Voler un Picasso, un acte militant ? C’est le pari des Terroristes culturels australiens, qui volent en 1986 La femme qui pleure, tableau acheté depuis peu par la National Gallery of Victoria (Melbourne), avant de le rendre quinze jours plus tard en le déposant dans une consigne de gare. Leur but : obtenir des subventions pour les jeunes peintres australiens. Qui sont-ils ? On n’a jamais su. Ce vol non élucidé passionne toujours le public.
Le 24/10/2022 à 10:58 par Marie Lebert
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24/10/2022 à 10:58
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Acquise en décembre 1985 par la National Gallery of Victoria (Melbourne) pour 1,6 million de dollars australiens, la somme la plus élevée jamais payée pour une œuvre d’art en Australie, La femme qui pleure de Melbourne (il en existe trois autres) est peinte par Picasso quatre mois après Guernica. Picasso peint Guernica en mai 1937 pour dénoncer le bombardement aérien de la ville de Guernica le mois précédent pendant la guerre civile espagnole.
Tout comme Guernica, La femme qui pleure se veut le symbole de la souffrance de l’Espagne. Le modèle ayant inspiré La femme qui pleure est Dora Maar, maîtresse et muse de Picasso. Et La femme qui pleure est elle-même une série de 12 dessins et quatre tableaux réalisés entre mai et octobre 1937.
Les deux premiers tableaux de la série appartiennent au Musée Picasso à Paris et au County Museum of Art à Los Angeles. Le troisième tableau, celui de Melbourne, est une huile sur toile de 55 x 46 cm peinte par Picasso le 18 octobre 1937 et acquise par la National Gallery of Victoria (Melbourne) en 1985. Le quatrième tableau est une huile sur toile de 61 x 50 cm réalisée par Picasso huit jours plus tard, avec une combinaison de couleurs rouges, bleues et jaunes, alors que les couleurs de La femme qui pleure de Melbourne sont vertes et mauves avec d’épaisses lignes noires. Ce quatrième tableau est acquis en 1987 par la Tate Gallery de Londres.
Le tableau est volé
Las, huit mois après son accrochage, La femme qui pleure de Melbourne disparaît le samedi 2 août 1986 dans la soirée. Les voleurs présentent un pass professionnel, désarment le système de sécurité, dévissent le tableau du mur (les vis de sécurité nécessitent un tournevis spécifique) et retirent la toile de son cadre avant de l’emporter. Ils laissent une note indiquant que le tableau a été enlevé pour une inspection de routine à Canberra, la capitale du pays. Le subterfuge n’est découvert que deux jours plus tard, le lundi 4 août 1986, et l’alarme est donnée. La police fouille le musée pendant trois jours et vide même les bassins aquatiques entourant le musée, sans succès.
On parle d’un complice possible sur place et on suggère même des voleurs férus d’histoire de l’art. Leur acte serait un hommage ironique à Picasso, lui-même suspect d’avoir volé le célèbre tableau Mona Lisa au Louvre 75 ans plus tôt, en 1911, avec l’aide de son ami Apollinaire. Tous deux sont plus tard innocentés par la justice française.
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Or le tableau n’est pas assuré, déclare Patrick McCaughey, directeur du musée de Melbourne et responsable de l’achat du tableau. Assurer un tel tableau est impossible du fait d’une police d’assurance hors de prix pour des œuvres d’art de renommée internationale, déclare aussi Race Mathews, ministre des arts de l’État de Victoria (où se situe Melbourne). De plus, la somme payée pour l’achat du tableau quelques mois plus tôt est toujours un sujet de controverse, tout comme l’achat d’une œuvre étrangère au lieu d’une œuvre australienne.
Qui sont les auteurs du vol ?
Qui a volé le célèbre tableau ? Le vol est rapidement revendiqué par les Terroristes culturels australiens (Australian Cultural Terrorists - ACT), un groupe qui envoie trois missives par voie postale au ministre des arts Race Mathews par l’intermédiaire du quotidien local The Age.
La première lettre, datée du 5 août 1986, exige une augmentation de 10% des subventions allouées aux arts sur une période de trois ans, tout comme la création d’un comité indépendant pour assainir le système de subventions gouvernementales en place. Cette lettre exige aussi la création de cinq prix de 5 mille dollars australiens chacun (soit 25 mille dollars en tout) pour des artistes peintres australiens de moins de 30 ans. Ces prix devront porter le nom de Picasso Ransom (rançon de Picasso). Une réponse est exigée avant le 10 août 1986 à 22 heures. Sinon le célèbre Picasso sera brûlé après avoir été imbibé de kérosène.
La deuxième lettre, datée du 9 août 1986, confirme la destruction prochaine du tableau par le feu si les exigences de la première lettre ne sont pas honorées dans les plus brefs délais. Elle intensifie les propos insultants à l’égard du ministre, qui est non seulement ministre des arts mais aussi préfet de police. La date limite est toujours le 10 août 1986 à 22 heures.
Une troisième lettre est envoyée le 11 août 1986, cette fois directement au ministre des arts Race Mathews, sans passer par le quotidien local, The Age. Elle reprend les termes de la deuxième lettre, avec l’ajout d’une allumette dont le bout est consumé.
