#Lectureetlittoral - Pendant un périple de 5000 km le long du littoral atlantique, le lecteur public Marc Roger parcourra 555 communes sur une durée d'un an, à travers 16 régions. À chaque étape, il lira des textes sélectionnés à voix haute. De plus, chaque jour, il collectera 3 kg de déchets pour contribuer à la protection de l'environnement et de l'écosystème.
Le 09/05/2023 à 10:29 par Marc Roger
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09/05/2023 à 10:29
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Le pique-nique préparé de la veille est rangé dans mon sac. Ma casquette. Gants. Bonnet. Pantalon de pluie. Le téléphone. Mon carnet. Le crayon. La Top 25 format papier. La boussole. Le portefeuille. Le foulard. Ma thermos. Le filet à déchets. Mes bâtons. Une poche pour chaque chose. Des mouchoirs. De la crème pour le visage. Mes lunettes de soleil. Le rituel est immuable. Juste avant de fermer mon coupe-vent, je passe la lanière de mes jumelles et celle de l’appareil photo autour de mon cou. Mes chaussures. Mes lacets. Je mets mon sac sur mon dos. Je suis prêt. J’ouvre la porte.
Je franchis la limite qui sépare l’intérieur du dehors. Devant moi, le voyage. Quinze à vingt kilomètres de marche. Chaque jour différent. Ce passage m’interroge, le matin quand je pars à ma première bouffée de ciel, mais le soir plus encore au moment où je referme la porte en laissant derrière moi la lumière. Cette rupture m’étourdit, j’abandonne le dehors au profit d’une montagne intérieure d’impressions où je ne vois que les mots pour y mettre un peu d’ordre. Mais les mots défigurent le sensible.
Oui, comment les traduire, ces deux notes obsédantes qui pointillent mon parcours ? Où que j’aille, le chanteur m’accompagne. J’imagine une guirlande qui s’allume au passage des marcheurs. Un relais continu de buisson en buisson. Il doit être petit ce bandit à deux tons. Impossible de le voir ou alors comme une flèche dans le champ de mes jumelles. Je m’arrête et j’écoute.
Une aiguë et une grave. Invariables. Est-ce un te ou un pe qui augure la cascade ? Je m’essaye — tii… tuit’ tii.. tuit ». La première est plus longue, il me semble. La deuxième clôt la phrase en une sorte de syncope. Il me manque la couleur de l’attaque. Quand il lance ses deux notes, on dirait un gamin qui patouille dans une flaque. Oui, c’est cela — pchii… puit’ pchii… puit ».
Quel piètre résultat ! Ce passereau est une blague. Il y a là tant de joie. Que ne suis-je Messiaen et que n’ai-je l’oreille absolue du grand compositeur ornithologue qui notait à la lettre la note que les mots ne parviennent à transcrire ! Son Réveil des Oiseaux, vingt minutes pour piano et orchestre a trompé des parterres de passereaux ; leur concert dans le ciel, un instant se taisait, intrigués qu’ils étaient par la flûte, le hautbois et la scie des archets sur les cordes des violons, puis conquis, subjugués, en jazzmen avertis, ils brodaient sur le thème. C’est du moins la légende.
J’aimerais susciter un pareil respect de la part du brigand qui se joue de mes faiblesses. Dans le manuel d’ornitho, je regarde les images, je décrypte les syllabes qui décrivent les voix – tsip tsap tsip tsap tsup tsip. Quelle misère ! Mon enquête n’est pas près d’aboutir.
Finalement, j’ai craqué. Comme un triste bûcheron, j’ai tapé sur les branches d’internet. Le bestiau est tombé dans une glu d’algorithmes. J’ai tout de suite reconnu ses deux notes. Les réseaux de l’intérieur me permettent aujourd’hui de briller dans les champs du dehors.
— Pouillot véloce, je te salue.
— Tsip tsap tsip tsap tsup tsip…
Observer les oiseaux, c’est accepter qu’il y ait du ciel au-dessus de soi ou de l’eau sous ses pieds.
