L'histoire de Beowulf arrive jusqu'à nous dans un manuscrit anglo-saxon de l'an 1000 qui, sur 70 folios, raconte les trois combats de ce vaillant guerrier. Après plusieurs siècles d'oubli, une conférence du romancier J.R.R. Tolkien rend ses lettres de noblesse au manuscrit et à son héros. Devenu une star, Beowulf imprime sa marque sur la pop culture, et ce n'est pas fini.
Une histoire épique du VIe siècle
Tout commence avec un poème narratif retraçant les hauts faits de Beowulf, guerrier goth, et ses trois principaux combats. Les Goths sont un peuple scandinave vivant au sud de la Suède, non loin du Danemark.
Le premier combat occupe les vers 1 à 1250 du poème. Accompagné de quelques collègues, le jeune et vaillant guerrier Beowulf part d'urgence au Danemark (en bateau) pour porter secours à ses voisins. Il s'agit de débarrasser Hrothgar, roi du Danemark, d'un monstre aquatique mangeur d'hommes qui sévit sous le nom de Grendel. Sensible au bruit, le monstre ne supporte pas les ripailles et chansons de fin de soirée à la cour de Hrothgar et vient chaque nuit dévorer quelques guerriers danois. Après un courageux combat à mains nues, Beowulf arrache finalement un bras du monstre. Grendel s'enfuit en hurlant avant de mourir de ses blessures dans sa caverne sous l'eau. Quant à notre héros, il est acclamé de tous
Suit un deuxième combat, décrit dans les vers 1251 à 1904. Que se passe-t-il exactement ? Le monstre ayant une mère ogresse, elle débarque à la cour de Hrothgar pour venger son fils bien-aimé et Beowulf doit se mesurer à elle. Le combat se poursuit dans le lac sinistre qui sert de demeure à la belle, puis dans la caverne où gît le fils mort. Beowulf trucide la mère ogresse et décapite le fils mort. Suivent de nouvelles acclamations et un banquet. Ayant dûment rempli sa mission, Beowulf retourne chez lui au pays des Goths (en Suède, donc) pour servir son propre peuple et son roi Hygelac, qui est aussi son oncle du côté maternel.
Mais le troisième combat n'est pas loin puisqu'il est décrit dans les vers 1905 à 3182. Après avoir succédé à Hygelac (suite à la mort du fils de celui-ci) et gouverné sagement le royaume goth pendant quelque cinquante années, Beowulf reprend du service pour livrer ce troisième combat, non plus avec un monstre mais avec un dragon cracheur de feu qui, furieux, se précipite à la cour suite au vol de son trésor. C'est là que notre héros trouve malheureusement la mort. Abandonné de ses guerriers, à l'exception de son fidèle Wiglaf, Beowulf tue le dragon mais meurt peu après d'une blessure empoisonnée. Suivent des funérailles selon ses souhaits, à savoir une crémation puis l'enterrement de son corps et de son trésor personnel sous un tumulus face à la mer.
De quand date cette magnifique histoire où le bien triomphe du mal, une fois de plus ? Mariant fiction et réalité, les hauts faits de Beowulf se seraient déroulés au VIe siècle, avant la christianisation du Danemark. Certains événements ont vraiment existé, par exemple le raid du roi Hygelac chez les Frisons vers 516. D'autres évènements sont fictifs mais puisent leurs racines dans les sources historiques scandinaves. Et certains héros légendaires semblent inspirés de personnages danois ou suédois ayant vraiment existé.
Le manuscrit de l'an 1000
Une fois n'est pas coutume, les spécialistes semblent s'accorder sur la date du manuscrit (1000 ou 1010) et la date de l'histoire (début du VIe siècle). Par contre, les avis sont très partagés sur la date du poème, anonyme, comme souvent à l'époque médiévale.
Ce poème pourrait avoir été écrit dès le VIIIe siècle, selon certains, dont l'écrivain J.R.R. Tolkien, qui gagne sa vie comme professeur d'anglo-saxon à l'Université d'Oxford. Dans ce cas, comment l'histoire est-elle transmise de génération en génération pour arriver jusqu'à l'an 1000 ? Est-ce par voie orale ou par voie écrite ? Les opinions divergent aussi sur ce point. Si nombre de bardes de l'époque transmettent les poèmes par voie orale puisque ni eux ni leur public ne savent lire et écrire, il existe aussi des scribes qui transcrivent les écrits importants cimentant la dimension collective et identitaire de la contrée.
