Village européen : l'arme de communication massive
Le 18/03/2019 à 18:30 par Nicolas Gary
Publié le :
18/03/2019 à 18:30
L’Europe, grande invitée du salon du livre de Paris, l’idée était particulièrement judicieuse. Alors qu’en mai prochain, les élections européennes se dérouleront pour l’ensemble des États, la mise à l’honneur pour Livre Paris sonne comme une réponse au Brexit. Les cultures, les auteurs, les textes. Et les boulettes.
La programmation des auteurs conviés pour le salon est d’une richesse incontestable : fut-ce pour rencontrer Erri de Luca, on ferait le déplacement à genoux. Le Syndicat national de l’édition avait eu du flair : non seulement le contexte politique se prêtait à une pareille invitation, mais plus encore, le contexte législatif. En effet, les discussions interminables autour de la directive Droit d’auteur – et les dissensions qu’elle génère – offraient une raison supplémentaire.
Bref, l’Europe, plutôt qu’un unique pays invité, tout concordait.
Lors de la conférence de presse du 12 février dernier, Vincent Montagne, président du SNE, avait dévoilé cette mise à l’honneur. Il insistait sur la présence des 100 auteurs incarnant la diversité littéraire européenne, et dans le même temps, évoquait la création d’un Village européen. Un espace qui devait être central dans la manifestation, et complétait donc la Scène de l’Europe, située au fond du salon, où seraient accueillis les auteurs et les conférences.
Pourtant, au terme de la soirée d’inauguration, de Village, point. Des stands d’éditeurs européens, oui, répartis dans le hall de la Porte de Versailles. Mais aucune trace de cet espace si particulier, susceptible d’accueillir tant des ministres que des représentants des différentes organisations d’éditeurs membres de la Fédération européenne des éditeurs, la FEE.
Depuis décembre, les invitations avaient été envoyées, la communication assurée autour de ce lieu de rencontres et d’interventions. Calqué sur le modèle d’un pavillon thématique, il était validé et commandé par le SNE à son partenaire, Reed Expositions. Une demande formelle, pour un Village qui faisait sens : il regrouperait également les éditeurs exposants, pour donner plus de force et de cohérence à cette invitation.
« L’Europe est notre avenir, la culture est plus que jamais le socle sur lequel élaborer cet avenir », assurait le directeur de Livre Paris, Sébastien Fresneau. Et le Village européen en aurait incarné le point d’orgue. Et son absence intrigue. Contacté, ce dernier n'a apporté pour l'heure aucune explication : c'est qu'elle ne sont pas vraiment réjouissantes. « Ils ont oublié, prétextant n'avoir pas compris. Et quand le Syndicat s'en est aperçu, il était beaucoup trop tard. Il [le SNE, NdR] ne pouvait que constater l'absence », indique un proche du dossier.
La librairie dont Gibert s’occupe, visible depuis l’entrée public du salon, devait ainsi être le cœur de ce Village européen. Une attraction centrale, entourée d’une galaxie de stand d’éditeurs européens, qui puisse avoir une véritable dimension. « Finalement, on s’en est accommodé, en bricolant, mais ce n’est définitivement pas ce qui était demandé », poursuit-on. Le SNE n’a pas souhaité faire de commentaire.
Il faut également mesurer le salon à l’aune de ce qui a été l’autre faute diplomatique majeure : Gallimard, voisin d’Amazon — et Livre de poche, de la filiale Audible. Sur la scène Europe, à l’occasion d’un débat sur le droit d’auteur au niveau européen — où se retrouvait notamment Jean-Marie Cavada et Sabine Wespieser, l’éditrice n’a pas raté l’occasion.
Elle a fait état de la « vigilance à observer à l’encontre des GAFAN dans un souci de préserver liberté et diversité de création ». Et a pointé, avec étonnement, « la présence de la gigantesque bâche Amazon surmontant le stand très central de l’opérateur ». En soulignant qu’Amazon n’était en aucun cas un éditeur (preuve en est la propension des autopubliés d’accepter les offres d’éditeurs professionnels agissant en interaction avec l’ensemble de la chaîne du livre), mais un site de vente jouant le rôle de libraire.
Antoine Gallimard, lui-même, « a fait part de son sentiment », assure-t-on avec le sens de l’euphémisme. Et personne ne devait vraiment être à l'aise avec cela : lors du passage de Franck Riester, ministre de la Culture et Edouard Philippe, Premier ministre, le parcours a été soigneusement aménagé pour éviter que le gouvernement ne passe devant ce stand. Habile, mais une fois encore, la nécessité de bricoler...
Et puis, ne pas oublier : les minarets des Émirats, devant la salle de presse, ou le gigantesque espace dédié à Oman — sans aucun livre, servant au mieux de vitrine promotionnelle pour le tourisme. C’est aussi Charjah, encore démesuré… « Où est la littérature ? Où sont les valeurs républicaines ? Où sont les idéaux de liberté que l’édition devrait incarner, quand on voit ces stands », s’interroge un exposant voisin de ces stands. Une réponse s'impose : nécessité fait force de loi, il faut bien vendre de la moquette et remplacer les maisons d'édition absentes. À tout prix ?
