Le mécénat a toujours joué un rôle primordial dans l'Histoire de l’Art, une relation particulièrement vivace de nos jours. Si les relations entre le donateur-bienfaiteur et le créateur furent parfois houleuses, rarement elles tournèrent autant au vinaigre qu’entre Giovanni Battista Piranesi, dit Piranèse, et James Caulfield, Earl of Charlemont (1728-1799), aristocrate irlandais. Le parcours de son oeuvre, Le Antichità Romane, une des pièces de la bibliothèque de la famille Rothschild que met en vente Christie’s, révèle un morceau d’anthologie : amour, passion, trahison et détestation… Un feuilleton épique.
L’architecte et graveur vénitien Giovanni Battista Piranesi, dit Piranèse (1720-1778) est surtout connu pour ses spectaculaires séries de gravures. Avec son œil aiguisé pour le détail et sa passion pour l’Antiquité, il a non seulement documenté, mais aussi rêvé, créant un pont entre le passé et son présent.
Il connut une extraordinaire carrière, ponctuée de publications régulières, où transparaissent les signes d’une personnalité forte, armée de convictions qu’il ne s’est jamais privé d’exprimer dans ses ouvrages. Ses gravures, souvent publiées en recueils, où textes et planches se suivaient, formaient une approche complète, combinant ses propres réflexions et son art de la matrice.
La vente qu’organise Christie’s le 22 novembre prochain comptera plusieurs exemplaires complets — c’est-à-dire des exemplaires dont l’intégrité a été préservée. Un état de fait qui est, en soi, presque un petit miracle : la plupart des exemplaires étaient souvent « cassés », pour vendre les planches individuellement, une méthode nettement plus rentable pour les marchands d’alors, souligne Vincent Belloy, spécialiste Livres et manuscrits de Christies.
Si aujourd’hui il est relativement courant de trouver des planches isolées de Piranèse, et bien que certaines d’entre elles soient fréquentes, les recueils complets sont devenus une denrée rare. « Un recueil complet conservé dans sa première reliure en maroquin rouge, soit le summum de la “hiérarchie des cuirs”, est une pièce extraordinaire… et quasiment introuvable », insiste Vincent Belloy.
Cette vente est donc une occasion unique, tant pour le bibliophile que pour l’amateur de gravures. Un événement qui rappelle l’importance de conserver l’intégrité des œuvres d’art et la vision originale de l’artiste.
Piranèse est surtout connu pour ses spectaculaires gravures de Rome, en particulier ses Vedute di Roma (Vues de Rome), une série qui capture la grandeur des monuments antiques et modernes de la ville. Ces gravures ont été largement diffusées et ont contribué à façonner la perception européenne de la Rome antique.
Une autre série notable est ses Carceri d’invenzione (Les Prisons imaginaires), des gravures qui représentent d’immenses et sombres prisons imaginaires. Ces images sont caractérisées par leur perspective exagérée, leur architecture gothique et leur atmosphère oppressante, et elles ont influencé de nombreux artistes et écrivains, notamment les romantiques et les surréalistes.
Parmi les pièces dispersées se trouvent Les Antiquités romaines. À une époque où la photographie n’existait pas, les gravures de Piranèse offraient une documentation visuelle précieuse des ruines antiques, certaines d’entre elles ayant depuis subi des modifications ou des dégradations. Bien que basées sur des observations minutieuses, elles sont également imprégnées de son style distinctif, mêlant réalisme et dramatisme.
Ces Antichità Romane ont influencé de nombreux architectes, artistes et érudits de l’époque, contribuant à la fascination grandissante pour l’antiquité romaine et stimulant l’intérêt pour l’archéologie.
« Formé en architecture, pétri de littérature et de culture antiques, et spécifiquement latines, Piranèse aura voyagé à travers toute l’Italie, confrontant ses connaissances à la réalité des ruines qu’il observait », relève Vincent Belloy. « Ses œuvres, loin d’être de simples reproductions, sont le reflet de son interprétation personnelle, tant dans le fond que dans la forme. »
Ses gravures, loin d’être de simples représentations, combinent ainsi son amour pour l’architecture antique et son talent de graveur, et, de ce fait, s’attirèrent les critiques. À une époque où les débats faisaient rage et où certains dévalorisaient le travail des Romains, le graveur vénitien a pris position. Pour lui, réduire les Romains à de simples suiveurs de leurs prédécesseurs grecs serait une erreur. « Ils possédaient un génie propre : c’est cette vision qu’il a cherché à transmettre à travers ses gravures », affirme le spécialiste.
Nul doute que collaborer avec Piranèse, dont l’exigence et la minutie étaient notoires, n’avait rien d’une promenade de santé. « Au risque de l’anachronisme, il se montrait balzacien à tous niveaux : d’abord, dans l’élaboration des planches, dont il surveillait le moindre détail, depuis la matrice à l’impression », assure Vincent Belloy, admiratif.
