Elle s’appelle Clémence Mercier. En juin 2018, elle a planté un CDI pour partir à l’autre bout du monde. Trois ans plus tard, elle est en Polynésie, à Samoa, travaillant pour une start-up manifestement peu recommandable. Et elle aimerait rentrer en France. Le truc, c’est que je ne connais pas cette Clémence, et qu’en dépit de son édifiant récit, elle n’existe certainement pas. Mais son histoire flanquerait la trouille…
Le 10/04/2021 à 16:58 par Nicolas Gary
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10/04/2021 à 16:58
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« Coucou Nicolas. Comment vas-tu ? Je suis désolé de te déranger sur ton mail de boulot, mais malheureusement je ne peux pas faire autrement, car je n’ai plus de téléphone ni d’ordinateur à moi (donc plus accès à mes contacts !). » Tiens, l’accroche intrigue, mais la suite est plus prometteuse encore.
Trois ans déjà. Je ne sais pas si tu te souviens bien. C’était en juin 2018, dans l’appart de quelqu’un qu’on ne connaissait je crois ni toi ni moi, à un quelconque anniversaire où je m’étais incrustée (et toi aussi, non ?), du côté de Gambetta. Il faisait très très chaud et tout le monde ruisselait malgré les fenêtres ouvertes.
À cet instant, tout journaliste — et les littéraires plus encore, profession éminemment à risque en matière d’alcool — frémit : j’ai fait quoi ce soir de juin 2018 ? Et qui est cette fille ? « Je venais de lâcher mon CDI, je ne savais pas trop quoi faire et je parlais beaucoup. On avait pas mal rigolé, un peu bu… résultat on s’était retrouvés vers 2 h du mat dans sa salle de bain. »
Le mystère reste entier, chère Clémence : je n’ai aucun souvenir de cette soirée, et moins encore, comme tu l’ajoutes par la suite, d’avoir observé une carte du monde « gondolée au-dessus des toilettes ». Pourtant, je crois avoir connu mon lot de soirées qui prennent une étrange tournure. Mais tu n’as pas fini de me prendre de court :
Et on avait joué à un jeu, tu te rappelles ? je t’avais demandé de pointer un endroit au hasard sur la carte du monde, je t’avais dit que c’est là que je partirai dès le lendemain. Tu avais fermé les yeux… La première fois c’était en plein océan indien. Tu as recommencé. Et cette fois tu as pointé Samoa.
Samoa ? J'ai fait ça, moâ ? Avec une parfaite inconnue dans une salle de bain ?
Cette soirée a manifestement exercé sur Clémence un pouvoir terrible : « Deux jours plus tard, j’y étais. Eh bien j’y suis toujours ! Les choses ont été vite, et j’ai ce qu’on pourrait appeler une “bonne situation” dans une sorte d’horrible start-up. Mais je t’expliquerai ça un autre jour si ça t’intéresse. » Sauf qu’elle veut à présent rentrer en France, même si elle souhaite éviter Paris, « parce qu’il y a quand même certaines personnes que je ne veux pas croiser. Mais en tout cas en France ».
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Torpeur. Stupeur. Et tremblement. Là, sont maudits tous les verres, toutes les bouteilles, tous les shots éclusés depuis bien avant l’âge légal, qui font que je n’ai aucun souvenir de tout cela. Mais si les scrupules et la culpabilité pointent le bout de leur nez, la dernière phrase a tout pour rassurer :
Maintenant je te demande une seule chose : peux-tu trouver un livre, un magazine, n’importe quoi écrit en français, l’ouvrir au hasard et me dire sur quelle phrase tu tombes ? C’est important pour moi. Merci.
Que de multiples usages de drogues m’aient laissé des trous dans la mémoire, certes. Mais cette dernière phrase laissait tourner les méninges à vide. D’autant que personne d’autre, dans la rédaction, n’a reçu ces emails. Cela sentait le coup marketing passablement foireux, initié pour un bouquin d’ores et déjà mieux packagé qu’écrit. Hypothèse confirmable parce qu'il existe une autrice nommée Clémence Mercier, mais également quand L’Obs annonce avoir reçu les mêmes messages, mais concluant à une escroquerie en ligne.
Faut avouer que les échanges en ont toute la numérique consistance. Sauf qu’il n’est pas dans les habitudes des spammeurs et autres de prendre autant de temps. L’escroquerie doit être immédiate, efficace, alléchante… Et pour l’heure, Clémence reste floue dans ses demandes et attentes.
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Mais sept jours après la réception du premier email, en date du 16 mars, voici que Clémence revient à la charge. J’avais répondu, poli, au premier : « Amusant, parce que le logiciel Mail d’Apple m’indique qu’il s’agit d’une liste de diffusion. Dans quel contexte s’opère-t-elle ? »
Mais le retour de ma correspondante démontre que soit elle est plongée dans un bain d’opiacés depuis trop longtemps, soit la théorie de l’arnaque se profile au triple galop. Jugez plutôt :
Merci mille fois pour ta réponse, qui a été pour moi comme un rayon de soleil. Une parole vraie dans un océan de mensonges. Moi aussi j’ai été très émue. La mer et le soleil, le crépuscule admirable… Tu as raison, ce serait bien, la baie de Somme. Un truc de fleurs sauvages à empiler jusqu’au ciel !
Bête de somme, oui, baie de Somme, en dehors des commémorations obligatoires, non. Mais quand elle suggère de se retrouver à Ponthoile, l’évidence s’impose. Et la suite, elle, vire au délire quelque part entre Minority Report, The Game et une nouvelle psychotropique de Philip K. Dick.