Le gouvernement de l’État de Victoria refuse absolument ce chantage, confie le dossier aux autorités compétentes, contacte Interpol, promet dix ans de prison aux voleurs, et promet aussi une récompense de 50 mille dollars australiens pour toute information sérieuse conduisant à la capture des voleurs.
L’Australie tout entière suit la saga heure par heure dans la presse, à la radio et à la télévision. Les jeunes artistes de Melbourne interviewés déclarent ne pas savoir qui est derrière le groupe des Terroristes culturels australiens. D’autres artistes font des copies du tableau de Picasso et les mettent un peu partout, non seulement à Melbourne mais aussi à Sydney et à Adelaïde, pour faire courir la police et pour se moquer des journalistes.
Un généreux bienfaiteur – une grosse entreprise locale qui est aussi mécène – offre un compromis le 8 août 1986, à savoir deux prix de 5 mille dollars chacun à des artistes peintres de moins de 30 ans en échange du retour du tableau. Le directeur du musée campe dans son bureau jour et nuit auprès de son téléphone (pas de téléphone portable à l’époque) en attendant une réponse. Le suspense est à son comble.
Pendant ce temps, les 70 gardes du musée se mettent en grève suite à la suppression de leurs chaises dans les différentes salles du musée. On leur demande de faire des rondes continuelles pour renforcer la sécurité du lieu en cas de nouveau vol. S’ensuivent des négociations difficiles avec la direction pour le retour de 15 chaises sur les 20 chaises habituelles et pour le recrutement de gardes supplémentaires.
Le tableau est retrouvé
Le 20 août 1986, suite à un appel téléphonique anonyme la veille au soir au quotidien local The Age, le tableau est retrouvé vers 10 heures du matin dans une consigne de la Spencer Street Station, la gare ferroviaire la plus proche du musée.
Après l’ouverture de la consigne numéro 227 par le chef de gare sous l'œil des caméras de télévision, le tableau est retrouvé en parfait état, beau rectangle soigneusement enveloppé de papier kraft et ficelé dans les règles de l’art. Patrick McCaughey, directeur du musée, identifie aussitôt le tableau comme étant le tableau original.
Une quatrième et dernière lettre accompagne le tableau pour expliquer le motif des voleurs. Ils n’ont jamais vraiment eu l’intention de brûler le tableau. Il s’agit d’un coup de projecteur sur la nécessité de subventionner les jeunes peintres, une profession marquée par la précarité.
Le tableau retrouve sa place dans le musée trois jours plus tard, le 23 août 1987, avec un système d’accrochage renforcé et une vitre de protection devant le tableau, vitre qui sera supprimée quelques années plus tard.
Des témoins ont vu deux jeunes femmes blondes devant les consignes alors que l’appel anonyme dénote une voix masculine. Malgré le raid de galeries d’art privées et le harcèlement de jeunes artistes, l’enquête traîne en longueur avant d’être définitivement close le 11 janvier 1989.
L’énigme reste entière
Dans ses mémoires publiées en 2003 sous le titre The Bright Shapes and the True Names, Patrick McCaughey, directeur du musée au moment du vol, fait une déclaration surprenante. Il raconte avoir été contacté par un collectionneur connaissant un jeune artiste au courant du vol. Il rend aussitôt visite à ce jeune artiste et suggère le dépôt du tableau dans une consigne de la gare ou de l’aéroport. Il assure à son interlocuteur que son souhait est de récupérer le tableau et non de traîner les voleurs en justice. Ses suggestions seront suivies à la lettre. Fidèle à la parole donnée, l’ancien directeur du musée (de 1981 à 1987) ne cite aucun nom.
Certains ont tenté de retrouver la consigne de gare numéro 227, sans succès. Reconstruite au début des années 2000, la Spencer Street Station a changé de nom pour devenir la Southern Cross Station.
À ce jour, les voleurs n’ont jamais été retrouvés, et n’ont pas (encore) jugé bon d’écrire leurs propres mémoires. Mais, dans la mémoire populaire, ce vol reste le plus célèbre vol d’une œuvre d’art jamais commis en Australie. Près de quarante ans plus tard, les suppositions sérieuses comme farfelues vont toujours bon train, y compris sous forme de romans (en 2009, 2013 et 2016), de films et de séries télévisées.
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Le dernier documentaire en date, justement dénommé Framed, est diffusé en quatre épisodes le 26 décembre 2021 sur la chaîne télévisée australienne SBS. Il est maintenant disponible gratuitement en streaming.
La femme qui pleure de Melbourne est désormais estimée à 100 millions de dollars australiens par Sotheby’s. Une grande exposition sur Picasso a récemment eu lieu à Melbourne (du 10 juin au 9 octobre 2022), avec nombre d'œuvres prêtées par la France. Et les jeunes peintres australiens vivent toujours dans la précarité.
Crédit photo : La femme qui pleure de Melbourne, photo de Sam Boswell, CC BY-SA 2.0
1 Commentaire
Voisin
30/10/2022 à 08:03
Très intéressante cette histoire.
Quel dommage que les artistes ne soient pas aidé, qu,il faut en arriver là.
Bien triste