La maison de Victor Hugo rend hommage au poète et à la poésie en consacrant une exposition à un poème de Victor Hugo : La Pente de la rêverie. Le poème décrit précisément l’expérience d’un rêveur qui, à sa fenêtre, en plein Paris, se laisse entraîner par sa rêverie en des contrées lointaines, reculées, gigantesques et se trouve emporté par ses visions jusqu’au « profond de l’abîme ». Extrait des Feuilles d’automne ce poème est considéré comme le premier grand poème « visionnaire » de Victor Hugo et annonce les grands textes de l’exil (Contemplations, Légendes des Siècles, Dieu, La Fin de Satan...).
Le 14/06/2016 à 00:42 par Cécile Mazin
Publié le :
14/06/2016 à 00:42
Melissa Pelazza, étude pour « La pente de la rêverie », encre sur papier, 2015
© Fabienne Huygevelde
Comment rendre compte de cette forme qu’est le poème ? Cette poésie visionnaire et lyrique a-t-elle encore une chance, aujourd’hui, de nous toucher, de nous parler ? C’est à ces questions que tente de répondre l’exposition par plusieurs dispositifs : l’intégralité du poème sera mise à disposition, sa contextualisation et un éclairage pas à pas, vers par vers du poème seront disponibles sur une application numérique en accès libre dans les salles.
Le visiteur pourra ainsi comprendre son fonctionnement ses références, et son articulation dans le recueil des Peines d’automne paru en 1831.
Une série d’œuvres de Piranèse, John Martin, François de Normé et de Victor Hugo lui-même donneront à voir des visions d’architectures fantastiques auxquelles Hugo a pu se référer pour construire celles du poème. L’exposition a été l’occasion d’in travail soutenu avec l’académie de Créteil et l’engagement des équipes pédagogiques.
Pendant toute l’année scolaire 2015-2016 neuf classes de seconde et de première de lycées et de lycées professionnels de l’académie de Créteil ont travaillé sur le poème, l’ont décortiqué s’en sont saisi et ont offert leur lecture, leur vision du poème.
Cela donne lieu à des réalisations étonnantes aux formes très variées : films, photographies, dessins librement inspirés par tel ou tel vers, réalisation d’un fauteuil, boléros, pour un lycée professionnel du textile, une installation visant à faire éprouver physiquement au spectateur la pente de la rêverie, l’écriture collective d’in poème et chanson, conne un prolongement ou une traduction de l’œuvre de Victor Hugo.
Deux artistes contemporains : la peintre Anne Slacik et le photographe Jean-Christophe Ballot apportent une autre vision actuelle du poème. Ils ont eux aussi créé, à partir du poème, cinq peintures originales pour l’une et une installation de ses photographies par l’autre. Et par compléter le tout un partenariat avec la Maison des écrivains et de la littérature a permis à dix poètes contemporains de proposer leur vision du poème.
Leurs textes écrits en résonnance ou en confrontation avec le poème de Victor Hugo, illustreront une dizaine de petits films. Toutes ces réalisations sensibles, riches et inventives, témoignent, si besoin en était, du pouvoir intact de la poésie de Victor Hugo.
L'exposition sera accessible du 17 novembre 2016 au 23 avril 2017.
Obscuritate rerum verba saepe obscurantur.
GERVASIUS TILBERIENSIS.
Amis, ne creusez pas vos chères rêveries ;
Ne fouillez pas le sol de vos plaines fleuries ;
Et quand s'offre à vos yeux un océan qui dort,
Nagez à la surface ou jouez sur le bord.
Car la pensée est sombre ! Une pente insensible
Va du monde réel à la sphère invisible ;
La spirale est profonde, et quand on y descend,
Sans cesse se prolonge et va s'élargissant,
Et pour avoir touché quelque énigme fatale,
De ce voyage obscur souvent on revient pâle !
L'autre jour, il venait de pleuvoir, car l'été,
Cette année, est de bise et de pluie attristé,
Et le beau mois de mai dont le rayon nous leurre,
Prend le masque d'avril qui sourit et qui pleure.
J'avais levé le store aux gothiques couleurs.
Je regardais au loin les arbres et les fleurs.
Le soleil se jouait sur la pelouse verte
Dans les gouttes de pluie, et ma fenêtre ouverte
Apportait du jardin à mon esprit heureux
Un bruit d'enfants joueurs et d'oiseaux amoureux.
Paris, les grands ormeaux, maison, dôme, chaumière,
Tout flottait à mes yeux dans la riche lumière
De cet astre de mai dont le rayon charmant
Au bout de tout brin d'herbe allume un diamant !
Je me laissais aller à ces trois harmonies,
Printemps, matin, enfance, en ma retraite unies ;
La Seine, ainsi que moi, laissait son flot vermeil
Suivre nonchalamment sa pente, et le soleil
Faisait évaporer à la fois sur les grèves
L'eau du fleuve en brouillards et ma pensée en rêves !
Alors, dans mon esprit, je vis autour de moi
Mes amis, non confus, mais tels que je les voi
Quand ils viennent le soir, troupe grave et fidèle,
Vous avec vos pinceaux dont la pointe étincelle,
Vous, laissant échapper vos vers au vol ardent,
Et nous tous écoutant en cercle, ou regardant.
Ils étaient bien là tous, je voyais leurs visages,
Tous, même les absents qui font de longs voyages.
Puis tous ceux qui sont morts vinrent après ceux-ci,
Avec l'air qu'ils avaient quand ils vivaient aussi.
