Le Diable au corps est souvent considéré comme un chef-d'œuvre de la littérature française. Il traite de thèmes universels tels que la passion, la trahison, la guerre et les conventions sociales, à travers le regard d’un adolescent. C’est une pièce exceptionnelle que vendra Christie’s, ce 22 novembre : 13 cahiers d’écolier, formant le premier manuscrit du roman, soit 241 pages de la version la plus brute du Diable au corps – corrigée et raturée par Radiguet, avec de nombreuses interventions de son mentor, Jean Cocteau.
Le 14/11/2023 à 10:05 par Nicolas Gary
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Publié le :
14/11/2023 à 10:05
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2023 célèbre le centenaire de la parution du roman que le jeune Raymond Radiguet tira amplement de sa propre expérience. Un contexte historique terrible sert de trame globale, tandis que le fulgurant prodige littéraire puise dans une relation intime la trame narrative. Le scandale est à quelques pages…
Radiguet est né en 1903 à Saint-Maur-des-Fossés (la même année que Marguerite Yourcenar, une autrice qui nous paraît autrement plus contemporaine dans le paysage littéraire) : il avait entre 11 et 15 ans pendant la Première Guerre mondiale. Bien qu’il n’ait pas combattu lui-même, son enfance et sa prime adolescence sont marquées par la guerre, et cela a influencé sa perception des événements et son écriture.
Malgré les déclarations de son auteur, il est largement admis que Le Diable au corps est semi-autobiographique. Il a effectivement entretenu une liaison avec une femme dont le fiancé était au front pendant la guerre, ce qui a inspiré l’intrigue du roman. Cette expérience personnelle a donné au livre une authenticité et une intensité particulières.
À l’adolescence, il s’est lié d’amitié avec plusieurs figures littéraires et artistiques importantes de son époque, notamment Jean Cocteau. Ce dernier a été autant un compagnon de vie qu’un mentor pour lui, et a largement influencé le développement artistique du jeune écrivain, décédé en 1923 à l’âge de 20 ans. Sa mort précoce a contribué à la fascination du public pour l’auteur et son œuvre.
Alice Saunier, institutrice de 23 ans, était déjà fiancée à Gaston Serrier lorsque Radiguet a entamé une relation avec elle. Il y a des différences entre la vie de l’auteur et l’intrigue du roman : Alice est bien plus âgée que la Marthe du roman, et il invente la mort de sa maîtresse pour les besoins de l’histoire... Cependant, il est clair que cette liaison tumultueuse a en grande partie inspiré l’histoire d’amour entre le jeune narrateur et Marthe, la femme mariée dont s’éprend le narrateur dans le roman. Dans ce premier manuscrit, l’héroïne s’appelle encore Alice, Radiguet n’ayant pas pris la peine d'en modifier le prénom.
Il est étonnant de constater avec quelle acuité l’adolescent dépeint la psychologie des personnages et la complexité des sentiments amoureux. Les liens entre Raymond et Alice lui ont donné un aperçu direct des défis et des complications d’une liaison avec une femme mariée pendant la guerre. Cela a ajouté une profondeur et une authenticité à l’histoire. De plus, la connaissance intime par Radiguet des sentiments de passion, de jalousie et de trahison a contribué à la puissance émotionnelle du roman.
Jean Cocteau a joué un rôle crucial dans la vie de Radiguet, non seulement en tant qu’ami et mentor, mais aussi en tant que promoteur de son travail. Cocteau a été impressionné par son talent dès leur première rencontre et l’a assisté dans son ascension littéraire ; c’est par exemple à Cocteau que Grasset s’adresse d’abord pour réclamer le manuscrit du jeune auteur.
