendu ; emportant le Paris artistique dans un torrent d'émotions, le propulsant en direction du monde onirique de l'Orient.
Crédits photo : Joseph-Charles Mardrus, dessin de Paul-Charles Delaroche / Domaine Public
Paru le 08/03/2013
1018 pages
Robert Laffont
30,00 €
5 Commentaires
Lemanovitch
04/10/2023 à 08:29
Merci Actualitté , c’est aussi pour ce genre d’article que je vous lis tous les jours.
Team ActuaLitté
04/10/2023 à 08:41
Nous vous remercions chaleureusement de votre message et le transmettons à l'auteur !
Rhemus
04/10/2023 à 09:03
J'allais écrire la même chose ...
Aradigme
04/10/2023 à 10:24
Merci pour cet article très intéressant qui donne envie de relire Les Mille et Une nuits.
ysabel saiah baudis
04/10/2023 à 17:43
Un génial passeur à un temps ou l'Orient faisait rêver. Nous venons de ressortir sa très belle Reine de Saba Orients éditions toujours publié par les Fasquelle en 1918 et nous avons repris sa version pour les Mille et une nuits érotiques illustrées par Kees Van Dongen Hazan. Merci pour votre publication