Évoquer le devenir du salon parisien revient en effet à évoquer un malaise plus profond. D’abord, parce que les liens entre Reed Expo et le Syndicat national de l’édition sont avant tout économiques : plus que des coorganisateurs, ce sont de véritables partenaires, engagés dans une société en participation, dont le Salon est l’objet. Bénéfices autant que dépenses, sont partagés à 50-50. Et autant Reed est une structure ouvertement commerciale, autant Livre Paris représente une part non négligeable des ressources du syndicat.
Cette année est par ailleurs la dernière d’un contrat signé entre les parties — une clause de reconduction tacite pour une année existe toutefois : elle dépend du résultat de l’édition 2019. Si Reed parvient à dégager 800.000 € pour le SNE, alors la société britannique gardera la main pour 2020. Une marge « extrêmement difficile à réaliser », assure un spécialiste, et pour cause : cela implique un bénéfice de 1,6 million €.
Pour s’assurer d’en rester l’opérateur, Reed n’aura pas l’embarras du choix : juste l’embarras de prendre dans sa poche pour verser au Syndicat le montant nécessaire. La manifestation deviendrait largement moins bénéficiaire pour l’opérateur. Et pourtant, même cette possibilité n’apporte aucune assurance quant au futur : les perspectives pour le SNE sont d’ailleurs connues.
Dans le cas où le contrat économique est rempli, il lui reste sur les bras une manifestation qui perd de son attractivité pour les éditeurs exposants, et par conséquent, pour le public. Et pour s’assurer les rentrées économiques impératives, on repart dans le remplissage de stands incongrus. Dans l’hypothèse contraire, qu’est-ce que Reed apporterait dans la balance afin de préserver son marché ? Et plus encore, quel partenaire remplacerait la société, car le SNE a besoin de ces ressources ? Questions difficiles.
Vers un Reed-xit, inévitable ?
Selon nos informations, les discussions pour convaincre le bureau du SNE de se séparer de Reed n’aboutissent pas, malgré les évidences. Aucune maison du groupe Hachette, cela pèse lourd, et devrait achever de convaincre le président du groupe, Arnaud Nourry. La moitié des éditeurs du bureau ont pris des stands à Livre Paris, là encore, un signe évident. Pourquoi ces réticences du Syndicat à abandonner Reed ?
D’autant plus que Reed n’a plus la main, depuis longtemps, sur le choix des pays ou villes mis à l’honneur. Le job est aujourd’hui opéré par le président, Vincent Montagne, et le directeur général, Pierre Dutilleul — à l’image de l’invitation de l’Europe, qui a occasionné un cafouillage de communication sans précédent. Les exposants avaient en effet reçu de Reed Expo un mail commercial en octobre 2018, dévoilant l’invitation de l’Europe, alors même que le projet était encore en réflexion au SNE.
Continuer, et plonger un peu plus encore, mettre un terme au contrat, et que cesse ce qui est devenu l’alliance de la carpe et du lapin ? Ou une troisième voie, plus difficile : que le Syndicat reprenne la manifestation à son compte. C’est ce qui était arrivé avec le salon Nautique, qui réunissait Reed Expo et la Fédération des industries nautiques, également Porte de Versailles. Mais le second, lassé pour des raisons similaires à celles qui exaspère au SNE, avait décidé de reprendre l’événement en 2017. Et de se séparer de Reed, en reprenant les salariés directs qui bossaient alors précédemment pour Reed.
Cela avait permis à Alain Pichavant, l’actuel commissaire général du Nautique, de disposer d’un savoir-faire opérationnel. Pour y parvenir, une société privée dirigée par le bureau de la FIN a été mise en place — Pichavant en est le directeur général.
En cas de rupture, le SNE aurait alors à reprendre les collaborateurs de Reed, sans trop savoir si cela apporterait pour autant une véritable plus-value. « Aujourd’hui, même changer de directeur ne modifierait pas la situation. Il y a tout à reprendre », soupire un proche du dossier, dans un soupir désabusé. Ce qui est en revanche, clair, c’est que la collaboration a tourné au vinaigre. Si la tendance est au schisme, la décision est encore longue à venir.
« Il est impensable de perdre cette manifestation : Paris ne peut pas vivre sans salon du livre. C’est un événement international, qui finira par définitivement péricliter si tout le monde ne s’entend pas pour le préserver », ajoute-t-on.
En l’état, son bilan n’est cependant ni mitigé ni contrasté : il n’est plus bon. Économiquement pour le SNE, structurellement pour les éditeurs et exposants, et le public, que l’on semble oublier — la signalétique, misère… Malade de ce qu’il doit rapporter de l’argent, le salon a laissé voilà quelque temps déjà la flamme au vestiaire. Et on ne la ravive pas en accordant des espaces à Oman, Charjah ni aux Émirats qui n’ont de lien avec la littérature que la tendance à réprimer toute forme de libre expression.
« Si l'on doit en plus travailler avec des pays démocratiques, on n'est pas sorti », ironise un grand exposant.
Dans son communiqué bilan, mettant en avant « un contexte et une actualité sociale tendus », le salon fait état de 160.000 visiteurs, pour sa 39e édition. Soit un recul de 2 % de la fréquentation.
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