Carte blanche à la Librairie Point Virgule. Il y a quinze ans, nous avons repris la librairie que nous aimions fréquenter, celle qui avait accompagné nos cheminements de jeunes lecteurs et nous avait fait découvrir tant et tant d’éditeurs en dehors des sentiers battus. Notre idée : poursuivre l’engagement des libraires qui nous avaient précédés en faveur d’une littérature de création, ouverte sur le monde, questionnante, multiple.
Quinze ans plus tard, les éditeurs que nous aimions sont toujours là, et c’est avec le même émerveillement que nous alignons sur nos tables le liseré étoilé des éditions de Minuit, la couverture gaufrée de POL, le cadre rouge du Seuil, la salamandre d’Anne-Marie Métailié, le bel olivier d’Olivier Cohen, le format et le papier reconnaissables entre tous d’Actes Sud, le jaune éclatant de Verdier. Mais de nouveaux venus les ont rejoints.
Nous ne suspections pas en 2001, alors que l’on commençait à dire le livre fragile et menacé, que tant de maisons d’édition verraient le jour et viendraient compléter un paysage éditorial déjà riche. En quinze ans pourtant, nous en avons rencontré, des nouvelles maisons !
Alors qu’un certain monde éditorial se pense toujours plus comme une industrie, alors que les concentrations, les rachats, les rationalisations font bien des ravages dans l’univers feutré de l’édition, les maisons dont nous parlerons dans ce e carte blanche font plutôt le pari de l’alternative. Il s’agit souvent de petites structures, pensées par une personne seule ou une équipe restreinte, et qui toutes sont portées par un enthousiasme contagieux au service de la littérature. Animées par la passion d’éditer, elles font à leur échelle un travail finalement pas si éloigné de celui des
libraires indépendants : œuvrer avec compétence et détermination à rendre possible la rencontre entre un livre et un lecteur, à partager le plaisir de la découverte, à faire s’illuminer réciproquement les livres qui composent un catalogue d’éditeur ou un assortiment de libraire.
Cette carte blanche, nous l’avons donc conçue comme un coup de projecteur, forcément partial et incomplet, sur quelques-unes de ces jeunes maisons d’édition qui nous sont précieuses.
Parmi elles, il y a celles qui ont si bien réussi à s’installer qu’on les croit là depuis toujours. Gallmeister par exemple. Voilà une maison d’édition qui fête ses dix ans cette année et dont on ne pourrait assurément plus se passer. Oliver Gallmeister et ses livres à pattes d’ours ont réussi en peu d’années à imposer dans le monde francophone un genre littéraire, le nature writing, qu’aujourd’hui tout le monde s’arrache : il est piquant et assez réjouissant de voir de grandes maisons d’édition essayer de faire elles aussi « du Gallmeister »... On pourrait écrire un article entier pour énumérer les livres qui ont compté pour nous parmi un catalogue foisonnant, depuis Indian Creek de Pete Fromm et Sukkwann Island de David Vann.
Ce qu’Oliver Gallmeister a réussi pour la littérature américaine des grands espaces, de jeunes éditeurs le tentent pour d’autres champs littéraires. Les éditions du Sous-Sol par exemple, qui avec leur magnifique revue « Feuilleton » puis une collection du même nom, ont importé du monde anglo-saxon un genre méconnu chez nous, la non fiction ou « journalisme narratif ». Installée à Bruxelles – cocorico ! – Nevicata s’est fait pour sa part une spécialité de récits de voyages et d’aventures qui nous ont paradoxalement cloués des heures durant dans nos fauteuils...
Et puis il y a d’autres maisons qui ont fait le choix de ne pas privilégier un genre littéraire précis. Celles dont la cohérence du catalogue tient aux goûts de l’éditeur, celles qui publient sans autre ligne éditoriale que la conviction de tenir un livre formidable et de vouloir le défendre auprès des libraires et des lecteurs.
C’est le cas des éditions Cambourakis. On les a découvertes avec des rééditions d’auteurs trop méconnus (les Hongrois Milán Füst ou Dezsö Kosztolanyi, le Belge André Baillon), puis quelques pépites américaines. On s’est ensuite rendu compte que Frédéric Cambourakis, ex-libraire, publiait aussi des bandes dessinées formidables. Éclectisme des styles et des voix, ouverture aux cultures d’ailleurs, mais toujours une même quête de singularité et un sens génial pour repérer des livres hors du commun : les éditions Cambourakis nous ont d’emblée passionnés.