Et à considérer la qualité du papier, les encres qui auront traversé près de deux siècles sans bouger, avec des niveaux de noir et de gris tout à fait exceptionnels, on mesure le degré d’implication. « Il en allait de même dans le fond : il est omniprésent tant dans ses textes que ses illustrations : un mélange entre relevé rigoureux et éléments pittoresques, jusque dans les cadrages. »
En outre, il avait pour caractéristique de peupler ses gravures de personnages — une méthode d’ordinaire employée pour apporter une notion d’échelle. À cela près que Piranèse les représente comme en pleine activité, presque surpris dans leur quotidien. « Les indices disséminés montrent qu’il maniait très bien les codes de la culture antique et classique, au point d’en jouer pour ajouter des piques contre qui l’aura déçu ou abandonné. » On lui reprochera d’ailleurs de jongler entre précision et fantaisie.
Une globalité phénoménale, et justement, en matière de trahison, les Antichità Romane fournissent un exemple croquignolesque de ses sautes d’humeur.
Pour élaborer ce monument de papier, véritable manifeste de Piranèse pour la défense de la culture latine, Piranèse a besoin d’un financement. Pour y parvenir, il rencontrera Lord Charlemont, en 1752, l’un des ces aristocrates britanniques bien-nés et typiques de l’époque. Il fit son « Grand Tour » et parcourut l’Europe, l’Asie Mineure, se formant au fil de ses voyages : cultivé, il avait de quoi séduire Piranèse — autant que la fortune qui allait avec le bonhomme.
Homme passionné, Lord Charlemont est rapidement impressionné par le talent du Vénitien, dont il partage l’intérêt pour les antiquités romaines : avec un couple pareil, la réalisation du projet ne fait alors aucun doute.
Le graveur ignorait peut-être que son mécène avait un passif cahoteux : on raconte qu’il avait financé une école pour artistes britanniques, à Rome, qui ferma rapidement du fait du comportement douteux des élèves. De même, il avait commandé des bustes à un artiste, lui apportant l’argent nécessaire : l’homme mourut avant de les achever, et Lord Charlemont exigea auprès de la veuve le remboursement des avances…
Comme souvent, Piranèse a déjà beaucoup avancé dans son ouvrage quand il le présente au mécène : tous deux trouvent un accord, mais le Britannique finit par ne plus donner de nouvelles à l’artiste, alors même que les Antichità sont presque achevées. Il aurait semble-t-il quitté l’Italie en 1754, en catastrophe et missionné deux hommes — John Parker et Peter Grant — pour suivre ses affaires.
« L’investissement de Piranèse dans cet ouvrage justifiait amplement les angoisses que provoque ce silence radio. Et avec le tempérament qu’on lui connaît, ou qu’on lui prête, tout particulièrement sur les Antichità, cette disparition provoque une colère terrible », raconte Vincent Belloy.
Aujourd’hui, seule nous est parvenue la version que Piranèse donna de cette défection : difficile de déterminer la réalité des faits sans débat contradictoire. « En un sens, il était presque écrit que cela ne marcherait pas entre eux », s’amuse le spécialiste. « Les Antichità avaient une dimension déjà polémique, pour contredire cette mouvance des historiens de l’art au milieu du XVIIIe siècle, qui estimaient les Grecs bien supérieurs aux Romains. »
Ses messages restant lettre morte, et sans nouvelles de son mécène, Piranèse explose : « En l’espace de quelques mois, il publiera plusieurs lettres vindicatives, qui font la lumière sur le comportement de Charlemont, et donnent sa vision de l’histoire : ce qui est tout à fait remarquable pour un artiste qui reste alors en quête de financements ! »
À travers ses Lettere di giustificazione scritta a Milord Charlemont, il attaque violemment les trois hommes, Charlemont et ses sbires. Mais rendre l’affaire publique ne suffira pas à calmer sa rage : dans l’un de ses courriers, une vignette gravée montre la maison en ruines de Caius Maecenas – l’homme politique romain du Ier siècle av. J.-C. qui utilisa sa fortune pour promouvoir arts et lettres, donc le mécène originel. Une allusion difficile à ignorer pour un Charlemont, lui aussi pétri de culture classique.
« Cette référence n’échappa à aucun des lecteurs de Piranèse », estime Vincent Belloy. D’autant que l'artiste ne s’arrêta pas en si bon chemin. « Dans la première version des matrices qui servirent à imprimer les gravures, le frontispice du premier tome portait la dédicace à Charlemont ainsi que ses armes. » Un hommage habituel rendu à la personne qui avait permis le financement.
