Depuis plus d'un an, Philippe Tesson est à la tête du jury du Prix Interallié, suite à la disparition de Pierre Schœndœrffer. Depuis son bureau, d'où il coordonne la revue L'Avant-Scène Théâtre, il est revenu sur l'esprit du jury et du Prix Interallié, ainsi que sur les responsabilités qui incombent au critique littéraire, face aux lecteurs.
Le 14/11/2013 à 17:13 par Antoine Oury
Publié le :
14/11/2013 à 17:13
Philippe Tesson, dans son bureau (ActuaLitté, CC BY-SA 2.0)
Le Prix Interallié a de nombreux détracteurs : une polémique avait éclaté il y a quelques années, à la faveur de récompenses successives attribuées à des auteurs publiés par Grasset (valant à la récompense le surnom d'« InterGrasset »), et l'univers masculiniste du prix est souvent pointé par la critique.
Ce n'est pas le dernier entrant dans le jury qui viendra clamer le contraire : Philippe Djian, auteur « viril » par excellence, a été associé aux réunions qui ont émaillé l'année des jurés. « J'ai toujours aimé Philippe Djian, bien que ce ne soit pas ni ma culture ni ma tasse de thé », explique Philippe Tesson, « j'ai toujours été intéressé parce qu'il faisait, notamment au niveau stylistique. »
Derrière son bureau, Philippe Tesson s'allume une Camel en ouvrant la fenêtre, comme un ado en cachette de ses parents. Et Tesson est jeune, d'abord parce qu'il assume son âge comme celui du jury de l'Interallié (« Les noms ne vous disent rien, pas vrai ? »). Et il revient avec enthousiasme sur les débuts du Prix, né à la faveur d'une déception des journalistes rassemblés dans le Cercle Interallié. Le Prix Femina ose snober Malraux ? Créons donc notre propre récompense pour réparer l'injustice, décide une bande de journalistes, en 1930.
Lucien Bodard, Pierre Schœndœrffer, ou encore Jean Ferniot excellaient dans la démonstration de cet esprit « militaire, de camaraderie », explique Philippe Tesson. Traditionnellement, à la fin des repas, les membres du jury entonnaient même un chant de marin ou de soldat, un exercice qui se perd un peu aujourd'hui...
Mais, attention, ne pas y voir une misogynie ou un rejet catégorique des femmes : « La femme est considérée comme un élément étranger à l'esprit du prix du fait de sa délicatesse, de la priorité qu'elle donne au coeur... On en est encore là, vous savez », termine-t-il en évoquant à nouveau l'âge moyen du jury. La dernière sélection avant la remise du prix, cette année, présente 4 auteures, signe que la mixité est bien de mise dans les sélections. Et des gestes carrément misogynes, comme le manifeste initié par Beigbeder (lauréat du prix en 2003) dans Causeur, le répugnent : « Aucun des membres du jury Interallié n'aurait signé. »
Si le Prix ne rend compte d'aucune adhérence politique dans les choix des jurés, « certains d'entre nous, et j'en suis, donneraient volontiers le prix à un roman qui prend en compte les problèmes du temps. Quand je soutiens ça [il sort Arden, de Frédéric Verger] , la légitimité de ce roman est de s'inscrire dans un temps particulier, celui d'aujourd'hui », souligne Tesson.
Mais la majorité ne prend pas en compte cette donnée : s'il fut le premier à rompre la tradition qui voulait qu'un nouveau juré soit toujours un ancien lauréat du prix, à sa nomination (avant Claude Imbert et Jean-François Revel), ce n'est pas à 85 ans qu'il entend réformer la récompense. Son seul souhait : que le roman récompensé ne soit jamais celui « du va-et-vient entre le sexe et le coeur : c'est une littérature qui me fait chier, inflationniste, souvent futile et qui a mieux à faire ».
La franchise, la liberté de ton... Autant d'éléments qui participent à la rudesse de ce prix littéraire. Et un ou deux autres, comme le whisky et le cognac : « Nous sommes un jury qui aime boire : l'alcool joue un rôle dans nos relations, et certaines discussions se terminent en claquement de portes... »
Passé par les rédactions du Canard Enchaîné, de L'Express, et désormais au Figaro Littéraire, Philippe Tesson a une vie de critique derrière lui, et rachète les meilleurs livres qu'il a lu, pour en avoir une version neuve dans sa bibliothèque. À présent, une question le taraude : « Plus on vieillit, plus on respecte le point de vue du lecteur », remarque-t-il. « Quand j'étais au Canard Enchaîné, je parlais volontiers en mon nom personnel. Aujourd'hui, au Figaro, je prends beaucoup plus en compte le point de vue du lecteur. »
« Par exemple, quand le Renaudot couronne Moix, pour un livre qui ne peut pas marcher, c'est Franz Olivier-Giesbert, qui a de la liberté un sens très provocateur, qui persuade ses camarades que c'est le livre qui l'a le plus intéressé, sans tenir compte de la légitimité populaire... Moi, ce n'est plus mon point de vue. C'est un débat important, qui touche à la responsabilité du critique. »
Au moment de rejoindre ses camarades pour débattre de la troisième et dernière sélection du Prix Interallié, Philippe Tesson nous fait remarquer que la récompense n'est pas financée ou mécénée. Chez Lasserre, restaurant fétiche du Prix et de Malraux, le repas ne leur est pas offert, mais proposé à des conditions favorables. Simple question d'indépendance.
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
Commenter cet article