Concernant Le Diable au corps, Cocteau l'aura soutenu tout au long du processus d’écriture et de publication. Il a aidé à promouvoir le livre et à le défendre contre les critiques. Après son décès, il corrige les épreuves du second roman de son protégé, Le Bal du comte d’Orgel. Cocteau ne se remit jamais de la mort de son compagnon, dont il avait immédiatement reconnu le génie, et travailla toute sa vie à la reconnaissance de son œuvre.
L’étonnant manuscrit mis en vente appartenait à un bibliophile du XXe siècle, Roland Saucier, qui dirigea la librairie Gallimard — et rien qu’à ces évocations, nombre de souvenirs sont convoqués. « Avec ce manuscrit, on assiste à la naissance d’un chef d’œuvre », assure Roxane Ricros, catalogueuse Livres et Manuscrits chez Christie’s. « On pensait, voilà quelques années encore, que la BnF disposait du premier manuscrit, mais ces cahiers documentent la genèse du récit, avec les premières formulations de nombreux passages et les commentaires de Radiguet. »
Le texte s’achève aux deux tiers du roman final, avant l’annonce de la grossesse de Marthe, tandis que l’exemplaire de la BnF pousse aux trois quarts, mais correspond à une mise au propre du texte. « Quand Radiguet signe son contrat avec Grasset, en mars 1922, il n’a toujours pas la fin du récit : plusieurs versions parviendront successivement à l’éditeur, qui s’impatiente de recevoir la fin du roman tout en réclamant qu’elle ne soit pas bâclée. » Cet accouchement fut des plus complexes, alors que les premières pages, elles, montrent une frénésie d’écriture sur un court laps de temps — le jeune écrivain alternait entre périodes de forte productivité et procrastination..
« Je l’enfermais comme un écolier pour écrire ses chefs-d’œuvre [...] je l’ai enfermé presque tous les jours pour écrire Le Diable au corps », assurait Jean Cocteau, dans un entretien radiophonique avec André Fraigneau, diffusé le 4 avril 1951. Quelques notes et anecdotes qui nourriront l’ouvrage apparaissent dès 1919, mais il faudra attendre août 1921 pour qu'il s’attelle à la rédaction du livre et que les premières pages noircies sur ces fameux cahiers apparaissent. Là encore, le 29 août 1921, Cocteau en atteste, dans une lettre à Valentine Hugo : « Radiguet a déjà écrit 120 pages d’un roman qui ne peut, selon moi, se comparer qu’aux Confessions ou à La Princesse de Clèves. »
120, soit le nombre de feuillets au recto des douze premiers cahiers, le treizième n’étant pas numéroté. « Cocteau raconte que Raymond se baladait souvent avec des feuilles volantes dans les poches, arrachées dans des cahiers d’écolier. Il les défroissait pour y jeter ses idées à chaud », reprend Roxane Ricros. Ici, on retrouve les cahiers d’écolier avec une structure bien particulière : seules les pages de droite servent à la rédaction, tandis que celles de gauche, en miroir, permettent d’insérer des corrections, réécritures et autres commentaires. Une richesse de matière jamais atteinte.
« Il y a un certain paradoxe dans l’approche de l’autofiction selon Radiguet : d’un côté, il s’est toujours défendu d’avoir écrit une œuvre autobiographique, et pourtant il revendique le droit de puiser dans des souvenirs personnels pour nourrir cette fiction. Il est d’ailleurs persuadé que le recours à une expérience vécue est nécessaire à la réussite d’un roman », reprend Roxane Ricros.
« Mais, face au présent manuscrit, plus aucun doute n’est permis : il ne change ni le nom de sa maîtresse ni celui de ses voisins de l’époque de Saint-Maur, et leur attribue même leur véritable métier de conseillers municipaux. Certaines apostrophes, qu’il s’adresse, sont sans équivoque : en marge d’un passage décrivant les parents du héros, on peut lire qu’il laisse “Quelques mots explications sur les caractères de mon père et ma mère.” Cette confusion entre le narrateur et lui-même est délicieuse. »
Radiguet ouvrira ses séances de rédaction avec cette date en haut de la première page du cahier n° 1 : « 20 août 1921, 5 heures du soir ». « Une mention précieuse, qui conforte les propos de Cocteau, mais surtout, qui est suivie d’un incipit abandonné dans le texte final, et qui n’a rien à voir avec celui que publia Grasset :
“À l’âge où l’on n’est plus assez suffisamment un enfant et, cependant, rien d’autre, je geignais à l’idée d’une promenade à faire, comme si j’étais le cheval qui eut dû (?) nous porter dans la voiture.”
