POCAST – De Lolita de Nabokov jusqu'à La maison aux esprits de l’écrivaine chilienne Isabelle Allende, en passant par J’irai cracher sur vos tombes de Boris Vian, la littérature contemporaine subit souvent la censure sous des formes diverses et variées. Cette pratique existe dans presque tous les pays du monde, à différents degrés et nuances. Même au XXIe siècle, nous pouvons faire une longue liste des livres ou des auteurs attaqués par la justice, prétendus justiciers ou intégristes en tous genres.
Le 28/09/2022 à 15:52 par Nicolas Gary
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28/09/2022 à 15:52
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Si certains ouvrages d’auteurs européens, américains, asiatiques ou du Moyen-Orient se sont heurtés à la censure dans leurs pays, les versions traduites de ces ouvrages sont souvent disponibles en français. Interdits ou censurés, car jugés érotiques, violents, critiques envers une politique ou blasphématoires, ces livres éveillent la curiosité. Notre partenaire Edistat propose une lecture statistique de ces répercussions, dans le cadre de notre podcast Onde et Chiffres.
J’irai cracher sur vos tombes de Boris Vian — publié en 1946 sous le pseudonyme américain de Vernon Sullivan — est paru avec cet argument publicitaire : « Le roman que l’Amérique n’a pas osé publier ». Il est devenu le best-seller de l’année 1947 et a immédiatement été attaqué en justice par un groupe d’action sociale et morale. La plainte visait l’aspect pornographique du roman.
50 ans après cette attaque, le roman de Boris Vian existe en plusieurs éditions, en grand format et en poche. Réédité en 1997 par les éditions du Livre de Poche, cet ouvrage se vend régulièrement, à un rythme constant d’au moins 100 exemplaires par semaine [Ndlr : les données sont basées sur nos estimations arrêtées au 18 septembre].
Tant pis pour les défenseurs « d’action morale » : l’ouvrage est devenu un classique ! Si l’exemple de Boris Vian date du siècle dernier, la jeune artiste et poétesse canadienne Rupi Kaur est censurée en mars 2015 parce qu’elle montre une série de photos de ses menstruations sur son compte Instagram. Déjà suivie par plus de 900.000 personnes sur ce réseau, elle avait fait publier ses poèmes accompagnés de dessins en novembre 2014.
La polémique a activement contribué à l’élargissement de son audience. Son recueil de poèmes Milk and Honey publié par un petit éditeur américain — Andrews McMeel Publishing — a reçu un accueil inattendu. Plus d’un million de copies de ce recueil ont été vendues en un an et demi et le livre a figuré en tête de la liste des best-sellers de fiction du New York Times pendant plusieurs semaines. Les droits ont été vendus dans plusieurs pays comme en Chine, en Corée, en Italie, en Allemagne et en France. Traduit en français par Sabine Rolland, ce livre est publié en 2017 par Charleston, puis chez Pocket en 2019.
Les ouvrages de Rupi Kaur suivis sur les réseaux ont désormais des ventes régulières. En 2022, son recueil de poèmes Lait et miel (ou Milk and Honey) figure dans le top des ventes nationales (tous genres et formats confondus) pendant 17 semaines. Son dernier livre Home body — toujours traduit par Sabine Rolland — est paru aux éditions Nil en mars 2021 et un an plus tard en format poche chez Pocket : il est intéressant de noter que la version chez Pocket s’en vend en moyenne 870 exemplaires par semaine, depuis sa parution en mars (jusqu’au 18 septembre).
L’actualité de l’artiste-poètesse qui récite ses textes sur les scènes internationales contribue aux ventes de ses livres. On pourrait dire que la polémique créée par la censure d’Instagram a d’abord suscité la curiosité des lecteurs qui ont acheté son premier livre, puis c’est le talent de la jeune poétesse qui a fait le travail pour ses publications suivantes.
Alors que les Anglosaxons et les Européens interdisent des livres pour des raisons morales (sexe, drogue, alcool, violence…), certains autres pays censurent pour des causes politiques ou religieuses.
Qui dit censure religieuse dit Salman Rushdie ! Après l’attaque du 12 août, nous avons étudié les évolutions du marché des ouvrages de Salman Rushdie. Nous avons remarqué une hausse systématique des ventes de quasiment tous ses ouvrages.
Par exemple : Les enfants de minuit, traduit par Jean Guiloineau et publié en 1983 par Stock, est évidemment reparu en poche. La version des éditions Folio — publiée en 2010 — enregistrait des ventes moyennes de 40 exemplaires par semaine avant de monter à 110 exemplaires la semaine de l’attaque. Selon nos estimations, les ventes de ces quatre dernières semaines (à savoir, du 8 août au 18 septembre) sont à 1784 exemplaires (297 exemplaires par semaine).
Quichotte, traduit par Gérard Meudal et publié chez Actes Sud en 2020, est ensuite paru en poche chez Babel en juin 2022 : 37 % des ventes de cette édition correspondent aux ventes réalisées depuis ces six dernières semaines.
Et enfin Les Versets sataniques, traduit par A. Nasier... Paru en 1989 aux éditions Christian Bourgois, en 1999 chez Plon, il est ensuite sorti en poche chez Pocket en 2000 et chez Folio en 2012. Nous en avons observé les estimations de ventes : le résultat est intéressant. L’attentat du 12 août contre Salman Rushdie a eu pour effet d’inciter les lecteurs a se pencher sur le contenu de l’œuvre pour laquelle l’auteur a été très sérieusement menacé suite à la fameuse fatwa.
