Au coeur de la vente aux enchères que propose la maison Tajan ce 5 décembre, plusieurs documents montrant les liens entre l’Italie et un jeune garçon originaire de Grenoble, Henri Beyle. C’est en soldat qu’il découvrit le Bel Paese en mai 1800 lorsqu’il rejoignit la Grande Armée : il quitta le monde militaire en 1802 avec le rang de sous-lieutenant. Mais l’Italie qu’il avait parcourue, resta dans son coeur à jamais, à s’en rendre malade : ce fut le syndrome de Stendhal.
Cette grammaire italienne n’est pas la première que consulta Henri Beyle (né le 23 janvier 1783), alors étudiant à Grenoble avec son ami Louis Crozet. On lui connaît un premier manuel, autour de 1803, ainsi qu’un dictionnaire, laissé chez son camarade.
« En soi, il s’agit d’un manuel classique que leur professeur de logique à l’École centrale de Grenoble, l’abbé Gatel, avait réédité par part du volume de Jean Vigneron, dit Veneroni (1642-1708). Cette méthode, alors très répandue à l’époque, lui permit d’apprendre la langue, avant son premier grand tour d’Italie, en 1811 », nous explique Ségolène Beauchamp, libraire et experte en livres anciens et modernes.
Quittant la France, Beyle laissa vraisemblablement son exemplaire à Louis Crozet : « On ne sera pas surpris de trouver dans la bibliothèque de Crozet les ouvrages qui ont le plus contribué à la formation de l’esprit de Beyle. [...] Certains de ces ouvrages portent sur leurs marges ou sur leurs feuillets de garde des notes manuscrites, fruit du travail improbus des deux amis pendant la période 1810-1814 », atteste en 1923 Louis Royer, cousin de Paul qui s’en porta acquéreur. (Les livres de Stendhal dans la bibliothèque de son ami Crozet, source BnF)
À l’âge de 17 ans, Henri Beyle avait rejoint l’armée de réserve de Bonaparte et s’aventurait à travers les Alpes, découvrant avec fascination l’Italie — pays qu’il avait toujours imaginé comme la terre natale de sa mère, décédée lorsqu’il n’avait que sept ans.
Début 1811, occupant les fonctions d’auditeur au Conseil d’État et d’inspecteur du mobilier de la couronne à Paris, sous la direction de Vivant Denon, Beyle aspire à un congé pour revisiter l’Italie, cette fois accompagné de son ami Louis Crozet. Les deux jeunes hommes potassèrent ensemble leur italien, dans l’espoir d’un voyage prochain. Cependant, son premier grand voyage en Italie se fait en solitaire, de septembre à novembre 1811.
Les nombreux voyages qui suivent, à la fois pour le plaisir et pour l’étude, influencent grandement son travail littéraire, allant de L’Histoire de la peinture en Italie à La Chartreuse de Parme.
« À travers ce texte, nous assistons à une forme de transition : l’étudiant, devenu soldat et pas encore écrivain — il ne signera de son pseudonyme Stendhal qu’en 1817 — détaillant les règles grammaticales d’une langue qui lui ouvrira l’accès à une terre fascinante », souligne Ségolène Beauchamp. « Il est particulièrement émouvant de les imaginer tous deux penchés sur cette grammaire. » Et pour trace de cette formation, se trouve la signature de Louis Crozet, suivie de la mystérieuse mention “Bac.” sur la page de titre.
De plus deux notes autographes de Beyle indiquent : « Si j’étais fortuné », avec une tache d’encre puis, « L’italien, la langue est belle ». Pour Ségolène Beauchamp, « ces annotations manuscrites de Stendhal dans ce livre revêtent une grande valeur. Écrites sous forme de maximes, elles reflètent la fougue et la jeunesse, tout en mettant en lumière son amour précoce pour l’Italie ». (lot estimé entre 15 et 20.000 €).
Ami de jeunesse, Louis Crozet (1784-1858) est devenu ingénieur des Ponts et Chaussées puis maire de Grenoble. Mais son affection, d’un côté, autant que les frayeurs que Beyle lui causait, le poussèrent à devenir un quasi-éditeur, accompagnant les premiers essais qu’Henri fit paraître. À commencer par Histoire de la peinture en Italie, dont une édition de 1817 sera proposée lors de la vente du 5 décembre.
Il s’agit là de l’un des rares exemplaires (on n’en compte que sept) dont le titre est imprimé au nom d’Henri Beyle, enrichi d’un envoi de sa main. Ce dernier fut adressé à un diplomate russe, rencontré dans la capitale italienne : « À Monsieur le Comte Kosakowsky Secrétaire de la Légation russe à Rome », ce qui en fait une pièce rarissime.
« Crozet est chargé de la mettre au point, de la critiquer, de la faire imprimer, de corriger les épreuves », rapportait Paul Royer (in Les livres de Stendhal dans la bibliothèque de son ami Crozet). Assez logiquement, cet éditeur improvisé, qui avait hérité d’une quarantaine de volumes stockés chez lui, à Plancy, se souciait beaucoup de la virulence que son ami manifestait dans ses textes.
