Les vacances donnent l’occasion de remettre le nez dans sa bibliothèque : on y retrouve de vieux amis, usés jusqu’à en avoir effacé l’encre, ou d’autres, frais et pimpants, jamais encore ouverts. En parcourant quelques-uns de ces ouvrages, on retrouve le goûts des premiers mots, des commencements. Et finalement, on se prend à découvrir des similitudes, des débuts qui ont un petit truc en commun...
Le 04/08/2017 à 15:58 par Christine Barros
Publié le :
04/08/2017 à 15:58
À l'assaut du livre - Shawn Roach, CC BY ND 2.0
Oh, bien entendu, on peut immédiatement songer aux Rêveries de Jean-Jacques Rousseau, ou encore à ce morceau de Proust qui initie Swann. Mais voici comment Catherine Gucher débute Transcolorado :
Tommy disait toujours : « Si Adam et Ève n’avaient pas croqué la pomme… » Tommy, c’est au bar du bout de la route que je l’ai rencontré. C’était au début du mois d’octobre, un jeudi je crois. J’aime bien les jeudis car c’est le jour où je suis née. Même si ce n’est pas sûr, c’est ce qu’on m’a toujours dit. Ce jeudi-là, quand je suis sortie de chez moi, l’air était coupant comme un couteau d’Apache. En tout cas c’est ce dont je me souviens.
ou bien Mathias Enard dans La perfection du tir :
Le plus important, c’est le souffle.
La respiration calme et lente, la patience du souffle ; il faut d’abord écouter son propre corps, écouter les battements de son cœur, le calme de son bras, de sa main. Il faut que le fusil devienne une partie de soi, un prolongement de soi.
Avant même la cible, l’important c’est soi-même. Il faut organiser l’espace, qu’on se trouve sur un toit, derrière une fenêtre, n’importe où, il faut le contrôler, le faire sien. Rien de plus ennuyeux que le passage d’un chat dans son dos, ou l’envol d’un oiseau. Il faut être soi et rien d’autre, l’œil dans la lunette, le bras métallique tendu vers la cible, pour la rejoindre.
Agnès Martin Lugand entame en effet Les gens heureux lisent et boivent du café, avec un dialogue léger et enthousiaste :
— Maman, s’il te plaît ?
— Clara, j’ai dit non.
— Allez, Diane. Laisse-la venir avec moi.
— Colin, ne me prends pas pour une imbécile. Si Clara vient avec toi, vous allez traîner, et on partira en vacances avec trois jours de retard.
— Viens avec nous, tu nous surveilleras !
— Certainement pas. Tu as vu tout ce qu’il reste à faire ?
— Raison de plus pour que Clara vienne avec moi, tu seras peinarde.
— Maman !
— Bon, très bien. Filez ! Oust ! Je ne veux plus vous voir.
Ils étaient partis en chahutant dans l’escalier.
De même que Louis Calaferte : pour La mécanique des femmes, c’est une scène chargée d’émotion qui se déroule, dans un échange.
– Tu ne penses jamais à la mort ?
Elle tourbillonne gaiement sur elle-même.
– Je suis jeune !
– Je te parle sérieusement. Tu ne penses jamais à la mort ?
Sa main, qu'elle applique à la jointure de ses cuisses, la robe creusée.
– Je pense à ça. C'est pareil.
Une expression de mépris.
– Tu veux de ma petite mort ?
Le corps en arrière, elle tend son sexe.
– Et avec elle, on meurt plusieurs fois. Tu veux essayer ? Je suis une bonne petite mort salope.
– Je te demande si tu ne penses jamais à la mort ?
En fureur, le regard dur.
– Tu m'emmerdes avec ta mort ! Moi, je baise, et tant que je baise, la mort, je m'en fous !
Rageusement jetée dans un fauteuil.
– Ta mort, tu peux te branler avec !
M'approchant d'elle.
– Ne me touche pas.
Elle enfouit sa tête dans ses bras repliés.
– Je ne veux pas qu'on me parle de mort !
La voix aiguë.