Comme je te le disais dans mon message précédent, je suis dans une situation grave. Un peu désespérée même. Tu le sais peut-être, les Samoa ont beaucoup investi dans les thérapies post-traumatiques, ils ont une recherche de pointe de ce côté. Mon horrible start-up fait précisément partie de ces biotechs spécialisées.
Je suis officiellement chez eux pour faire du dév, mais en vrai je pense que je suis une cobaye. Mon travail est si anodin, si inutile… et parallèlement j’ai l’impression que ma mémoire s’en va, s’effiloche, en même temps que mon français que je ne pratique plus.
Mais ce n’est pas fini :
Je sais ce qu’ils font aux rats, en labo. Deux chercheuses d’ici ont créé des faux souvenirs chez des bestioles traumatisées en diminuant leur réponse émotionnelle par des injections d’ocytocine. Ce nouveau souvenir, à la charge émotionnelle réduite, prend alors le pas sur le souvenir initial, permettant ainsi de réduire les symptômes traumatiques et leurs conséquences cérébrales.
Mais moi je ne suis pas traumatisée, bordel ! Et je n’ai rien demandé. Pourtant je suis sûre qu’on m’efface le cerveau. Il ne me reste plus grand-chose de mes années d’avant. Le visage de ma mère. Le carrelage des toilettes quand j’étais petite à Roubaix. Et cette fameuse nuit de juin, dans la salle de bain !
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On t’efface le cerveau, ma pauvre Clémence, j’en suis désolé. Surtout qu’il semble déjà bien abîmé et qu’en période de vaccination des masses, évoquer des piqûres d’ocytocine, l’hormone de l’amour, voilà qui est définitivement barré.
Or, c’est dans la conclusion de cet ultime email — depuis le 23 mars, aucune nouvelle de Clémence, malgré une relance récente — que l’on doute de nouveau d’un principe d’hammeçonnage façon Lettres nigérianes ou Lettres de Jérusalem, dénoncées par Vidocq.
Peux-tu continuer à m’écrire un peu, en attendant que je trouve un moyen de fuir ce cauchemar ? Je n’ai pas forcément besoin d’aide matérielle dans l’immédiat, mais plus tard ça se pourrait. On est tous tellement surveillés ici que je t’écris depuis une sorte d’épicerie/cybercafé, où je suis censée acheter des clopes. Il faudrait que tu voies ça. :)
Merci encore ! Surtout ne me laisse pas tomber, je t’en prie.
Alors voilà : je n’ai pas laissé tomber Clémence, qui découle d’un procédé sophistiqué de rédaction — le machine learning fait des miracles nettement supérieurs —, sans que l’on sache exactement où elle veut en venir.
Tous les paris sont ouverts, entre le projet marketing malhabile et pourtant prenant, ou la tentative de phishing au long cours, voici comment deux journalistes littéraires ont consacré un brin d’attention, et un papier à Clémence.
Probablement la première de son genre…
Crédit photos : Unsplash ; maraisea CC 0
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
7 Commentaires
Jujube
11/04/2021 à 05:27
Voilà un truc bizarre et pas très convainquant. C'est une blague?
Thierry Reboud
11/04/2021 à 15:33
Bon, vous avez de la chance : au moins cette Clémence écrit-elle dans un français correct et sans fautes. De quoi vous plaignez-vous ?
Clémence Mercier
11/04/2021 à 23:08
Mais enfin, Nicolas (je me souviens qu'à cette fameuse soirée, tu t'étais empressé d'avertir que tu détestais qu'on t'appelle Nico), tu n'aurais pas reçu mon message du 8 courant ? C'est fort fâcheux. Vu la surveillance ici, je ne garde aucune trace, il faudrait donc que je le réécrive de A à Z. Je le ferai, mais il était un peu long, je n'ai pas le temps pour le moment. Bises.
Nicolas Gary - ActuaLitté
12/04/2021 à 08:54
Je m'y attendais à celle là. :)
Merci pour le fou rire.
LOL
12/04/2021 à 08:05
Si vous ne faîtes un article à chaque pourriel que vous recevez, cher Nicolas, le taux de production d'articles d'ActuAllité va monter en flèche... En revanche, l'intérêt risque de chuter inversement : redimensionnement membranaire à tendance pénienne, crédit d'impôt à vocation immobilière, rencontre en tout genre, et autre pénibilité auxquelles on échappe heureusement par manque de traducteurs...
Nicolas Gary – ActuaLitté
12/04/2021 à 08:52
Comment vous prendre au sérieux ?
Et qui sait si ces pourriels ne sont finalement pas sérieux ?
Nous verrons bien.
LOL
12/04/2021 à 09:53
Ça sent quand même énormément l'arnaque... L'accroche est bonne (surtout si vous êtes un fêtard... Mais bon, ça vous regarde et c'est peut-être la raison pour laquelle elle vous a accroché).
Le principe d'une accroche est justement de choisir sa cible avec soin. Vous dîtes qu'un autre canard a reçu le même. Déjà, c'est hyper suspect : vous ne devriez être que l'unique récipiendaire. Deuxio, le fait que ce soit aussi des journalistes montre que la cible est clairement choisie. Enfin, (je ne connais pas le milieu, sauf ce que j'en lis dans la presse), il semblerait que ce soit un milieu festif.
Bref, un + un + un... C'est largement statiquement un pourriel. Sans doute plus astucieux que les autres, mais pas finalement plus malin (la dernière réponse est clairement à côté de la plaque).
Bref, à votre place...