Quand j'eus, quelques instants, des yeux de ma pensée,
Contemplé leur famille à mon foyer pressée,
Je vis trembler leurs traits confus, et par degrés
Pâlir en s'effaçant leurs fronts décolorés,
Et tous, comme un ruisseau qui dans un lac s'écoule,
Se perdre autour de moi dans une immense foule.
Foule sans nom ! chaos ! des voix, des yeux, des pas.
Ceux qu'on n'a jamais vus, ceux qu'on ne connaît pas.
Tous les vivants ! - cités bourdonnant aux oreilles
Plus qu'un bois d'Amérique ou des ruches d'abeilles,
Caravanes campant sur le désert en feu,
Matelots dispersés sur l'océan de Dieu,
Et, comme un pont hardi sur l'onde qui chavire,
Jetant d'un monde à l'autre un sillon de navire,
Ainsi que l'araignée entre deux chênes verts
Jette un fil argenté qui flotte dans les airs !
Les deux pôles ! le monde entier ! la mer, la terre,
Alpes aux fronts de neige, Etnas au noir cratère,
Tout à la fois, automne, été, printemps, hiver,
Les vallons descendant de la terre à la mer
Et s'y changeant en golfe, et des mers aux campagnes
Les caps épanouis en chaînes de montagnes,
Et les grands continents, brumeux, verts ou dorés,
Par les grands océans sans cesse dévorés,
Tout, comme un paysage en une chambre noire
Se réfléchit avec ses rivières de moire,
Ses passants, ses brouillards flottant comme un duvet,
Tout dans mon esprit sombre allait, marchait, vivait !
Alors, en attachant, toujours plus attentives,
Ma pensée et ma vue aux mille perspectives
Que le souffle du vent ou le pas des saisons
M'ouvrait à tous moments dans tous les horizons,
Je vis soudain surgir, parfois du sein des ondes,
A côté des cités vivantes des deux mondes,
D'autres villes aux fronts étranges, inouïs,
Sépulcres ruinés des temps évanouis,
Pleines d'entassements, de tours, de pyramides,
Baignant leurs pieds aux mers, leur tête aux cieux humides.
Quelques-unes sortaient de dessous des cités
Où les vivants encor bruissent agités,
Et des siècles passés jusqu'à l'âge où nous sommes
Je pus compter ainsi trois étages de Romes.
Et tandis qu'élevant leurs inquiètes voix,
Les cités des vivants résonnaient à la fois
Des murmures du peuple ou du pas des armées,
Ces villes du passé, muettes et fermées,
Sans fumée à leurs toits, sans rumeurs dans leurs seins,
Se taisaient, et semblaient des ruches sans essaims.
J'attendais. Un grand bruit se fit. Les races mortes
De ces villes en deuil vinrent ouvrir les portes,
Et je les vis marcher ainsi que les vivants,
Et jeter seulement plus de poussière aux vents.
Alors, tours, aqueducs, pyramides, colonnes,
Je vis l'intérieur des vieilles Babylones,
Les Carthages, les Tyrs, les Thèbes, les Sions,
D'où sans cesse sortaient des générations.
Ainsi j'embrassais tout : et la terre, et Cybèle ;
La face antique auprès de la face nouvelle ;
Le passé, le présent ; les vivants et les morts ;
Le genre humain complet comme au jour du remords.
Tout parlait à la fois, tout se faisait comprendre,
Le pélage d'Orphée et l'étrusque d'Évandre,
Les runes d'Irmensul, le sphinx égyptien,
La voix du nouveau monde aussi vieux que l'ancien.
Or, ce que je voyais, je doute que je puisse
Vous le peindre : c'était comme un grand édifice
Formé d'entassements de siècles et de lieux ;
On n'en pouvait trouver les bords ni les milieux ;
A toutes les hauteurs, nations, peuples, races,
Mille ouvriers humains, laissant partout leurs traces,
Travaillaient nuit et jour, montant, croisant leurs pas,
Parlant chacun leur langue et ne s'entendant pas ;
Et moi je parcourais, cherchant qui me réponde,
De degrés en degrés cette Babel du monde.
La nuit avec la foule, en ce rêve hideux,
Venait, s'épaississant ensemble toutes deux,
Et, dans ces régions que nul regard ne sonde,
Plus l'homme était nombreux, plus l'ombre était profonde.
Tout devenait douteux et vague, seulement
Un souffle qui passait de moment en moment,
Comme pour me montrer l'immense fourmilière,
Ouvrait dans l'ombre au loin des vallons de lumière,
Ainsi qu'un coup de vent fait sur les flots troublés
Blanchir l'écume, ou creuse une onde dans les blés.
Bientôt autour de moi les ténèbres s'accrurent,
L'horizon se perdit, les formes disparurent,
Et l'homme avec la chose et l'être avec l'esprit
Flottèrent à mon souffle, et le frisson me prit.
J'étais seul. Tout fuyait. L'étendue était sombre.
Je voyais seulement au loin, à travers l'ombre,
Comme d'un océan les flots noirs et pressés,
Dans l'espace et le temps les nombres entassés !
Oh ! cette double mer du temps et de l'espace
Où le navire humain toujours passe et repasse,
Je voulus la sonder, je voulus en toucher
Le sable, y regarder, y fouiller, y chercher,
Pour vous en rapporter quelque richesse étrange,
Et dire si son lit est de roche ou de fange.
Mon esprit plongea donc sous ce flot inconnu,
Au profond de l'abîme il nagea seul et nu,
Toujours de l'ineffable allant à l'invisible...
Soudain il s'en revint avec un cri terrible,
Ébloui, haletant, stupide, épouvanté,
Car il avait au fond trouvé l'éternité.
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