Spécialiste de l’histoire du livre, de l’édition et de la lecture, Roger Chartier est professeur au Collège de France, où il occupe la chaire « Écrit et cultures dans l’Europe moderne ». Avec Henri-Jean Martin, il a notamment publié l’Histoire de l’édition française (1989) et contribué au développement d’une discipline aux multiples facettes. À l’occasion du congrès annuel SHARP, il nous décrit les fondements de l’histoire du livre et ses développements à venir, ainsi que la manière dont le numérique a bouleversé nos sociétés de l’écrit.
Roger Chartier (Michael Wögerbauer / CC BY-SA 3.0)
Aux sources de l’histoire du livre, il y a les traditions anglaise et américaine de la « bibliography » (bibliographie matérielle), une discipline qui s’intéresse au livre avant tout en tant qu’objet physique et culturel. En France, il faut se référer à la publication de L’Apparition du livre en 1958 par Henri-Jean Martin et Lucien Febvre, constituant selon Roger Chartier « la fondation d’une orientation que l’on peut dire transformée en discipline, et qui s’est traduite en “book history”, parfois en chaire ou en programme qui lui était consacré. » Un nouveau regard historique sur le livre était né, alimenté par une foule d’héritages et de regards différents, de la bibliographie matérielle à l’histoire socio-économique du livre et aux pratiques de l’écrit et de lecture.
« Je pense aujourd’hui que ce qui importe, c’est de réunir ces traditions disparates et disjointes », avance Roger Chartier. « L’histoire du livre a existé, mais je ne sais pas si elle devrait continuer à exister comme telle. » Par ailleurs, il note que le nom de la société organisant le congrès — SHARP (pour Society for the History of Authorship, Reading and Publishing) — ne comporte pas le mot « livre ». Les notions d’ « authorship » (à traduire par « auctorialité »), de « reading » (« lecture ») et de « publishing » (« édition ») définiraient mieux le champ d'étude des historiens du livre.
Il s’agit à présent de « croiserces héritages », en les faisant converger vers une même question : quel est le rapport entre la construction de la signification donnée au texte, et les pratiques techniques, intellectuelles et culturelles autour du livre ? Une question qui « ne porte pas seulement sur la relation entre l’intention de l’auteur et l’interprétation du lecteur, mais sur la chaîne des intervenants, des opérations, des techniques qui font qu’un texte autographe devient un texte imprimé. » Ces opérations sont particulièrement nombreuses à l’époque qui intéresse le chercheur, à savoir entre Gutenberg et le début du XIXe siècle : copistes, censeurs, libraires et imprimeurs (endossant souvent le rôle d’éditeur), correcteurs, ouvriers typographes (autrefois appelés compositeurs) interviennent tous non seulement sur la fabrication du livre mais aussi dans le texte lui-même.
Photo d'illustration d'un copiste au XVème siècle (domaine public)
« L’histoire du livre est souvent liée à des transformations historiographiques plus larges », explique Roger Chartier, en évoquant notamment le tournant culturel des années 70, où les chercheurs se sont intéressés aux pratiques de lecture, aux rapports entre les productions culturelles et les hiérarchies sociales.
Un deuxième tournant, cette fois-ci matériel, a affecté la discipline de la même manière qu’en histoire de l’art, où l’on s’est mis à étudier le tableau en tant qu’objet physique. Lorsque l’histoire du livre s’est penchée sur la matérialité du texte, elle est allée plus loin que la bibliographie matérielle, qui se limitait à des descriptions formalisées.
« Aujourd’hui, comme on voit dans ce colloque, il y a une forme d’histoire globale que l’on cherche à travers les relations et les appropriations, les circulations. »L’histoire du livre, et plus généralement cette histoire de la culture écrite, peut s’inscrire dans ce cadre. « C'est pour ça que je dis que je ne suis pas sûr que l’idée de mettre l’histoire du livre dans une définition fermée, disciplinaire et traditionnelle soit réellement ce qui est le plus important aujourd’hui », conclut Roger Chartier.
Plusieurs directions devront être exploitées par les chercheurs, à commencer par « cette rencontre entre l’intérêt pour la matérialité du texte et celui pour les formes de transmission ou circulation. » On peut y ajouter la géographie littéraire, c’est-à-dire la cartographie de la circulation des œuvres, mais aussi les espaces imaginés, imaginaires ou réels.
C’est également dans la traduction, au sens large, qu’il faudra creuser. Elle peut concerner en premier lieu les langues, mais on peut aussi penser aux traductions de langages, et en particulier le rapport texte-image. La traduction peut aussi concerner la transformation des communautés de lecture et des horizons d’attente : « on peut suivre comment le même texte peut acquérir des significations différentes selon les communautés de réception. »
D’après Roger Chartier, « la typologie de Genette — paratexte, péritexte, épitexte — a une valeur rustique mais n’a pas de réalité historique. » Pour rappel, le paratexte regroupe le péritexte (éléments textuels accompagnant une œuvre écrite, tels le titre, la préface et la dédicace) et l’épitexte (éléments textuels et visuels entourant une œuvre écrite, comme la publicité et la présentation). Il est intéressant de constater que dans un manuscrit médiéval, la continuité entre ces éléments est plus grande que dans le livre imprimé d’aujourd’hui, et que dans le monde numérique, la différence s’efface aussi...