« Mais Piranèse décida de manifester sa colère plus furieusement encore », reprend le spécialiste. « Il a retouché la plaque, produisant ainsi une nouvelle matrice, où les armes ont été brisées, pas assez pour qu’on ne puisse les identifier, mais suffisamment pour que la symbolique du message passe. »
Chez les Romains, existait en effet une sanction que pouvait voter le Sénat à l’encontre d’une figure coupable de crimes contre l’État : la damnatio memoriae. Cette peine s’appliqua par la suite à d’autres graves accusations. « Elle consistait à éradiquer toute existence du condamné, au sens propre : plus aucun souvenir ne subsistait, y compris dans la mort avec interdiction de rendre les hommages d’ordinaire dus. »
Charlemont était, en quelque sorte, cancellé avant l’heure. « En donnant l’impression que les armes avaient subi un coup de burin, Piranèse puisait dans le pire des verdicts du monde latin pour injurier et condamner son mécène », relève Vincent Belloy. Et avec un sourire amusé, d’ajouter : « Or, deux siècles plus tard, non seulement le saccage de la mémoire de Charlemont se poursuit, puisque la gravure nous est parvenue, mais surtout, la beauté de cette version modifiée impressionne par l’habileté qu’il a déployée. »
De même pour la dédicace : on observe distinctement que des lettres ont été enlevées, de par les trous dans la pierre qui attestent d’une absence. Conséquence : la nouvelle adresse affiche une volonté terrible d’occulter le triste lord… C’est cette version qui est présente dans l’exemplaire que proposera Christie’s — et l’on trouve d’autres modifications sur les trois autres frontispices.
En pleine maturation du Romantisme, ce mouvement artistique qui emportera l’Europe à la fin du XVIIIe siècle, Piranèse fait alors figure d’avant-garde. « Au-delà de la personnalité qu’il a forgée, ce qui le rend fascinant tient en cette idée d’un artiste passionné, entier, disposé à défier les puissants. L’œuvre de Piranèse porte en elle les prémices du Romantisme, avec sa fougue et son élan. »
L’œuvre est composée de plusieurs volumes et présente une variété d’éléments :
Plans et élévations : Piranèse a intégré des plans détaillés et des élévations de nombreux bâtiments et structures antiques, offrant une perspective architecturale précise.
Détails architecturaux : il a également gravé des détails plus fins, tels que des frises, des bases de colonnes et d’autres éléments décoratifs, pour montrer la richesse et la complexité de l’architecture romaine.
Cartes et topographies : certains des volumes contiennent des cartes détaillées montrant l’emplacement des anciens monuments de Rome.
Reconstructions : il a ainsi tenté de reconstruire certaines structures, basées sur ses recherches et observations, pour donner une idée de leur apparence originale.
Inscriptions antiques : il a inclus des reproductions de nombreuses inscriptions antiques, contribuant à la compréhension historique et archéologique de la ville.
Lorsqu’il s’agit de déterminer la provenance d’une œuvre d’art, la tâche peut s’avérer complexe. Dans le cas de ces Piranèse, la recherche prend une tournure d’enquête historique passionnante. Il est rare de disposer de sources premières, contemporaines de l’impression du livre, qui détaillent précisément à qui était destiné l’exemplaire tiré. « C’est véritablement l’exception », souligne-t-on souvent dans le milieu. La plupart du temps, les chercheurs se basent sur des éléments physiques pour déduire la provenance : ex-libris, annotations manuscrites, marquages de la reliure…
Pour les œuvres de Piranèse, certains indices du XVIIIe siècle sont révélateurs. La reliure en maroquin rouge, caractéristique de cette période, suggère que les volumes soient pratiquement parvenus jusqu’à nous dans leur condition originelle. Bien que la chaîne de provenance ne soit pas continue, on trouve des traces d’un autre propriétaire ayant apposé son ex-libris dans les volumes. Ces jalons s’avèrent essentiels pour retracer le parcours et les voyages de l’œuvre.
L’équipe du département des livres parcourt aussi les catalogues de vente, même si cela s’avère parfois infructueux. La particularité de leur travail réside dans le fait qu’ils se concentrent sur des multiples. « Le livre imprimé a été conçu pour être reproduit, plus aisément que les manuscrits », explique le spécialiste. L’enjeu majeur est donc de déterminer ce qui rend un exemplaire plus précieux que les autres, au sein d’une édition.
L’exemplaire des Antichità Romane est estimé entre 50 et 70.000 €. Plus d’informations à cette adresse.
On retrouvera les versions en haute définition des planches ici.
Paru le 01/02/2009
167 pages
Actes Sud
39,60 €
Paru le 09/11/2017
30 pages
Editions Marguerite Waknine
9,00 €
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