#RDVBDAmiens2023 – Réinventer les villes, réenchanter l’espace urbain : avec le sculpteur Pierre Matter, le dessinateur et scénographe François Schuiten a pris cette mission à coeur. Et la ville d’Amiens a offert aux deux créateurs l’occasion de « travailler l’imaginaire ». Quand plane sur la cité picarde l’esprit d’un certain Jules Verne, le champ des possibles devient un vaste terrain de jeux. Parfois chaotique…
Le Nauti-poulpe, créature mi-machine, mi-céphalopode, découlant des mondes verniens, sera l’une des attractions majeures d’Amiens… d’ici 2025. Voilà six ans maintenant que le dessinateur François Schuiten et le sculpteur Pierre Matter ont été sollicités pour “sauver” la place de la gare en proposant une réalisation à même de révéler le lieu. En découla une première créature, « ronde et douce » : une pieuvre. Une pieuvre ?
Sa nature animale collait fortement à l’univers de Verne, avec en trame de fond le kraken de 20.000 lieues sous les mers. De quoi « contraster avec la dureté minérale de l’esplanade, en apportant du fantastique à travers l’élément liquide », explique l’auteur à ActuaLitté. Et l'on relira Gaston Bachelard pour s'en convaincre.
Une statue géante se profilait alors… avant d’être abandonnée : trop banale. En outre, avec ses 7 mètres de hauteur, toute de bronze, sa conception refroidissait les plus enthousiastes. Et quand on en vient aux dépenses d’argent public, circonspection et vigilance s’imposent. Les difficultés techniques achevèrent d’ailleurs de laisser la bête retourner tranquillement à ses profondeurs.
« Concevoir une créature mixte, cela revenait à raconter une histoire plus ample, à même d’ouvrir un dialogue par-delà le temps et les personnes », reprend François Schuiten. D’abord, en ce qu’elle explore ce fameux roman, en apportant la dimension humaine du Nautilus : sous-marin prodigieux d’avancées scientifiques, que dirige l’intrigant Capitaine Nemo.
Le kraken revenait alors des profondeurs, pour se mêler à l’acier ; un exercice d’hybridation déjà tenté dans les albums Aquarica, en collaboration avec le regretté Benoît Sokal.
En outre, Schuiten avait déjà rendu hommage au Nautilus en réinventant la station de métro Arts et Métiers de Paris (ligne 11) : pour l’occasion du bicentenaire du Conservatoire des Arts et Métiers, il avait repensé les 75 mètres linéaires de l’espace en introduisant rouages, mécanismes, hublots, dans une ambiance steampunk totalement insolite. Le tout en cuivre, laiton et bois (pour les sièges), agrémenté d’objets anciens exposés comme autant de découvertes et inventions depuis 1794…
Le Nauti-poulpe voit le jour : à compter de 2022, émergent ça et là différents croquis, apparaissent en public (et en musique, voir la vidéo et cet article) cette étrange étrangeté, où le sous-marin du Capitaine Nemo se fond avec le poulpe. La créature s’échappe. D’autant qu’Amiens Aménagement, société chargée d’accompagner le projet, décide de quitter le parvis de la gare.
D’autres espaces de la ville sont à conquérir, tout en joignant les hortillonnages — quelque 300 hectares d’anciens marais situés à l’est de la ville d’Amiens — à l’un des espaces les plus symboliques de la bande dessinée : la Halle Freyssinet. Oui, précisément, le lieu où se tiennent depuis quelques années les Rendez-vous de la BD d’Amiens.
Avec le Nauti-poulpe, « nous tirons un fil entre la ville ancienne et les évolutions de l’urbanisation », note François Schuiten. La réalisation elle-même, conçue comme un ensemble de pièces à assembler, ne s’installera définitivement à Amiens que début 2025. Entre temps, le Nauti-poulpe passera par Bruxelles — s’installant devant un Palais de Justice aux travaux en partie achevés.
Mais le Nauti-poulpe ouvrira bien les RDVBD d’Amiens, puisqu’une maquette sera inaugurée le 3 juin, au cœur même de la halle Freyssinet. « Il s’agit d’avoir envie des villes, de les rendre plus désirables. De ce triple rapport — l’eau, l’œuvre littéraire et l’urbanisme —, nous alimentons Pierre et moi la “machine à imaginaire”, qui nous est, à nous humains, indispensable ».
Autrement dit, « construire des espaces réservés au sein de la cité, qui ne soient pas l’œuvre de processus quantitatifs, que ce soient des quotas de verdure ou autres. Ces mesures sont importantes, tout autant que l’émergence d’objets artistiques à même de transporter les habitants. »
La création s’incarnera d’ailleurs en « une bande dessinée qui n’est pas une bande dessinée », plaisante François Schuiten. C’est avec son coreligionnaire Benoît Peeters qu’il publiera cet album, en octobre 2023, sous le nom Le retour du Capitaine Nemo. Un ouvrage qui s’inscrira dans leur plus fameuse série : Les Cités obscures.
À LIRE: Schuiten et Peeters ajoutent un tome aux Cités obscures
« Verne appréciait particulièrement la transmutation de ses œuvres », sourit le dessinateur. Probablement parce qu’elle apportait aussi des subsides dans le cas des adaptations théâtrales et de spectaculaires productions. « Il était aguerri en la matière et toujours désireux d’accompagner ses productions : aussi bien comme sources de revenus, que pour gagner de nouveaux publics. Cette nouvelle pièce dans le bestiaire du romancier aurait toute légitimité. »
Y compris, comme ci-dessous, dans un magnifique anachronisme où le Nauti-poulpe gravit la Tour Perret – bâtiment construit entre 1949 et 1952. Et qui « rapproche Amiens de Gotham City », comme s'amuse à le dire Pascal Mériaux, directeur de Rendez-vous de la BD.
Il faut d’ailleurs imaginer que la pièce de sa maison, devenue musée, où il écrivait donnait directement sur la gare. « Les trains au départ ou arrivant font voyager l’esprit. Et de ce lieu modeste, sortirent des mondes et des aventures désormais incontournables. »
À l’occasion des Rendez-vous de la Bande Dessinée, le dessinateur se rendra à Amiens, pour ouvrir le festival, dans une séance de créations live, avec possiblement son comparse Pierre Matter. En outre, cinq de ses dessins seront présentés dans le cadre de l’exposition 20.000 lieues sous les mers, au Musée de Picardie, du 27 mai au 1er octobre. Avec, en invité très particulier, le manuscrit originel du roman, prêté par la Bibliothèque nationale de France.
Crédits dessins © François Schuiten
DOSSIER - 27es Rendez-vous de la BD d'Amiens : 2023
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
Commenter cet article