Le roman de Renart (domaine public)
Mais la plus grande transformation du numérique est liée au fait que « pour la première fois, un support de l’écrit et de l’image n’est plus support d’un texte ou d’une série de textes particuliers. » Le numérique bouleverse les rapports entre la matérialité de l’objet et l’identité du texte, ce qui influe sur la relation entre fragments et totalité. En nous attachant à des fragments successifs qui apparaissent sur l’écran, notre perception de la totalité est rendue plus difficile, alors que dans le domaine imprimé, même si le lecteur ne souhaite pas lire toutes les pages, « la forme matérielle lui impose l’idée d’une totalité et d’une relation entre les éléments qui composent cette totalité. »
« C’est pour ça que pour moi c’est une différence radicale et non une question de valeurs, avec un monde que nous aurions perdu, ou l’utopie extraordinaire de l’ère digitale », estime Roger Chartier.Il faut « reconnaître que les rapports que nous entretenons avec la culture écrite sont profondément transformés. »
C’est la raison pour laquelle la comparaison qu’a faite Antoine Compagnon lors de la cérémonie d’ouverture de SHARP quelques jours plus tôt, de la révolution numérique avec le livre de poche, est « tout à fait absurde » aux yeux de Roger Chartier. « Le livre de poche était une invention à l’intérieur d’une continuité de la culture imprimée », explique ce dernier. Les réticences devant cette transformation sonnailles à l’idée d’une démocratisation, et la crainte des intellectuels que les lecteurs ignorants allaient corrompre le sens des textes. « Mais ce n’est pas comparable à une transformation où pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, il y a une séparation entre le support matériel et l’identité d’un texte », rompant avec la relation indissociable qui avait prévalu jusqu’alors.
« Aujourd’hui, les beautés et les pertes du monde digital sont liées à ces transformations. Le problème est de ne pas la minimiser. Or, toute comparaison avec le livre de poche ou l’invention de l’imprimerie minimise cette rupture puisqu’elle l’apprivoise dans quelque chose qu’on a déjà vu. »
(ActuaLitté / CC BY-SA 2.0)
Cette transformation « infiniment plus radicale » qu’est la révolution numérique touche à au moins trois éléments. Il y a tout d’abord la numérisation des textes déjà présents en support papier. Il s’agit du même texte mais d’un support différent, qui altère sa « réalité historique. » Ensuite, la création de textes numérique qui n’ont pas d’existence imprimée, et qui ne pourraient pas en avoir, notamment dans lesquels l’image, la vidéo, le son et la musique seraient irréductibles à l’œuvre.
C’est surtout l’écrit hors du livre numérique qui a été bouleversé. Roger Chartier rappelle que « le monde de l’écrit n’est pas le monde seulement du livre : d’autres formes d’écrits sont déjà fondamentalement numériques », dans l’administration par exemple, mais aussi la messagerie instantanée et les réseaux sociaux. La « numérisation des rapports humains » et des catégories de pensées touchant à l’amitié, à l’identité et à l’intimité, ont été profondément touchés par la révolution numérique. « Si vous avez 12 000 amis, ce n’est pas la même chose que d’en avoir cinq. »
« Le livre audio est à la fois une nouveauté technique, qui peut être reliée au monde digital, mais c’est en même temps une continuité ou une reprise de continuité d’un modèle hérité de l’Antiquité. » Ce type de livre incarne l’idée qu’un même texte puisse être lu silencieusement et solitairement, ou lu à haute voix et écouté. L’un des chapitres de Don Quichotte est par ailleurs intitulé « Où verra celui qui lira et où entendra celui qui écoutera lire ». Cette pratique s’était un peu effacée au cours des XIXème et XXème siècles, où ce type de lecture était surtout utilisé à l’école ou dans le rapport parents-enfants. Aujourd’hui, et contrairement aux sociétés anciennes où la lecture à haute voix était une forme de sociabilité, le livre audio peut être écouté de manière solitaire, avec une voix qui lit à notre place.
La lecture à voix haute est liée à l’évolution de la ponctuation : dans les textes anciens, elle était avant tout destinée à aider l’orateur à marquer les pauses, comme dans une partition musicale. Puis, dès le XIXème siècle, la ponctuation est devenue un élément grammatical et syntaxique, détachée de l’oralité.
Cette révolution numérique souffre d’un manque d’études : « très souvent, on parle de ce monde-là, mais il manque ou bien la connaissance d’études qui ont été faites, ou bien d’études qui ne sont pas suffisantes, notamment anthropologiques et sociologiques. » Le danger, c’est de « projeter comme des diagnostics scientifiques ce qui est de pures impressions singulières. »
Ce problème est en grande partie générationnel : « il faut faire la distinction entre ceux qui sont entrés dans un monde numérique à partir d’une culture manuscrite et imprimée préexistante, et les jeunes générations qui entrent éventuellement dans l’imprimé à partir d’une première familiarisation avec les écrans. » Le premier groupe, encore dominant, peut avoir adopté certains usages numériques tout en restant attaché à d’autres formes pour certaines productions textuelles. En revanche, les digital natives — ceux qui sont nés numériquement comme lecteurs ou écrivants (à ne pas confondre avec « écrivains ») — auraient tendance à appliquer au monde imprimé des catégories qui sont propres au numérique (l’accès libre, la gratuité, l’idée qu’un fragment ne soit pas nécessairement rapporté à la totalité d’une base de données). « Et si la base de données, c’est Madame Bovary, qu’advient-il du rapport aux œuvres ? »
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