Et puis il y a eu l’immense coup de cœur de Patrick pour Les boîtes de Istvan Orkeny, qui depuis 2009 trône sur les tables de la librairie ; le grandiose Sale temps pour les braves de Don Carpenter ; les bonbons acidulés que sont Mais qui a tué Harry ? de Jack Trevor Story ou Le faucon pèlerin de Glenway Wesco ... Et l’on peut ajouter depuis 2012 des albums jeunesse, depuis 2014 une collection féministe et militante au joli nom de « Sorcières »... Décidément, avec un catalogue d’environ 300 livres tous azimuts mais toujours parfaits, Cambourakis tient le pari de ne jamais nous décevoir.
Quant à Sabine Wespieser, si elle ne publie que de la littérature, elle joue elle aussi d’une grande diversité de voix, puisque l’on trouve derrière ses belles couvertures moitié d’auteurs francophones et moitié d’auteurs venus d’ailleurs. On doit à sa sagacité de lire des auteurs du Vietnam ou d’Indonésie, d’Afrique du Sud ou de Grèce, d’Irlande ou de Nouvelle-Zélande.
Sabine Wespieser publie peu (une dizaine de titres par an) mais bien, et elle défend avec une conviction contagieuse les livres qu’elle choisit. Comme beaucoup des éditeurs que nous évoquons ici, elle connaît le terrain, visite les librairies, et a longtemps assumé seule tous les métiers (comptable, éditrice, correctrice, attachée de presse...). Son catalogue s’est construit avec patience et cohérence, jusqu’à devenir aujourd’hui une belle évidence.
À strictement parler, nous ne devrions pas parler ici de la maison belge Esperluète, puisqu’elle est née il y a un peu plus de quinze ans, mais nous ne pouvons nous en empêcher tant le travail mené par l’éditrice Anne Leloup nous est précieux. Sous le signe typographique « & », elle propose aux lecteurs des livres qui sont de vraies rencontres : un artiste et un écrivain construisent ensemble, au l des pages, un univers qui leur est propre. Chaque livre est un projet unique, poétique, étonnant. Et le soin apporté à la maquette, au choix des papiers et à l’impression achève de nous émerveiller, de livre en livre.
Esperluète a acquis très tôt une conviction qui est celle de nombre de jeunes éditeurs : l’importance d’un « objet-livre » qui soit beau, original, soigné. Variété de papiers, de couleurs, graphisme novateur, du plus sobre au plus imaginatif, gaufrage, creux et reliefs : tout semble permis a n de proposer des couvertures originales et un sou e nouveau à nos tables, nos vitrines. On pense à Zulma, bien évidemment, qui prend en 2006 un virage à 180 degrés en décidant de confier la création artistique de ses couvertures au graphiste anglais David Pearson. Le résultat de ce e idée géniale ? Un succès fou en librairie et un attachement symbolique très fort de la part des libraires et des lecteurs.
Il faut citer encore Monsieur Toussaint Louverture. Avec seulement une vingtaine de livres, tous idéaux, il a pris une place de choix dans nos imaginaires de lecteurs : comment avons-nous fait pour vivre si longtemps sans connaître Frederick Exley, Steve Tesich ou l’éblouissant Et quelquefois j’ai comme une grande idée de Ken Kesey ? Autant de textes puissants dont Monsieur Toussaint Louverture a fait aussi des œuvres d’art : chacun est pensé dans ses moindres détails, comme si l’objet-livre devait être en adéquation parfaite avec son contenu.
On ne peut s’empêcher de penser aussi aux éditions Le Tripode. Là encore, un catalogue à nous empêcher de dormir tant il recèle de pépites. Et là encore des livres qui ont pour air de famille leur singularité : aucun livre ne ressemble aux autres, mais ils ont en commun d’être tous des « âmes fortes ». La liste serait trop longue si l’on devait citer tous ces jeunes éditeurs dont les livres attirent le regard tant ils sont beaux. Ils viennent nous rappeler le plaisir matériel et charnel qu’est celui de la lecture. Aucune tablette ne viendra jamais combler aussi parfaitement nos cinq sens que cet objet simple et élégant qu’est un beau livre.
Le monde de l’édition n’a rien de figé, cette brève et incomplète et très personnelle rétrospective nous le rappelle. L’effervescence liée aux nombreuses naissances d’éditeurs ces dernières années a fait bouger bien des lignes, et pousse chacun à se réinventer. Faisant le choix courageux de déchiffrer de nouvelles terres littéraires, de privilégier un contact plus direct avec les libraires, de parier sur la curiosité des lecteurs plutôt que sur leur conformisme, ces jeunes maisons apportent un vent frais bienvenu.
Et nous poussent à réaffirmer, jour après jour, notre passion intacte pour les livres, ceux qui les font, les traduisent, les impriment et les lisent.
en partenariat avec le réseau Initiales
1 Commentaire
André Bouny
06/07/2019 à 11:14
Superbe !
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