Leur passé commun, souligné par Henri de Jacquelot, atteste de leur proximité, à travers les livres « annotés parfois par les deux amis, sont le témoignage vivant des séances systématiques de lectures et d’études littéraires, philosophiques et d’économie politique, effectués dans les années 1810-1812 ». (Les bibliothèques de Stendhal, Éditions du CNRS, 2001)
L’Histoire de la peinture en Italie demanda six années de rédaction. Ce traité, un pilier du Beau moderne, est issu d’un projet plus vaste de Stendhal, qui, ayant perdu son manuscrit original, se concentre finalement sur l’École de Florence, mettant en avant des artistes tels que Vinci et Michel-Ange. Le tome II introduit pour la première fois la célèbre épigraphe “To the happy few”, une phrase que Stendhal reprit pour Promenades dans Rome, Le Rouge et le Noir et La Chartreuse de Parme.
Dans sa première édition, en guise de signature, se trouvait MBAA – Monsieur Beyle Ancien Auditeur. Stendhal a choisi l’anonymat pour cet ouvrage, car il contenait des idées controversées. Son ami Louis Crozet, chargé de la correction et de l’impression, a dû modérer certaines théories et passages risqués, susceptibles d’attirer l’attention de la police française sous la Restauration ou du gouvernement autrichien en Italie.
Ces préoccupations n’étaient pas infondées, car en 1828, Stendhal fut expulsé de Milan en partie à cause de cet ouvrage, qui lui posa également des problèmes pour obtenir un poste de consul à Trieste. Sa principale mesure de prudence fut de ne pas signer le livre.
Les rares exemplaires de ce second tirage portant le nom de “Beyle” furent imprimés en 1820, mais datés de 1817, et sont les seuls publiés de son vivant sous ce nom. Les exemplaires de ce second tirage se distinguent aussi par l’absence du chiffre de l’éditeur et le remplacement de l’épigraphe des Caraches par des vers de Monti de Manfredi. On ne connaît que sept exemplaires de ce tirage, détenus par des individus tels que Jules Guillemin, Mérimée, Heilbrun, deux exemplaires de la bibliothèque de Stendhal (Jacques Guérin et Colonel Sickles), Louis de Potter, et le Comte Kosakowski… (Estimation entre 25 et 30.000 €)
Quel étrange lien existe-t-il entre l’essai Racine et Shakespeare, paru en 1823 et son roman Le Rouge et le noir, que Stendhal sortit sept ans plus tard ? Dans le premier, il explore les différences entre le théâtre classique français, représenté par Racine, et le théâtre romantique, incarné par Shakespeare. Il critique les règles strictes du classicisme français et plaide en faveur d’une plus grande liberté dans l’art, inspirée par l’exemple de Shakespeare et du romantisme.
Techniquement, reconnaît Stendhal, l’auteur de Phèdre relève de la perfection, respectant le canon des règles classiques (unité de temps, de lieu et d’action). Mais contrairement au Barde, ses tragédies manquent de passion et de vie : Shakespeare capture la complexité de la nature humaine et représente la réalité de la vie dans toute sa diversité et son désordre.
Un exemplaire du Rouge et le Noir, dans cette même vente du 5 décembre chez Tajan, provenant de la bibliothèque de l’ami de Stendhal, Félix Faure, est précédé du texte Racine et Shakespeare. Mais pourquoi rapprocher ces deux textes ? « Félix Faure était un ami de jeunesse dont Stendhal s’est progressivement détaché, à force de dénigrement. Bien entendu, nous n’avons que sa version, les lettres de Faure ayant été brûlée », pointe Ségolène Beauchamp. « C’est le plus plat de mes amis et celui qui a fait la plus grande fortune », écrivit le romancier.
Dans La vie de Henry Brulard, il manifesta même une véritable ingratitude : Félix Faure, magistrat et député, a eu une carrière remarquable, mais leur divergence de sensibilité a mené à leur éloignement.
« Est-ce Faure qui choisit de réunir sous un seul titre les deux ouvrages, Racine et Le Rouge ? Car, chose étonnante, le titre au dos n’indique que Le Rouge et le Noir. Cette démarche relève d’une réflexion d’homme de lettres, véritablement : il a su lire, dans les deux œuvres, un lien justifiant de les rapprocher de la sorte », poursuit l’experte. « Cette démarche relève d’une réflexion d’homme de lettres. »
Mieux encore : à une époque où les deux n’étaient pas encore brouillé, Faure y apposera son ex-libris, « signe qu’il était assez fier de leur lien pour le revendiquer ». Bien entendu, le temps a passé et désormais, la jonction entre l’essai reflétant les théories de Stendhal et le roman, mettant en application ses idées, nous paraît évident. Tous deux combinent une critique de la société, une exploration de la passion humaine, et une remise en question des conventions littéraires.
Tout cela en considérant que l’affaire juridique qui servit de point de départ au roman réaliste s’inspire de l’affaire Antoine Berthet à Grenoble, un procès que Félix Faure a failli présider en 1827. Clin d’œil à travers les années — après tout l’essai montre une préférence pour l’individualisme et l’originalité, des thèmes également présents dans Le Rouge et le Noir, où Julien Sorel est un exemple de l’individu luttant contre les contraintes de la société. (Estimation entre 15 et 20.000 €)
On découvrira, dans cette dispersion, un ouvrage sans lien avec Stendhal, mais tout aussi étonnant : L'Atalante fugitive, ou Les Nouveaux emblèmes chimiques, de Michael Maier, premier auteur (et compositeur), à intégrer de la musique dans un ouvrage d'alchimie. (estimation 10 à 15.000 €)
Crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Par Nicolas Gary
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