#RentreeLitteraire23 - « J’ai brûlé en enfer et me suis relevée de ses flammes », (p.297) clame Yamaye dans Fire Rush (trad. Nathalie Carré et Karine Guerre, Denoël), l'écrit explosif de l’autrice jamaïcaine Jacqueline Crooks. Durant seize années d'écriture et de recherches, elle a composé une œuvre lumineuse, inspirée de sa jeunesse emplie de pertes et de combats. Ce premier roman rend un hommage vibrant à la musique dub et aux femmes immigrées qui se battent pour leur intégrité et le respect de leur héritage culturel.
Dès son ouverture, Fire Rush plonge le lecteur dans la nuit. Celle qui appartient aux minorités, celle que l'on revendique. 1979, banlieue industrielle de Londres : Yamaye, Asase et Rumer se déchaînent à la Crypte, un club underground souterrain fréquenté par la diaspora jamaïcaine. « Et je jure que chaque nuit, deux cents personnes s’entassent dans la Crypte pour en ressortir cinq cents, les esprits des anciens rendus à la vie par la sinsemilla et la chaleur humaine » (p.24).
Ces trois amies d'enfance partagent une histoire commune peuplée de disparus et de « duppies », ces fantômes revenus hanter les vivants. Elles se reconnaissent dans la douleur du déracinement et un quotidien étriqué, ponctué par les nuits à l'usine et l'attente du week-end.
Le roman débute sur cette amitié entre « sistren », unique espace d'intimité pour Yamaye. Cette jeune femme de 24 ans vit seule avec son père et le souvenir de sa mère, décédée quand elle était enfant. Au cœur de ces nuits enfumées, elle rencontre Moose et construit à ses côtés un avenir aux effluves de chocolat chaud et de pin. Mais un drame bouleverse son existence, faisant d'elle « une femme en fuite dans cette courbe sous le vent, d’où des esclaves se sont échappés vers Haïti et Cuba » (p.381).
Avec Fire Rush, Jacqueline Crooks déploie un triptyque sur quatre ans, de novembre 1978 à janvier 1982, entre la banlieue de Londres, Bristol et la Jamaïque. L'autrice a été nominée pour le Women's Prize for Fiction 2023, finalement remporté par Barbara Kingsolver pour Demon Copperhead (Faber).
Dans le cadre de ce concours, Jacqueline Crooks explique s'être inspirée de sa vie pour créer le personnage de Yamaye. Elle est née dans un village de Jamaïque et a grandi pendant les années 70 à Londres, au sein de la communauté Windrush, dans le quartier de Southall, surnommé « Little India ». « Nous étions confrontés aux lois SUS, aux brutalités policières et à la discrimination en matière de logement et d'éducation », confie-t-elle au Hindustan Times.
La force de ce premier roman réside en partie dans cette dimension autobiographique. L'écriture, presque charnelle, redonne vie à une époque oubliée. Crooks embrase les années 80 : près de 20 ans après l'indépendance de la Jamaïque, Thatcher, surnommée « la Blue Lady » (p. 74), devient Première Ministre dans une Angleterre raciste et autoritaire. La loi Sus, qui permet aux policiers d’arrêter des personnes jugées suspectes, facilite les interpellations arbitraires des minorités ethniques. L’autrice revient sur les conséquences terribles de cette loi, les émeutes raciales qui éclatent au début de la décennie et les « visages des jeunes tués dans leur saison de danse » (p. 105).
Pour recréer cet îlot perdu, cette plume mélange l’argot jamaïcain à des paroles de chansons et à une description extrêmement détaillée des atmosphères. L’odeur est un élément central de la narration : « Odeur du pin et du bay rum » (p.55) ; « Parfum musqué de son après-rasage mêlé aux odeurs d’essence et de cuir patiné » (p.64) ; « Les soirées sont douces et sentent fort le pollen, la terre, l’herbe coupée et l’odeur des chèvres du marché aux bestiaux d’hier » (p.78)...
Yamaye est submergée par ses sens ; elle associe des espaces et des individus à des senteurs et des chocs visuels. Grâce à la précision des descriptions, Fire Rush est un objet littéraire original qui s’apparente parfois à une longue poésie en prose. La moiteur des scènes de danse au fond de la Crypte semble se mêler à celle des clubs londoniens du merveilleux roman Ecoute la ville tomber (Kae Tempest, trad. Madeleine Nasalik, Rivages). Dans ce dernier, les personnages sont également ballottés dans des lieux urbains qui les contraignent et les transcendent : « Son corps n’est plus que vibration. Un grondement assourdi, informe. Le monde ralentit, elle a le cœur au bord des lèvres. »
Les protagonistes de Fire Rush naviguent entre deux temporalités : celle de leur Histoire commune et de leur présent. Chaque action résonne avec « Les voix entrecoupées des femmes noires qui entrent et sortent des routes sonores de l’histoire. » (p.381). Ainsi, Jacqueline Crooks réussit un pari risqué. Celui de redonner vie aux banlieusards londoniens des années 80 tout en invoquant un autre siècle, marqué par l’esclavagisme et la sorcellerie.