Loin, très loin, du côté de Jersey dans la brume, une lune parfaite, ronde et diaphane, s’abîmait dans la mer. Le soleil côté est se hissait peu à peu au-dessus de la dune. Les échancrures du cordon lui ouvraient le passage vers l’écume des vagues qui prenait sa lumière et allait se résoudre en sinuant sur la plage. Mille fois dessinée, effacée, la limite me semblait ne jamais se finir entre l’ombre du sable et la mousse de l’eau arrivant du grand large.
7 h 30. Le chemin sur la plage se compose d’essais successifs sur des sols plus ou moins répondants. On remonte un instant vers la laisse de mer où l’on croit que le sable est plus dur, on se trompe, on descend vers la vague mourante, là, le pied enfonce moins. Un confort de très courte durée, la matière est mouvante.
Les bécasseaux sanderling, eux, ils dansent collectifs, à cinquante ou deux cents. Table ouverte sur l’estran. Or, la nappe descend, va et vient. Impossible de savoir qui ordonne le mouvement, mais d’instinct, les deux cents, tête baissée, piquent le sable en quête de vers marins, mollusques et crustacés. Attention, une vague plus forte pousse tout le monde vers le haut et l’exact recul du groupe a la forme de la vague qui monte. Le spectacle est sublime. Je ne marche plus. Je contemple.
Le dehors me pénètre.
Juste avant d’arriver à la Pointe du Banc qui protège l’entrée du Havre de Saint-Germain-sur-Ay des courants nord-nord-ouest, deux rangées de troncs d’arbre en quinconce fichés dans le sable tentent en vain de briser les assauts de la mer. Soldatesque muette, alignement de silhouettes démunies de leurs branches pour lutter face aux vagues. Derrière eux, une dune de cinq mètres tranchée net à l’équerre, au sommet de laquelle les oyats, désormais inutiles à fixer quoi que ce soit, touffes au vent, lâchent prise. Leurs racines se balancent dans le vide.
Sur ce long trait de sable, une petite maison rose à la vue imprenable sur la mer et sur l’île de Jersey semble défier l’inexorable montée des eaux. Mais l’illusion ne trompe personne.
En 1963, 23 ans avant que ne soit promulguée la loi Littoral de 1986, ses privilégiés propriétaires construisaient cette petite maison rose comme on dessine enfant la maison de ses rêves avec une porte et deux fenêtres, un toit de tuiles, une cheminée, un nuage blanc et des V dans le ciel pour figurer le vol des mouettes. 60 mètres de chemin au milieu des oyats séparaient la terrasse des prémisses de la plage.
Mais au fil des tempêtes, la distance peu à peu s’est réduite. 2007 – 23 mètres. 2019 — 8,50 mètres. Aujourd’hui, un peu moins de 4 mètres.
Mois d’avril, je suis seul. La maison est fermée. Volets blancs. Volets clos. 14 heures. Je m’assois dos au bois de la porte. À la base du mur, le crépi est brûlant. Comme lézard au soleil, je m’allonge et profite de la douce brûlure. Le soleil sur la mer m’éblouit. Si je ferme les yeux, je sais pertinemment que je vais m’effondrer de bien-être. Je résiste un instant puis baissant les paupières, je décide de ne plus les relever pour sentir le sommeil submerger mes défenses.
L’intérieur me rappelle.
J’ai rêvé de la famille qui venait là chaque été en vacances. Je crois même avoir vu les enfants, leur descente à la plage, parasol, pelles et seaux bringuebalés jusqu’au sable mouillé où la laisse de mer abandonne ses trésors pour construire des châteaux. Leur retour de la baignade, peau poisseuse et brillante de sel. Le passage obligé à l’eau douce à l’arrière de la maison. J’ai tourné le robinet sans succès. Et le soir, le chenal endormi, la clarté de la lune sur la mer scintillante, la petite maison rose protégeait la famille des colères du dehors.
Aujourd’hui, devenue malgré elle un symbole du changement climatique, elle n’est plus qu’une boîte fragile à quatre mètres de tomber dans le vide. La famille ne vient plus y passer ses vacances.
L’on peut bien s’évertuer à poser face aux vagues les obstacles les plus chers et les plus ingénieux, qu’il s’agisse d’épis, de troncs d’arbre, de fascines, de sapins de Noël, d’enrochements ou de boudins géotextiles (en photo ci-dessous), les forces en jeu dépassent toutes nos préventions.
Le dehors récupère ses domaines.