– Je suis vivante, moi, vivante !
J'allume une cigarette.
– Qu'est-ce qui te fait si peur ?
Dressée comme sous l'effet d'une décharge électrique.
– Le Diable, si tu veux le savoir ! Satan ! Lucifer ! Le Diable !
En larmes, elle rit follement.
Probablement l’un des plus beaux premier chapitre qui soit, Les mémoires d’Hadrien de Maguerite Yourcenar, s’ouvre avec une introspection splendide
Mon cher Marc,
Je suis descendu ce matin chez mon médecin Hermogène, qui vient de rentrer à la Villa après un assez long voyage en Asie. L'examen devait se faire à jeun : nous avions pris rendez-vous pour les premières heures de la matinée. Je me suis couché sur un lit après m'être dépouillé de mon manteau et de ma tunique. Je t'épargne des détails qui te seraient aussi désagréables qu'à moi-même, et la description du corps d'un homme qui avance en âge et s'apprête à mourir d'une hydropisie du cœur. [...] Il est difficile de rester empereur en présence d'un médecin, et difficile aussi de garder sa qualité d'homme. L'œil du praticien ne voyait en moi qu'un monceau d'humeurs, triste amalgame de lymphe et de sang. Ce matin, l'idée m'est venue pour la première fois que mon corps, ce fidèle compagnon, cet ami plus sûr, mieux connu de moi que mon âme, n'est qu'un monstre sournois qui finira par dévorer son maître.
Non moins magnifique, Brady Udall lance le lecteur dans Le destin miraculeux d'Edgar Mint avec ces quelques phrases :
Si je devais ramener ma vie à un seul fait, voici ce que je dirais : j'avais sept ans quand le facteur m'a roulé sur la tête. Aucun événement n'aura été plus formateur. Mon existence chaotique, tortueuse, mon cerveau malade et ma foi en Dieu, mes empoignades avec les joies et le peines, tout cela découle de cet instant où, un matin d'été, la roue arrière gauche de la Jeep de la poste a écrasé ma tête d'enfant contre le gravier brûlant de la réserve apache de San Carlos.
Il y a ceux qui s’épanchent et ceux qui se lancent, in medias res ou presque : on connaît par coeur ou presque le début de La condition humaine, cet empressement meurtrier qui sourd...
Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L’angoisse lui tordait l’estomac ; il connaissait sa propre fermeté, mais n’était capable en cet instant que d’y songer avec hébétude, fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond sur un corps moins visible qu’une ombre, et d’où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil, vivant quand même — de la chair d’homme. La seule lumière venait du building voisin : un grand rectangle d’électricité pâle, coupé par les barreaux de la fenêtre dont l’un rayait le lit juste au-dessous du pied comme pour en accentuer le volume et la vie. Quatre ou cinq klaxons grincèrent à la fois. Découvert ? Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des ennemis éveillés !
Ou, tout aussi percutant, l’introduction de Le Grand combat de Ta-Néhisi Coates :
Quand ils nous coincèrent dans Charles Street, ils étaient tels qu’on me les avait décrits. Ils ne brandissaient pas d’étendard, n’exhibaient ni amulette ni signe secret. Pourtant, je voyais leur nom terrifiant avancer vers nous, auréolé de légende. Ils étaient prodigieux. Ils arboraient les Stetson de Hollis, sans l’or. Ils étaient longilignes, des ombres capables de vous mettre au tapis en trois coups – direct, uppercut, direct – à cent mètres de distance. Ils n’avaient pas d’yeux. Ils glapissaient et huaient, s’exhortaient mutuellement, dansaient frénétiquement, psalmodiaient « Rock’n roll is here to stay ». Lorsque les mecs de Murphy Homes nous encerclèrent, la lune se drapa dans son grand manteau noir et les bouffons de Fell’s Point se figèrent.
Ismaïl Kadaré cède à la grande tradition descriptive – les jardins d’Hamilcar par Flaubert restent un bijou en la matière. Chronique de la ville de Pierre, c’est une atmosphère lourde qui s’installe.
