Les traducteurs accueillis en résidence au château de Seneffe
Le 08/08/2016 à 16:30 par Claire Darfeuille
Publié le :
08/08/2016 à 16:30
Il est l’un des auteurs belges les plus traduits dans le monde, et aussi l’un des rares écrivains à réunir régulièrement ses traducteurs pour répondre à leurs questions. Jean-Philippe Toussaint expérimente depuis 2000 ces sessions collectives dont il garde la trace sur son site sous forme de vidéos et de comptes rendus. Cet été, il travaillait avec ses traducteurs sur les livres Fuir, La Réticence ou encore le dernier paru Football pour ses lecteurs tchèques, chiliens, estoniens ou encore chinois.
Jean-Philippe Toussaint et son traducteur en américain, John Lambert. Seneffe 2016.
Jean-Philippe Toussaint est un écrivain qui a choisi d’accompagner ses traducteurs, à moins que ce ne soit l’inverse… Nombre d’entre eux l’ont en effet traduit pour leur propre plaisir avant de proposer leur traduction à un éditeur. C’est le cas de sa traductrice tchèque Jovanka Sotolova, de ses derniers traducteurs en espagnol et en italien, Magali Sequera et Stefano Lodirio, ou encore du Canadien John Lambert pour les États-Unis, quatre des sept traducteurs réunis cet été au collège de Seneffe (Belgique) pour travailler avec « leur » auteur. Les traductrices Leena Tomasberg et Triinu Tamm venaient pour leur part d’Estonie et Wenzhu Pan, qui abordait sa première traduction d’un texte de Jean-Philippe Toussaint, de Chine où l’ensemble des livres de l’auteur a été traduit.
Le Collège des traducteurs qui les accueille, installé dans les anciennes écuries du château de Seneffe, transformées en chambres d’hôtes, reçoit en résidence chaque été depuis 1996 des auteurs ou des traducteurs en leur offrant un cadre et un calme propices à la création. "Priorité est donnée aux traducteurs étrangers d’auteurs belges de langue française, mais le collège ouvre également ses portes à toute autre combinaison linguistique, avec, toutefois, le français comme langue d’arrivée ou de départ", précise Françoise Wuilmart, sa fondatrice et directrice. Jean-Philippe Toussaint est familier des lieux où il a déjà mené cinq séminaires, le premier autour de la traduction de Autoportrait à l’étranger (2000), puis Faire l’amour (2003), Fuir (2006), La Vérité sur Marie (2010) et Nue (2014).
La session de cet été est pour la première fois consacrée à différents livres, dont Football, déjà traduit et paru en juin dernier pendant la coupe d’Europe, en allemand FuBball, anglais Football, néerlandais Voetbal, et danois Footbold, en attendant les traductions italiennes Calcio, espagnole Fútbol et peut-être américaine Soccer…
Les séances de travail avec l’auteur se déroulent chaque jour de 11 h à 13 h, pendant sept jours, et débutent par les questions sur les traductions en cours. Tour à tour, les traducteurs font part des difficultés qu’ils rencontrent. Pour cette première séance, l’expression « ligne morte » extraite de La Réticence semble donner du fil à retordre aux traducteurs dans plusieurs langues. John Lambert qui a déjà traduit l’ouvrage en anglais recherche pour ses collègues quelle solution il avait trouvée.
— « C’est où ? », interroge-t-il, en feuilletant sa traduction.
— « Premier paragraphe, tout au début », lui indique-t-on
— « C’est souvent là que les difficultés commencent... », ironise sa collègue estonienne.
Elles se poursuivent avec la boîte aux lettres. Jean-Philippe Toussaint mime le geste du héros, la façon dont il essaie d’ouvrir la boîte, de la tirer vers lui pour la faire céder, indique « c’est un mouvement plutôt vertical qu’horizontal », puis viennent les questions de vocabulaire. L’auteur consulte la définition de l’adjectif « savoureux » sur le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (une mine, un trésor, une corne d’abondance, ndr), précise qu’il l’emploie moins au sens culinaire que dans celui de « qui a du charme, du sel, qui séduit l’esprit, stimule l’attention, l’intérêt ».
On s’attarde longuement dans Football sur les expressions « chauve de cœur », puis sur l’équipe allemande « affligée » de maillots de rugby rouge et noir. « C’est quelque chose qu’on ne dit pas en français d’habitude », indique l’auteur. Aux traducteurs de trouver comment tordre leur langue pour produire le même effet comique. « Ché cosa é Une frappe très pure ? », interroge Stefano. « Lis la presse sportive italienne ! », l’encourage Jean-Philippe Toussaint qui n’emploierait certes pas « tir au but » pour « penalty »
Leena achoppe de son côté sur la traduction du mot « saison » dans la phrase « C’était l’occasion, le moment opportun, la faveur, la saison », tirée de Fuir. Le terme estonien, explique-t-elle, renvoie plus au labeur qu’au passage du temps. « Change. Prends le mot printemps », l’autorise l’auteur qui conseille à sa traductrice la relecture du poème de Guillaume Apollinaire Le Pont Mirabeau.