Il y a peu, je lançais un appel à textes évoquant le recul du trait de côte — éboulement, ensablement, submersion — dans l’idée d’en extraire quelques phrases qui pourraient légender les photos prises tout au long de mon parcours Lecture et Littoral — À la limite… de Bray-Dunes à Hendaye, pour témoigner du phénomène sous toutes ses formes. Une sélection de 30 photos fera l’objet d’une exposition organisée par Surfrider Foundation Europe dans leurs locaux à Biarritz le 14 décembre 2023.
À ce jour, j’ai reçu, et je remercie celles et ceux qui en ont pris la peine, une dizaine de références dont L’hypothèse de l’île de Jean-Pierre Brazs (éditions Notari, Genève 2019) dans lequel est noté jour après jour, le compte-rendu réel d’une résidence d’artiste fictive dans une île imaginaire.
Une lente montée des eaux, suivie de ravinements et d’effondrements, a transformé les continents en archipels dans lesquels l’humanité a trouvé refuge. Dans l’une de ces îles, un artiste s’est installé pour tenter une ultime expérience du regard.
Extrait — « Au fur et à mesure de la montée des eaux les bibliothécaires avaient installé les livres dans les rayonnages supérieurs. Aux saisons des fortes marées, leur principale activité consistait à remonter chaque jour les livres d’un rang. La charge de travail étant devenue trop importante ils avaient mis au point un système robotisé déplaçant sans cesse les livres, abandonnant les rayonnages les plus bas à l’eau et à l’inutilité. Cette volonté de sauvegarder la connaissance l’avait rendu inaccessible. Certains lecteurs fortunés avaient construit (à leurs propres frais) des escabeaux mobiles aux longues jambes télescopiques, disposant à leur sommet d’un plateau suffisamment large pour s’y installer confortablement. Ils pouvaient aussi s’y restaurer, y dormir même quand la lecture se prolongeait tard dans la nuit. Ces habitacles étaient rapidement devenus de véritables lieux de vie. Les lecteurs compulsifs avaient même organisé la livraison de victuailles, grâce à un système de petits monte-charges pouvant à la descente se remplir de déchets de toutes sortes. Ainsi la bibliothèque était devenue le lieu de mouvements complexes, ascendants et descendants, chargeant de plus en plus le haut de connaissances et le bas d’excréments.
La bibliothèque a rapidement été abandonnée par de nombreux usagers au profit d’autres lieux dans lesquels s’inventaient des avenirs ou s’entretenaient des croyances. Devant l’irrésistible montée des eaux, et malgré les prières et les incantations les plus ferventes, ces lieux, eux aussi, ont été désertés. S’est installée alors la nécessité d’organiser une migration.
Certains choisirent de s’aventurer dans l’intérieur des terres, à la recherche de reliefs hauts et fermes pouvant les mettre pour un temps à l’abri. D’autres, pour s’éloigner du lieu du désastre, lancèrent en mer de fragiles embarcations en utilisant la force des marées descendantes emportant les gravats que les eaux montantes arrachaient au continent.
La bande littorale, qui avait attiré l’humanité depuis des millénaires, se trouva désertée et continuellement repoussée. La courbe du rivage, mouvante et imprévisible, découragea les cartographes les plus persévérants, si bien que les seuls repères géographiques stables devinrent les points hauts du continent, destinés à se transformer rapidement en îlots dispersés.
Ainsi les tenants de l’avenir terrien, comme les partisans de l’aventure maritime n’envisagèrent pour futur qu’une errance infinie dans d’immenses archipels. »
Crédits photo : Marc Roger / ActuaLitté, CC BY SA 2.0
DOSSIER - Lecture et Littoral : une année de lectures à travers 5000 km de rencontres
Paru le 10/05/2019
56 pages
Notari
14,00 €
2 Commentaires
Picat la plume
09/05/2023 à 16:34
Merveilleux texte !
Je suis tombée en amour et en compassion pour la petite maison rose...
Je retiens "devant moi le voyage". Et quel voyage !
Bonne continuation Marc !
Maxime Lescure
10/05/2023 à 12:49
On dirait du Le Clézio avec une touche de Bobin... les aventuriers ne savent pas écrire mais on le savais déjà... Amen...