Dehors, la nuit d'hiver avait enveloppé la ville de vent, d'eau et de brouillard. Enfoui sous les couvertures, j'écoutais venir sourdement à moi le bruit monocorde de la pluie dégringolant sur le grand toit de notre maison.
J'imaginais les gouttes innombrables roulant sur des plans inclinés, se hâtant de rejoindre le sol pour demain s'évaporer et remonter là-haut dans le ciel blanc. Elles ne se doutaient pas que, sous les avant-toits, les attendait un méchant traquenard : la gouttière. Et, au moment où elles s'apprêtaient à sauter à terre, elles se trouvaient subitement happées dans l'étroit boyau, avec des milliers de leurs congénères, et se demandaient, terrorisées : « Où allons-nous, où nous mène-t-on ? » Puis, sans s'être encore remises de cette course folle, elles étaient brusquement précipitées dans une prison profonde, la grande citerne de notre maison.
Et quitte à en prendre plein les narines, voici certainement l’une des entrées en matière les plus violentes pour l’odorat et l’esprit, celle du Parfum de Patrick Suskind :
À l’époque dont nous parlons, il régnait dans les villes une puanteur à peine imaginable pour les modernes que nous sommes. Les rues puaient le fumier, les arrière-cours puaient l’urine, les cages d’escalier puaient le bois moisi et la crotte de rat, les cuisines le chou pourri et la graisse de mouton ; les pièces d’habitation mal aérées puaient la poussière renfermée, les chambres à coucher puaient les draps graisseux, les courtepointes moites et le remugle âcre des pots de chambre. Les cheminées crachaient une puanteur de soufre, les tanneries la puanteur de leurs bains corrosifs, et les abattoirs la puanteur du sang caillé. Les gens puaient la sueur et les vêtements non lavés ; leurs bouches puaient les dents gâtées, leurs estomacs puaient le jus d’oignons, et leurs corps, dès qu’ils n’étaient plus tout jeunes, puaient le vieux fromage et le lait aigre et les tumeurs éruptives. Les rivières puaient, les places puaient, les églises puaient, cela puait sous les ponts et dans les palais. Le paysan puait comme le prêtre, le compagnon tout comme l’épouse de son maître artisan, la noblesse puait du haut jusqu’en bas, et le roi lui-même puait, il puait comme un fauve, et la reine comme une vieille chèvre, été comme hiver. Car en ce XVIIIe siècle, l’activité délétère des bactéries ne rencontrait encore aucune limite, aussi n’y avait-il aucune activité humaine, qu’elle fût constructive ou destructive, aucune manifestation de la vie en germe ou bien à son déclin, qui ne fût accompagnée de puanteur.
Bien d’autres chemins sont ouverts aux auteur.e.s pour appréhender ces premières phrases essentielles au moment où l’on s’empare de l’attention du lecteur. Il faut être vif, saisissant pour la conserver...
Les gens heureux lisent et boivent du café - Agnès Martin Lugand - Pocket - 9782266243537 - 6.30 €
La mécanique des femmes - Louis Calaferte - Éditions Folio - 9782072722899 - 6.60 €
Les memoires d'Hadrien - Marguerite Yourcenar - Folio - 9782070369218 – 8,20 €
Le destin miraculeux d'Edgar Mint – Brady Udall, trad. Michel Lederer - Albin Michel – 9782226126610 – 22,95 €
Chronique de la ville de Pierre - Ismaïl Kadaré - Folio – 9782070374168 – 8,20 €
Le parfum - Patrick Suskind, trad. Bernard Lortholary - Le Livre de Poche – 9782253044901 – 5,90 €
Transcolorado - Catherine Gucher - Editions Gaia – 9782847207453 – 17 €
La perfection du tir - Mathias Enard - Actes Sud – 9782742744121 – 17,50 €
No Home - Yaa Gyasi - Calmann Levy – 9782702159637 – 21,90 €
Le grand combat - Ta-Nehisi Coates - Éditions Autrement – 9782746744592 – 19 €
Paru le 05/06/2014
186 pages
6,50 €
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