Quatre lignes aussitôt rayées par l’auteur, qui montraient déjà toute son impatience de vieillir, lui qui restera à jamais figé dans sa vingtième année… »
Sur le bassin d’Arcachon, Radiguet écrit, poussé par Cocteau : ce qui nous est parvenu reflète un ensemble parfois difficilement lisible, des pattes de mouches dues à l’empressement de l’auteur et les exigences du maître, peut-être. Certains passages barrés sont réécrits à l’identique, parfois un seul mot change dans une phrase, d’autres passages sont totalement caviardés au point d’être devenus illisibles.
Entre les didascalies qu'il se laisse en consignes, et les interventions de Cocteau — qui se feront plus présentes à partir du sixième cahier —, ce manuscrit lève une part de mystère sur la genèse de l’œuvre. « Le plus fascinant, c’est cette alliance parfaite du fond et de la forme, avec la toute première version du texte, au plus près des pensées de Radiguet, couchée par un écrivain de 18 ans sur ses cahiers d’écolier ! » s’enthousiasme Roxane Ricros.
Certes, on joue à déchiffrer les lignes, mais au fil de la lecture, l’impression familière revient d’un texte que l’on connaîtrait, avec quelques étranges différences. « Une sorte de version alternative, où l’on reconnaît déjà le style mordant de l’auteur son cynisme et son intelligence. Avec aussi quelques fautes de syntaxe ou de grammaire », s’amuse la spécialiste.
Le manuscrit était apparu en 2015 lors d’une vente chez Christie’s, révélant l’existence d’une version du Diable au corps antérieure au manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France. La famille de Roland Saucier avait ainsi rendu public qu’elle était en possession de ces textes — sans lever le voile sur leur origine exacte. Radiguet avait fait le tri d’une partie de ses affaires avant de mourir, et Saucier était lui-même très introduit dans le milieu littéraire.
D’autant qu’entre ces cahiers et l’exemplaire de la BnF, il n’existe aucune autre version intermédiaire. « On devine ici le texte final : quelques passages furent écourtés, d’autres développés ou ajoutés par la suite, mais l’essentiel est déjà là. Et en termes de conservation, malgré les années et la finesse du papier, le manuscrit est en très bon état », estime Roxane Ricros.
Le gamin réfractaire à l’école n’avait jamais cessé de se vieillir : il avait menti à Cocteau sur son âge lors de leur première rencontre et se promenait souvent dans la rue affublé d’une canne et d’un monocle. Sur la couverture du deuxième cahier, on découvre une table de correspondance de l’âge de son narrateur en fonction des années de guerre — là encore, il vieillit son personnage d’un an par rapport à lui..
La spécialiste s'interroge : « Le texte de ce manuscrit est continu : quand un cahier affiche un nombre de pages différent des autres, cela ne perturbe en rien le déroulé du récit. Seul le dernier cahier dénote un peu, car c’est le seul qui n’est pas numéroté et qui est écrit d’une encre différente : peut-être une rédaction postérieure ? »
De la table de travail, sur le bassin d’Arcachon, avec ses intenses périodes d’écriture, au jeune Raymond assoiffé de mondanités et de grand monde, deux univers se croisent. « Cocteau savait à quel point son protégé passait de quelques journées d’une productivité intense à des périodes longues où, comme un collégien boudeur, il se montrait réfractaire à l’idée de rédiger une ligne. Il oscillait entre le génie littéraire et l’enfant récalcitrant, préférant plus souvent boire et fumer, s’inscrire dans des trios amoureux et mener une vie dissolue… autant d’activités qui lui servaient plus tard à créer ses romans, finalement. »
Les cahiers sont estimés entre 300.000 et 500.000 €. Plus d'informations à cette adresse.
