AVANT-CRITIQUE – Le néo-polar français a produit un génie, Jean-Patrick Manchette, quelques bons écrivains, Pouy, Jonquet, Raynal, Fajardie, A.D.G., Daeninckx … et une succession de mirlitons plus ou moins bien inspirés que nous ne nommerons pas ici par respect pour leurs proches, la littérature et le lecteur.
Le genre prétendait inscrire le monde, le vrai, dans le roman noir et se mêlait de politique, plutôt à l’extrême gauche (à la notable exception d’A.D.G. que ses idées, de l’autre rive, ont ostracisé). Cela, hélas, nous aura valu nombre de romans bien-pensants et mauvais, destinés à faire frémir le lecteur du Nouvel Observateur ou de Télérama qui votait socialiste en se rêvant sur une barricade. Disons-le tout net, il fut un temps où, pour être publié, il valait mieux casser du nazi toutes les trente pages qu’avoir du talent.
Que reste-t-il du néo-polar ? Rien, ou presque. Le maître Manchette, les écrivains cités ci-dessus, dont les meilleurs livres sont des merveilles (R.N. 86, Les Orpailleurs, Une charrette pleine d’étoiles, Le grand môme, Né de fils inconnu, La mort n’oublie personne, oui c’est arbitraire), une pseudo-école qui n’aura jamais révolutionné que les pages livres de Libération et toute une série de bouquins que je n’achète même pas en vide-greniers. C’est peu, et c’est déjà plus que la plupart des écoles autoproclamées (de Brive, de hussards ou d’ailleurs) inventées et vendues par les éditeurs de littérature blanche, surréalisme excepté.
Et puis Jérôme Leroy, même s’il s’en défendrait sans doute. Manchette a eu un petit frère en littérature, Richard Morgiève, dont le génial Cherokee tire encore des larmes à l’auteur de cette chronique. Il a aussi eu un fils qui construit, roman noir après roman noir, une œuvre majeure dans l’à peu près silence assourdissant de la critique, ledit Leroy.
L’arrivée du bonhomme dans le genre sidéra. Avec Bref rapport sur une très fugitive beauté, Leroy commença à mêler l’uchronie et le roman noir, ce qui allait devenir sa marque de fabrique, et ce roman sur un virus tueur et une classe ouvrière finissante et marginale aurait dû, en mars 2020, au moins autant que Le fléau de King, devenir notre viatique anti-Covid, notre passe santé mentale.
Depuis, Jérôme Leroy a écrit un chef d’œuvre, Le Bloc, et une novela bouleversante, La petite gauloise, parmi des romans noirs et blancs d’excellente facture. Surtout, il a inventé un genre, l’uchronie naturaliste qui, contrairement au concept défini par Renouvier, n’introduit qu’une légère part de mensonge dans le monde comme il est, ne joue qu’aux marges de l’histoire contemporaine que nous faisons et produit, ce faisant, une étrangeté absolue au cœur de notre vie.
Ainsi des Derniers jours des fauves, son nouvel opus publié à l’excellente Manufacture des Livres dont le patron, Pierre Fourniaud, sait lire.
Nathalie Séchard, femme politique mariée avec un homme de trente ans de moins qu’elle, a accédé à l’Élysée en trahissant François Hollande, dont elle était la ministre. L’espoir qu’elle incarnait s’est brisé sur les gilets jaunes, le COVID, dont le variant Sigma fait des ravages, une canicule qui déclenche des incendies incontrôlables dans les bois de Vincennes et Boulogne, des émeutes de l’eau et l’égoïsme des très riches. Guillaume Manerville, ministre d’État en charge de l’écologie, est sa jambe gauche, Patrick Beauséant, ministre de l’intérieur venu de la droite dure, l’autre.
La fille de Manerville, Clio, est amoureuse d’un écrivain abscons et désargenté, Lucien, devenu l’écrivain fantôme de Beauséant. Tout irait pour le mieux dans le pire des mondes si Nathalie Séchard ne renonçait pas à se présenter à sa réélection, ouvrant la voie aux complots, à la haine, aux morts violentes et au Capitaine, le protecteur de Clio Manerville, ancien tueur d’États surentraîné, dangereux et violent, fou de littérature (bref, l’homme que nous aurions voulu, Jérôme Leroy et moi, être dans nos rêves les plus osés, enfin moi en tout cas).
Ce qui fascine chez Leroy, c’est l’introduction de ce léger décalage dans le réel qui bouleverse nos perceptions. Une étrange familiarité nous entoure, que les lecteurs du Bloc connaissent. C’est notre monde qui bouge, vit, meurt dans ces pages et, dans le même temps, une création monstrueuse. Nous sommes dans une de ces attractions de fête foraine, ces palais des glaces qui transforment nos corps, les rallongent à l’infini ou les tassent à l’infime. Tout le talent de Leroy est là, dans ce pas de côté à peine esquissé qui nous perd et nous agresse, parce qu’il est révélation de ce que nous sommes, de ce que nous vivons, de ce que nous acceptons.
Tout le talent, pas tout à fait. Il faut dire aussi le style de Leroy, fait de phrases courtes à la Manchette, de précision sur les armes, comme le maître l’exigeait, de flou sur le reste, de descriptions à la hache des lieux, d’une forme de génie pour capter, en deux phrases, l’atmosphère d’une gentilhommière campagnarde, d’une ville en feu ou d’un bunker pour riches, d’ironie mordante et incorrecte, d’une lecture du monde cynique, âpre et poliment désespérée. Il faut dire enfin la construction du roman, les coqs à l’âne d’un personnage à l’autre, d’une situation à l’autre en refusant, strictement, les codes typographiques qui reposent le lecteur dans les romans où on lui interdit de penser ce qu’il lit, où on le prend par la main pour aller du point A au point B de peur de le perdre dans un peu de complexité, donc de littérature.
Jérôme Leroy, roman après roman, construit un monde cohérent, parallèle, dont la violence apparente n’est que le reflet à peine grossi de ce que nous vivons au quotidien, une violence du monde comme il est, et non comme on nous le vend. Si Les derniers jours des fauves n’est pas tout à fait Le bloc, si les dix dernières lignes du roman relèvent plus de l’artisan solide que du grand auteur qu’est Leroy, le livre reste bien au-dessus de la production contemporaine de roman noir et autres thrillers. Leroy est un écrivain, l’un des meilleurs de son temps, et peut-être, avec Richard Morgiève déjà cité, le plus grand romancier noir de ce pays.
Pourquoi Leroy ? Parce que la littérature est rare, et qu’il en est.
Sortie le 3 février 2022.
Paru le 03/02/2022
432 pages
Manufacture de livres éditions
20,90 €
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