Alors que l’identité de Yamaye est déchirée entre deux pays et héritages, et qu’elle chancelle face aux violences subies, elle s'affirme en Jamaïque, sur la terre de ses ancêtres. À travers ce voyage initiatique, elle découvre les rituels et les croyances des habitants de Cockpit Country, une région difficile d’accès et peu peuplée. Elle fut le refuge des « marrons », des esclaves fugitifs qui ont fondé des sociétés libres dans les zones montagneuses de la Jamaïque. Jacqueline Crooks évoque régulièrement cette communauté qui a résisté aux colonisateurs anglais. Celle-ci inspire certains protagonistes de Fire Rush qui se réclament de cette lignée.
La multiplicité des informations, des repères historiques et des procédés stylistiques fait de Fire Rush un roman dense et parfois complexe. Mais sa lecture est facilitée par la présence de deux fils conducteurs : Moose et la mère décédée de Yamaye, qui agissent comme des présences réconfortantes, et le dub qui relie ces différentes époques.
Fire Rush aborde des sujets difficiles et d'une extrême violence. Ceux-ci sont intrinsèquement liés au racisme et au sexisme d’une société qui repousse les immigrés dans les quartiers de banlieue et les usines. Jacqueline Crooks traite de l’intersection des oppressions avec une incroyable perspicacité sans doute issue de ses propres expériences. Elle a également côtoyé un gang et traversé certaines épreuves vécues par Yamaye. L’autrice pose un regard acéré sur les violences policières, mais aussi sur celles qui se déroulent au sein même d’une communauté de personnes minorisées.
Le milieu du reggae et du dub est essentiellement dominé par les hommes. Yamaye s’impose en tant qu’artiste en performant à Bristol sous le nom de Sonix Dominatrix, mais non sans peines et sacrifices. C’est le cambrioleur Monassa qui la présente aux organisateurs de ces évènements et qui lui offre l’opportunité de se réaliser en tant que chanteuse. La position de supériorité qu'il exerce sur elle enferme Yamaye dans une relation aux conséquences dévastatrices.
Fire Rush est un roman où les femmes changent de pays pour fuir leurs partenaires, où elles sont sexuellement exploitées et ne peuvent danser dans les clubs sans être dérangées par des inconnus. Jacqueline Crooks raconte que l'écriture des passages où Yamaye est violée était « un véritable défi ». Elle ajoute : « C'est une énorme responsabilité que d'écrire de telles scènes et de protéger l'esprit de la femme sur la page. Ayant moi-même subi des violences sexuelles dans ce monde souterrain, il était important pour moi d'explorer ce sujet dans le roman, en tant que survivante, et de ne pas le fuir. »
Elle explique que les hommes immigrés sont relégués à une position sociale humiliante qui les émasculent symboliquement. Ce déclassement les incite à agir comme des patriarches au sein de la sphère domestique, cherchant ainsi à regagner un pouvoir qu'on leur a retiré.
« Je me souviens de la nuit à la Crypte, quand il m’a obligée à danser avec lui. Il y a une éternité. Pendant quatre chansons, ses paumes étalées sur mon boule, sans jamais me laisser de répit, sa respiration dans mon oreille. Aujourd’hui encore, je continue de sentir son érection contre mon corps. Je m’imagine le rencontrer dans la rue, dans trente ans, tout voûté, courbé comme un arc. Je poserai ma main à la naissance de sa colonne vertébrale, le ferait plier en appuyant sur ses os fragiles et pourrissants. »
Fire Rush (trad. Nathalie Carré et Karine Guerre, Denoël) ; (p.296)
Fire Rush est un ouvrage aussi éprouvant que libérateur. Les femmes de ce roman sont victimes de nombreux abus, mais le ton employé par Jacqueline Crooks n’est jamais pathétique. Au contraire, elle crée des personnages puissants qui luttent pour s’émanciper de leur condition. Certains d’entre eux militent au sein d’organisations politiques, tandis que Yamaye trouve un espace de paix grâce à l'apprentissage de l’intimité amoureuse et amicale.
Elle s’empare de la violence pour en décrypter les codes et s'en servir afin de se défendre et de conserver sa dignité. L’autrice dresse une personnalité complexe et représentative d'une grande partie de la société. Elle trace un manifeste pour la liberté et la découverte de soi, après des années à danser sous terre.
DOSSIER - Rentrée littéraire 2023 : découvertes et coups de cœurs
Paru le 23/08/2023
443 pages
Editions Denoël
23,00 €
Paru le 03/04/2019
415 pages
Rivages
9,50 €
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