Traduction Assistée par Ordinateur de "caissons lumineux àTokyo"
Autre méthode que la paraphrase éclairante ou le synonyme adéquat pour préciser un élément du récit, la « Traduction Assistée par Ordinateur », ainsi nommée par Jean-Philippe Toussaint la première fois qu’il a eu recours à une de ses photographies pour expliquer à sa traductrice néerlandaise, Marianne Kaas, ce qu’étaient des « caissons lumineux » sur les façades de Tokyo dans une phrase tirée de Faire l’amour : « une colonne de lumière qui montait à la verticale le long de la façade, composée de sept ou huit caissons lumineux superposés qui annonçaient la présence de bars à chaque étage du bâtiment ».
Stefano cherche de son côté sur internet quelle « veranda » italienne, couverte ou pas, correspond à la terrasse toussaintienne, Leena vérifie l’aspect du litchi sur la tablette de Wenzhu, mais s’inquiète : combien de ses lecteurs estoniens pourront-ils reconnaître le fruit derrière le nom du personnage (Li Qi) ? Presque autant que de lecteurs français, probablement…
La deuxième partie de la séance aborde des problématiques plus générales, telles que « Faut-il corriger les fautes de l’auteur ? », « Comment traduire les citations, les noms propres », etc. Jean-Philippe Toussaint donne son point de vue, sur les notes qu’il préfère en fin de livre pour ne pas gêner la lecture, sur les fautes qu’il convient de conserver puisqu’elles figuraient dans l’original, celles-ci parfois signalées par les traducteurs les plus scrupuleux. Yu Zhongxian, traducteur de Football, indique ainsi à ses lecteurs chinois que le joueur Ono ne portait pas le n° 8, comme écrit par l’auteur, mais le n° 18 (Note de bas de page supprimée dans la version finale…).
Le traducteur est, faut-il encore en apporter la preuve, le plus vigilant des lecteurs. Il est aussi celui à qui revient le « final cut », comme l’énonce à de multiples reprises Jean-Philippe Toussaint. « Je n’ai pas de compétence pour juger de la traduction, je n’interviens que sur l’aspect littéraire. Pour le reste, vous restez aux manettes, c’est à vous qu’appartient la décision finale. Et il faut alors avoir la main ferme ».
"Le traducteur doit-il se montrer humble ou présomptueux?",
Jean-Philippe Toussaint et ses traducteurs, Seneffe 2016
S’il se plaît à accompagner ses livres à l’étranger, Jean-Philippe Toussaint apprécie tout autant de participer aux créations et aux recherches expérimentales autour de son œuvre. Son livre La Réticence est ainsi au cœur d’un projet conduit par l’Université de Grenoble sur les brouillons de son tapuscrit. Une exposition consacrée à ce roman dont l’écriture fut malaisée, comme il en témoigne dans son essai L’Urgence et la patience, sera présentée en octobre prochain sur le campus grenoblois, avec un film expérimental tourné par trois étudiantes en master de cinéma.
Autre création originale, celle-ci à partir de la tétralogie Marie Madeleine Marguerite de Montalte, le concert littéraire MMMM, conçu et interprété par l’auteur avec le groupe Delano Orchestra, a été présentée en avril dernier au théâtre de l’Odéon à Paris où il a fait salle comble.
Jean-Philippe Toussaint, toujours accompagné de ses traducteurs (à moins que ce ne soit lui qui les accompagne...), sera en octobre au Festival Vo-Vf, le monde en livres pour une table ronde sur la traduction de ses livres, suivie d’une lecture musicale par l’auteur d’extraits de L’Urgence et la patience. Précieux recueil, dans lequel il expose son processus d’écriture et revient sur les lectures qui l’ont marqué, le livre est selon les mots de Triinu Tamm, sa traductrice en estonien : « Un véritable mode d’emploi de Jean-Philippe Toussaint ».
Festival Vo-Vf, le monde en livres du 30 septembre au 2 octobre à Gif-sur-Yvette. Table ronde de Jean-Philippe Toussaint avec ses traducteurs le samedi 1er octobre à 16 h, suivie d’une lecture-performance de l’auteur avec Alexandre Rochon du Delano Orchestra. Réservation conseillée à partir de septembre.
À consulter sur le sitede Jean-Philippe Toussaint, sa traduction de Proust en français, les archives de ses séances de travail avec les traducteurs, lettres, brouillons, inédits, etc.
Par Claire Darfeuille
Contact : darfeuilleclaire@gmail.com
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