D'autres spécialistes pensent au contraire que le poème est contemporain du manuscrit et se basent sur une analyse paléographique du texte pour appuyer leurs dires. C'est le cas de Kevin Kiernan, professeur d'anglais à l'Université de Kentucky et artisan d'une belle version électronique de Beowulf qui fait autorité. D'après lui, le poème transmet la vision que le monde anglo-saxon a du monde scandinave en l'an 1000, et non pas une vision plus ancienne puisque, même s'il s'agit d'une histoire païenne, on note les traces d'un début de culture chrétienne.
Le manuscrit aurait également été écrit de deux mains différentes, le premier scribe ayant planché sur les vers 1 à 1939 avant que le deuxième scribe ne prenne le relais jusqu'à la fin du poème, les deux faisant un travail très soigné, d'après les spécialistes. Ce poème exceptionnellement long est écrit dans deux variations régionales du vieil anglais, le saxon occidental et l'anglois, avec plus de saxon que d'anglois. Le vieil anglais est une langue germanique qui n'est pas encore influencée par les langues latines comme le sera l'anglais plus tard.
Le Nowell Codex
Suivent quelques siècles où il ne se passe rien. Au XVIe siècle, le manuscrit de Beowulf rejoint huit autres œuvres - poésie et prose - dans le Nowell Codex, du nom de son propriétaire Laurence Nowell (1515-1571), antiquaire, cartographe et érudit qui, en 1563, appose son nom sur la première page du codex. Spécialiste de la littérature anglo-saxonne, Laurence Nowell est aussi l'auteur du Vocabularium saxonicum, qui marque l'époque en tant que premier dictionnaire de la langue anglo-saxonne.
Pour compliquer la tâche des catalogueurs des siècles suivants, le Nowell Codex est également connu sous le nom de Cotton Vitellius A. xv. Pourquoi cela ? Parce qu'il est racheté par Sir Robert Cotton (1570-1631), antiquaire, bibliophile et membre du parlement. Pourquoi Cotton Vitellius A. xv ? Parce que ce codex est le quinzième manuscrit (d'où la cote xv) de la première étagère (d'où la cote A) de sa bibliothèque (le meuble) de manuscrits médiévaux, qui supporte justement un buste de Vitellius, qui fut lui-même empereur romain pendant huit mois en 69 avant de mourir de mort violente. Chaque meuble de la bibliothèque de Sir Cotton supporte un buste différent (dont Néron, Jules César, Cléopâtre et bien d'autres), ce qui aide grandement au classement. Chaque cote indique le nom du buste, la place de l'étagère dans le meuble (de haut en bas) et le classement du manuscrit sur l'étagère (de gauche à droite). Il fallait y penser.
Sir Robert Cotton est aussi l'heureux propriétaire des Lindisfarne Gospels, du poème Pearl et de deux exemplaires de Magna Carta, entre autres, joyaux inestimables auxquels s'ajoutent des livres imprimés, des pièces de monnaie et des médaillons. À sa mort, il lègue sa belle collection à son fils Sir Thomas Corton qui la lègue lui-même à son fils Sir John Corton qui la lègue lui-même à la nation. Avec deux autres collections, la Sloane Library et la Harley Library, la Cotton Library sera le fondement de la bibliothèque nationale. Elle prend le chemin de la bibliothèque du British Museum (ancêtre de la British Library) en 1753 avant de rejoindre la British Library actuelle en 1973. Le classement de Sir Robert Cotton est conservé tel quel.
Dans nombre d'écrits, le Nowell Codex est souvent (improprement) appelé le Beowulf Manuscript, puisque Beowulf en est l'épicentre et le manuscrit le plus connu, même s'il jouxte une vie complète de Saint Christophe et une vie partielle de Saint Quentin. Si le contenu est assez éclectique, le trait commun des neuf manuscrits regroupés dans le codex semble être la présence de monstres, au propre comme au figuré. Ce codex a une valeur inestimable puisqu'il est l'un des quatre codex au monde rassemblant les premiers écrits en langue anglo-saxonne, les trois autres étant le Cædmon Manuscript, l'Exeter Book et le Vercelli Book.