La moyenne de ventes depuis parution était de 60 à 70 exemplaires par semaine : cette édition s’est ensuite vendue à 420 exemplaires la semaine du 8 au 14 août, et à 2000 exemplaires la semaine suivante, 3200 exemplaires la semaine d’après et puis 4400 exemplaires. Les ventes commencent à baisser depuis ces deux dernières semaines.
Un peu plus de 10.000 exemplaires vendus en 4 semaines, et par conséquent, les ventes de l’année 2022 (jusqu’au 18 septembre) sont l'équivalent du cumul des ventes des années 2017, 2018, 2019, 2020 et 2021.
Si la censure peut coûter cher à l’auteur, elle a aussi un effet prescripteur sur les ouvrages qu’elle frappe et contribue à leur notoriété. On peut voir cet intérêt comme une forme de réaction, de réponse du public aux censeurs. Dans ces circonstances, non seulement écrire et continuer à créer, mais aussi acheter et lire peuvent se traduire comme une forme de résistance.
Crédits photo : Tech Nick/Unsplash
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
2 Commentaires
Aleph
11/10/2022 à 09:49
Votre méthodologie ne convient pas. Vous étudiez un phénomène répandu à partir d'un échantillon ridiculement réduit à quelques exemples. Il n'est pas du tout dit que sur l'ensemble des carrières des livres censurés, il y ait une corrélation avec l'augmentation, même ponctuelle, des ventes. Et la corrélation est nécessaire, sans même être suffisante pour conclure.
Ensuite, vous ne cherchez pas à caractériser clairement la censure. Entre un opuscule immonde et confidentiel censuré sans bruit, et un ouvrage attaqué en plein lancement avec force réclame, il y a un paramètre qui change : la notoriété au moment de la censure. Une comparaison chiffrée avec l'obtention d'un prix prestigieux serait bienvenue.
Il y a des censures d'arrière-garde, qui frappent des livres qui sont justement emblématiques de changements dans la société, et seraient devenus des classiques sans (Madame Bovary, etc.), et des censures qui expriment au contraire des valeurs qui se perpétuent encore dans la société (sévices sur mineurs, etc.), et touchent des livres qui seraient restés relativement obscurs. Même si la limite entre est floue, je pense qu'elle est à prendre en compte pour étudier réellement l'effet de la censure. Dans un cas, l'auteur passe pour un martyr qui disait enfin tout haut ce qu'on pense tout bas, dans l'autre, pour un dégénéré. ce n'est pas exactement le même effet sur les acheteurs potentiels.
Enfin, puisque dans votre délicieuse rubrique BookBANUsa (TM), vous amalgamez toute espèce de critique à une censure, et que certains dans la rédaction ont un penchant morbide pour l'idéologie atroce, je pourrais montrer la faille de votre démarche en citant le gros livre marxiste de Piketty, dont des économistes ont refait les calculs et l'ont accusé non de s'être trompé, mais bien de vouloir délibérément tromper. Il a connu une vogue à peine croyable : l'attribueriez-vous à ces critiques solidement argumentées ? Quand il y a une corrélation possible, il n'y a pas encore assez d'éléments pour conclure à un lien de cause à effet.
NAUWELAERS
21/10/2022 à 23:08
Très intéressante chronique de Nicolas Gary.
Elle tend à prouver que la censure a un effet contre-productif puisqu'elle peut attirer l'attention du public sur des ouvrages qui seraient peut-être passés inaperçus sans cette publicité non souhaitée mais gratuite et diablement efficace !
Aleph soulève un réel problème: l'auteur de ces lignes est opposé à la censure par principe.
Que ce soit pour le livre de Guillaume Meurice par Bolloré -pour une simple question d'ego blessé par une attaque de l'humoriste (pas toujours si bien inspiré en radio mais à aucun cas à censurer évidemment)- ou pour des ouvrages qui «offenseront» tel ou tel pan de la population, qui estime légitime le fait d'interdire des oeuvres ne lui convenant pas.
Pour telle ou telle raison dont celle -extensible à l'infini donc absurde -du délit «d'appropriation culturelle».
Chacun assigné à sa couleur de peau, condition sociale, religion etc. et défense de parler et d'écrire en -dehors du carcan.
Aussi psychorigide que des diktats militaires appliqués à la culture.
Que certains se croient fondés à remodeler selon leurs conceptions à ne discuter sous aucun prétexte: ils commandent, on obéit !
Ce qui est parfaitement antidémocratique et qui m'offense, moi !
Chacun son tour !
Mais que faire d'opuscules nauséabonds qui feraient encore l'apologie du nazisme, par exemple (en existe-t-il en 2022, je l'ignore en vérité) ?
Et pour la pédophilie qui fait l'unanimité contre elle...c'était loin d'être le cas il n'y a pas si longtemps, dans certains cercles présentés comme progressistes.
Y compris dans de grands quotidiens de gauche que tout le monde connaît et qui ne connaissent pas plus l'autocritique que ceux «d'en face»...!
Une certaine arrogance médiatique assez insupportable.
N'oublions pas l'indispensable recul, trop absent d'une époque binaire et amnésique trop souvent (et sûrement sur les réseaux sociaux, vecteurs usuels du degré zéro de la pensée -voir les tweets qui remplissent la vie de certains).
Le sens aigu du relatif est précieux...
Feu Jean Teulé en déplorait la quasi-disparition tout récemment dans une interview radiophonique belge.
CHRISTIAN NAUWELAERS