Dès 15 ans, Radiguet fréquentait les milieux intellectuels : fils d’un caricaturiste, il avait présenté ses propres poèmes et dessins au directeur de rédaction, un jour qu’il venait apporter les caricatures de son père. Et voici qu’à 18 ans, repéré par Grasset, il devint la star du moment : le chèque en blanc qu’avait signé l’éditeur témoignait de toute la confiance en cette réussite littéraire — de fait, le roman est terminé en janvier, seulement quelques semaines avant son impression, en mars.
Grasset joua sur la corde promotionnelle avec plus de brio que jamais : d’abord en présentant le romancier comme « un écrivain de dix-sept ans », puis en diffusant dans les cinémas un spot publicitaire où il met en scène l’auteur signant la dernière page de son manuscrit. Des publicités pour nourrir le scandale, qui ajoutait au succès, et inversement…
L’action de Grasset dans la promotion de Radiguet fut tout simplement incroyable, les moyens inédits déployés pour la publicité ajoutant au scandale entourant le roman lui-même. Les critiques littéraires s’offusquaient des méthodes employées par Grasset, qu’ils jugeaient vulgaires. Et quand le jeune écrivain reçut le prix du Nouveau Monde, la récompense fut contestée par l’association des écrivains anciens combattants, car son livre traitait de la guerre comme s’il s’agissait de « grandes vacances », et bafouait l’honneur d’un soldat parti au front. L’adultère dans le roman relèverait presque du détail, si le personnage principal n’entretenait pas une relation avec une femme mariée à un soldat.
« Il y a aussi une dimension queer non négligeable autour de Radiguet, que l’on retrouve dans sa vie et dans ses écrits : non seulement il entretenait une liaison avec Cocteau en parallèle de ses amours féminines, mais le trio amoureux est un motif récurrent dans son œuvre. Dans Le Diable au corps, lorsque le narrateur écrit pour Marthe des lettres d’amour à son mari resté au front, c’est bien lui, qui s’adresse au soldat sous les traits de son épouse. On retrouve cette dynamique du trio amoureux dans son second roman, ainsi que dans de nombreuses liaisons amoureuses : il se plaisait beaucoup dans le rôle de l’amant ou de rival », relève Roxane Ricros.
« Radiguet assumait totalement l’amoralité de ses ouvrages. Insolent dans son œuvre comme dans sa vie, son décès prématuré accentue son côté “enfant prodige” auquel on le ramenait souvent, et qui le gênait un peu. De fait, son œuvre se concentre sur les cinq dernières années de sa vie, avec, outre deux romans, des notes, poèmes, saynètes, pièces de théâtre et contributions à des revues. »
Un parcours énigmatique qui continue de fasciner et de dérouter les amateurs de littérature : à l’automne 1923, Radiguet se lançait dans la révision des épreuves du Bal du comte d’Orgel, son ultime testament littéraire. Une entreprise qu’il n’aura pas le temps d’achever, succombant à une fièvre typhoïde dans la nuit du 12 décembre 1923, à l’âge de vingt ans.
On retrouvera plus de photos à cette adresse.
Crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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1 Commentaire
Marie
15/11/2023 à 08:39
Grand merci à ActuaLitté de rappeler, grâce à cette vente, deux auteurs majeurs français: Raymond Radiguet et Jean Cocteau. La belle occasion de relire "Le diable au corp" , roman m'évoquant, mais de loin, Colette et "Le blé en herbe". Quel bonheur que de se plonger dans la "bonne" littérature ! Merci.