Transcriptions et éditions critiques
À l'exception de ses illustres propriétaires, il faut attendre le XVIIe siècle pour qu'on commence à s'intéresser à Beowulf. Les débuts sont vraiment timides puisque seules quelques lignes du poème sont transcrites par Humphrey Wanley (1672-1726), bibliothécaire et paléographe, avec publication de la transcription en 1705 dans son best-seller Antiquae literaturae septentrionalis liber alter, qui est un catalogue des manuscrits anglo-saxons.
La vie d'un manuscrit médiéval n'étant pas de tout repos, il doit souvent faire face à un incendie si ce n'est à plusieurs. Beowulf n'échappe pas à la règle. Alors que la Cotton Library est censée être en sécurité dans l'Ashburnham House, un bâtiment de Westminster, un incendie se déclare le 23 octobre 1731. Mais, contrairement à nombre d'autres manuscrits irrémédiablement perdus, Beowulf survit heureusement à cet incendie, avec quelques dommages toutefois puisque les bords carbonisés des pages s'effritent inexorablement dans les décennies qui suivent
L'intérêt pour le manuscrit grandit enfin au XVIIIe siècle. L'érudit le plus célèbre est Grimur Jonsson Thorkelin (1752-1829), un universitaire islando-danois qui est à la fois directeur des archives du Danemark et professeur à l'Université de Copenhague. Mais comment travailler sur le manuscrit à Copenhague alors que celui-ci est à Londres ? Pas de photocopieuse à l'époque. Après avoir commandité une première transcription du manuscrit à James Matthews, un employé du British Museum qui a l'avantage d'être sur place, Thorkelin fait lui aussi une transcription complète du poème, qu'il achève en 1786.
Thorkelin s'attaque ensuite à une édition exhaustive de Beowulf, avec traduction en anglais moderne et appareil critique. Las, alors que son manuscrit est enfin prêt pour publication en 1807, il est détruit par le feu lors de l'incendie de sa maison pendant la bataille de Copenhague. Vingt ans de travail réduits en fumée, et pas de sauvegarde sur clé USB ou dans le cloud. Loin de se décourager, Thorkelin entame la retraduction en anglais moderne et la réécriture de son livre sur la base des transcriptions (celle de James Matthews et la sienne) qui, elles, ont heureusement échappé au feu. Son livre est enfin publié en 1815 dans une édition qui fait toujours autorité, même si certains de ses collègues dénoncent des erreurs de transcription. Comme dit le proverbe, la critique est facile, mais l'art est difficile. Dans la foulée, Thorkelin traduit aussi le manuscrit en latin.
Chose très intéressante, les transcriptions de Thorkelin mentionnent des centaines de mots et caractères qui, en 1786, étaient encore visibles sur les bords carbonisés du manuscrit, mais qui ont disparu ensuite avec l'effritement de ces bords, ce qui rend ces transcriptions d'autant plus précieuses aujourd'hui.
Collations et numérisation
Au début du XIXe siècle, les spécialistes John J. Conybeare et Frederic Madden publient des collations de l'œuvre, à savoir une comparaison ligne après ligne des deux transcriptions avec le manuscrit original, en y ajoutant des corrections au besoin.
Va-t-on laisser les bords carbonisés du manuscrit continuer de tomber en miettes ? Non, mais le premier effort sérieux de restauration date de 1845 seulement. Chaque page est alors montée sur un cadre de papier, pour plusieurs raisons : une meilleure conservation de ces pages devenues très fragiles, une meilleure exposition dans la vitrine dédiée à Beowulf au British Museum et enfin une consultation plus aisée par les chercheurs venant se pencher sur le manuscrit.
En effet, les discussions abondent sur la date exacte et la provenance exacte du poème qui, à l'époque, est encore considéré comme un document à l'intérêt purement historique et linguistique, mais dont la notoriété grandit. Les historiens, linguistes et autres chercheurs veulent absolument voir le manuscrit en personne pour conforter leur propre thèse vis-à-vis de leurs collègues, quitte à dépenser une fortune pour voyager jusqu'à Londres. Beowulf est retiré de sa vitrine lorsque des spécialistes veulent le consulter, chose irritante pour le grand public qui souhaite lui aussi voir le manuscrit.
