En l’espace de quelques années, Mohammad el-Moghrabi était devenu une figure assez particulière à Beyrouth : sans domicile fixe, il avait établi son quartier général sous le pont Fiat, un espace d'important trafic routier. En 2020, l’homme s’y était installé avec pour unique bien accumulé au fil des jours, une bibliothèque, aux ouvrages rangés et disposés avec soin. Mais un incendie, manifestement d’origine criminelle, a tout ravagé…
Tout commence avec un article dans Ici Beyrouth, qui brossait un fascinant portrait : celui de Mohammed el-Moghrabi. Âgé de 70 ans, il loge sous le pont Fiat. Ancien ingénieur ayant travaillé en Égypte pour le secteur public, il se disait diplômé de l’université du Cari et de Benghazi (Libye). Originaire de la région sud du Liban, il aurait été escroqué et jeté en prison voilà plusieurs années dans d'invraisemblables circonstances. Il passera près de 15 mois écroué.
Sans comparution ni procès, il obtiendra pourtant la grâce après l’intervention d’une ancienne ministre de l’Intérieur — Raya Hassan. À sa sortie, il porte plainte et obtient la condamnation de ceux qui l’avaient dépouillé. Mais ses biens, maisons et terrains, sont littéralement partis en fumée. Déambulant, sans but, il aboutit au pont Fiat. « J’ai ramassé un carton sur lequel j’ai dormi. C’était il y a deux ans. Je ne cessais de penser à quoi faire. »
Songeant alors à la bibliothèque qu’il avait improvisée dans sa cellule, il se met à entreposer des ouvrages — sans distinction de langue ni de sujet. Avec le soutien d’amis, il classe, range, installe des caisses pour protéger les livres. Et le voici à la tête d’une petite collection, qu’il propose à qui en voudrait. « Je ne vends pas les ouvrages. Ils sont tous gratuits. Payer pour un livre requiert un effort. Une personne aisée peut en prendre et laisser de l’argent. Les personnes démunies peuvent aussi se servir. »
Une histoire qui n’est pas sans rappeler celle d’un autre SDF, cette fois à Bordeaux : Neneuil, alias Dominique, qui s’était installé non loin du Palais des Sports de Bordeaux. Bousculé par la ville, il avait reçu le soutien des habitants et commerçants, pour protéger la bibliothèque de rue qu’il avait également construite. Cette figure de la vie bordelaise a disparu le 18 janvier 2021…
Privé de papiers officiels, actuellement détenus par la Sûreté générale, Mohammed ne quittait pas sa bibliothèque improvisée — et récemment, Mohammad Mortada, ministre de la Culture du Liban, lui a rendu visite, particulièrement visible. Il lui laissa même un ouvrage dédicacé. L’article d'Ici Beyrouth fut publié le 17 janvier, et la médiatisation soudaine de l’homme a manifestement eu de funestes répercussions.
Dans la nuit du 20 au 21 janvier, des inconnus ont déclenché un foyer d’incendie, entraînant la perte de tous les ouvrages patiemment accumulés. Les flammes auront fini par tout détruire, assure un proche. L’œuvre d’une vie en cours de reconstruction est subitement ruinée en l’espace de quelques heures.
De fait, les auteurs de cet autodafé auraient agressé le vieil homme, avant de livrer la bibliothèque au feu. « Je l’ai trouvé en pleurs. Il s’est évanoui. Il répétait : “Ils ont détruit la culture et la civilisation” », raconte un témoin qui a appelé les pompiers.
Une plainte est enregistrée à la gendarmerie, et un blogueur nommé Political Pen décide de lancer une collecte de fonds à travers GoFundMe. « Nous avons lancé la campagne GoFundMe pour l’aider à reconstruire une meilleure librairie, à reconstituer sa collection de livres qui lui était chère, mais aussi pour lui trouver un endroit pour dormir et rester en sécurité. »
L’objectif de 5000 € est très rapidement atteint — au moment où nous publions, ce sont 10.437 € qui ont été réunis. En l’espace de trois heures, plus de 4500 € avaient déjà été collectés, avec un don de 2500 € demeuré anonyme. La population, manifestement sensible, a été secondée par plusieurs associations invitant au don de livres — la victime de cet incendie qui « semble prémédité », assure un proche, a suscité une vague d’enthousiasme étonnante, pointe Ici Beyrouth.
« Par une nuit hostile, son humble bibliothèque a été réduite en cendres. Mohammed en était infiniment fier : elle lui apportait un bonheur incommensurable », souligne le blogueur. Et de citer James Madison : « La connaissance gouvernera à jamais l’ignorance. Et les gens qui entendent devenir leur propre maître doivent s’armer du pouvoir qu’apporte la connaissance », pour illustrer le parcours de la victime.
Lors de la visite de la ministre de la Culture, Mohammed el-Moghrabi avait décidé d’étendre son établissement : « Je vais agrandir la librairie au profit du ministère de la Culture », expliquait-il. La police enquête, les chances de retrouver les incendiaires sont minces. Celles de le voir rebâtir sa bibliothèque, elles, nettement plus grandes.
crédits photo : Polical Pen
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
Commenter cet article