Mais le web n'est pas loin. Dès 1997, le site de la British Library offre une version numérisée permettant de lire le manuscrit de bout en bout tout en restant chez soi. Plus de voyage coûteux pour le grand public comme pour les chercheurs, sauf indispensable si on veut vraiment voir l'original, et possibilité de zoomer sur les pages pour lire tel ou tel mot à moitié effacé. Après un déménagement sur le site de l'Université du Kentucky, l'Electronic Beowulf Project en est maintenant à sa version 3.1. Des images en fibre optique montrent les caractères cachés et des images en ultraviolet montrent les caractères effacés. Plus rien ne nous échappe des 70 folios originaux, de leurs 3182 lignes et de leurs 17.327 mots (voir notre actualitté).
Beowulf devient une star
De nos jours, le manuscrit croule sous les titres les plus élogieux : premier poème narratif anglo-saxon, premier poème épique héroïque anglo-saxon, plus long poème anglo-saxon, plus beau poème de la littérature anglo-saxonne, premier poème en vieil anglais, premier poème en anglais tout court, œuvre anglaise la plus importante, joyau de la British Library, etc.
De quand date exactement l'engouement pour Beowulf et son statut d'œuvre mythique que tout le monde connaît par-delà les langues et les frontières, même sans l'avoir lue ?
Ce revirement est dû à l'écrivain J.R.R. Tolkien, par ailleurs professeur d'université, qui, lors d'une conférence donnée en 1936 sous le titre Beowulf : les monstres et les critiques, met pour la première fois en avant la beauté et la richesse de l'œuvre - et donc sa valeur artistique et esthétique – et non plus seulement son intérêt historique et linguistique. Suite à quoi le monde universitaire ouvre enfin les yeux et rend à Beowulf un hommage mérité. Tolkien lui-même s'inspire du grand poème épique pour certains passages du Hobbit (1937) et du Seigneur des anneaux (1954-55), deux romans fantastiques et best-sellers mondiaux.
Première page du manuscrit
Beowulf ayant désormais largement dépassé le cadre universitaire pour être élevé au rang d'œuvre d'art, tout comme ses personnages hauts en couleur, ses monstres aquatiques et son dragon cracheur de feu, il inspire à son tour de très nombreuses œuvres et marque de son sceau la culture populaire. Les aventures de Beowulf se poursuivent dans la littérature, la BD, la peinture, le cinéma, la télévision, l'opéra, le théâtre, les jeux vidéos et j'en passe.
Place à la littérature d'abord. Beowulf influence de grands romanciers et poètes, notamment W.H. Auden, Geoffrey Hill et Ted Hugues. Seamus Heaney, prix Nobel de littérature en 1995, publie une nouvelle traduction de Beowulf en anglais moderne. Le fameux Le Roman de Rothgar (titre original : Eaters of the Dead, 1976) de Michael Crichton est lui aussi inspiré de Beowulf et inspire à son tour un film, Le 13e guerrier. Plusieurs auteurs de BD se penchent sur le héros scandinave, notamment David Hutchinson qui, dans le manga Biowulf (2007), propose une version cyberpunk de l'histoire.
Beowulf cartonne bien sûr au cinéma. On a d'abord en 1981 Grendel Grendel Grendel, un film d'animation avec Peter Ustinov. Suit en 1999 un épisode de Star Trek : Voyager, justement dénommé Héros et démons, avec une version holographique inspirée de Beowulf qui sert de cadre à presque tout l'épisode. Toujours en 1999 sort un Beowulf joué par Christophe Lambert, puis Le 13e guerrier avec Vladimir Kulich et Antonio Banderas. En 2007, sous la houlette de Robert Zemeckis, La légende de Beowulf met en scène Ray Windstone (Beowulf), Anthony Hopkins (Hrothgar), Crispin Glover (Grendel) et Angelina Jolie (la mère de Grendel). En 2008, Outlander projette l'histoire dans le futur avec James Caviezel dans le rôle principal. Etc.
Les jeux vidéos ne sont pas en reste, par exemple le jeu lancé par Ubisoft en 2007 dans la foulée du film La légende de Beowulf. On trouve même un personnage dénommé Beowulf dans le jeu Skullgirls (2012) pour PlayStation et Xbox. Il s'agit du deuxième personnage mâle – le premier étant le policier Big Band - dans un jeu dans les héro(ïne)s sont surtout des femmes. Beowulf n'aurait sans doute pas apprécié d'être le deuxième au lieu du premier personnage mâle dans un jeu vidéo du XXIe siècle. Mais d'autres jeux vidéos ne sont pas loin pour célébrer à nouveau ses exploits avec le panache voulu.
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